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11 novembre 2011

Illuminations musicales

(Vous avouerez que c'est de saison.)

Finalement, je ne suis pas mécontente d'avoir eu cours samedi dernier. Car qui dit cours dans la banlieue nord-est de Paris dit qu'il est préférable de dormir chez Palpatine au sud-est de la capitale, plutôt que chez moi au sud-ouest. Et tant qu'à squatter la demeure de son hôte, autant profiter un peu de sa présence la veille au soir, d'où : concert à Pleyel.
 

Déjà, en parcourant les sous-titres du morceau de Britten, j'adore : Fanfare, Villes, Phrases, Antique, Royauté, Marine, Interlude, Being Beauteous, Parade, Départ, c'est chaotique et prometteur. Il me faudra « juste » trois de ces petits poëmes en prose pour soudain faire le lien, pourtant évident, entre Illuminations et Rimbaud. On est vendredi, il est tard, j'ai eu trois heures de gestion et quatre heures de PAO. Heureusement, Christine Schäfer, la soprano, me le fait vite oublier : les visions du poète auxquelles on ne comprend rien se font jour, prennent cor et vibrent comme de fascinants mirages dans le timbre de sa voix. Je le constate pour la troisième fois, après une lecture aveugle faite en classe pour le plaisir et le spectacle de Benjamin Porée sur Une saison en enfer, il me faut une voix pour apprécier les recueils de Rimbaud dont la lecture reste pour moi muette. Je préfère le poème expiré au poète inspiré : l'allégresse supposée de « J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse » est frappée d'une drôle de suspension lorsque la voix funambule-somnambule s'y avance comme à regret, venue de très loin, de-siderare. Puis ce sont les mots de Marine, goutte à goutte, bien loin de la diction vague, emphatique et ressassée dont on noie la poésie – robinet contre tempête. Being Beauteous : « des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré », et les cercles de musique sonore se font spirales et tourbillons de neige qui s'enroulent autour de cet « Être de Beauté de haute taille », l'attaquent et le lèchent pareilles à des langues de feu, glaçantes, harassantes. Puis encore, cette annonce provocante et mystérieuse qui revient sans cesse : « J'ai seul la clef de cette parade sauvage. » La clef qui n'ouvre sur rien, celle qui met en mouvement : il suffisait de la portée.

 

Au fur et à mesure des concerts, Chostakovitch se définit peu à peu comme celui qui orchestre les mondes dévastés. La Symphonie n° 8 commence au crépuscule, non pas dans la solitude mais l'isolement : très vite les plaines désertes deviennent un véritable champ de bataille et la présence humaine, dont on semblait privé lorsque la musique se parlait à elle-même à voix haute et flûtée, déferle en masse, inhumaine, cruelle. La destruction ne signe pas pour autant la fin de la menace et lorsque la musique se remet à danser au-dessus des ruines, on ne sait pas si c'est pour provoquer ou fuir le danger. Celui-ci revient au pas de charge, dans une fanfare grotesque et terrible qui ne laisse pas un instant de répit à celui qui ne refuse de se plier à la fête. Allegro non troppo : les instruments se coupent violemment la parole, se réduisent les uns les autres au silence – le chef abat sa main de toute sa force comme le juge injuste son marteau – jusqu'à ce que tous se mettent à parler en même temps dans une surenchère de cacophonie. Le calme du mouvement suivant ne peut que préluder à une nouvelle catastrophe, dont les assauts insoutenables écraseront jusqu'aux illusions de la précédente mascarade. Ce qui en sort est ténu et s'éteint de lui-même dans le silence, sans qu'on s'en aperçoive.

 

Ouf. D'avoir dirigé cette fin du monde, Jukka-Pekka Saraste s'est assorti à sa ceinture de smoking et oscille entre le homard et le grand schroumpf – sans rien perdre de sa prestance, il faut le faire. De même, il n'y a que la violoniste médiévale (à cause de la robe qu'elle portait la première fois que j'ai vu l'orchestre de Radio France, et qui la faisait ressembler à une vraie dame de cette époque – ma violoniste préférée, tout en intensité) pour venir jouer la patte cassée sans béquille et saluer en équilibre : elle sautille à ravir. Et c'est donc ravie que je suis allée poursuivre la soirée chez Del Papa avec Serendipity, H., Joël et Palpatine.

02 novembre 2011

Tanguera

Pourquoi les balletomanes auraient du (doivent ce soir) aller voir ce spectacle de tango au Châtelet :

L'héroïne s'appelle Giselle.
Les bons dockers et les mafieux, menés respectivement par Lorenzo, amoureux de l'apparition, et Gaudencio, se livrent pour elle à un West Side Story argentin.
La scène du balcon a lieu en haut des escaliers mais c'est le mac réjoui (gaudet Gaudencio) qui se prend pour Roméo (main du Titanic sur les lamelles des rideaux).
Du coup, forcément, c'est le bordel et Giselle prostituée donne lieu à une débauche de corsets : cabaret !
Lorenzo tue Tybalt sans même qu'il y ait de Mercutio, si bien que Giulietta (Giselle-Juliette) s'enfuit avec un mort en sursis. Le chant du cygne retentit au port, d'un coup de couteau et d'archet.

Les filles ne sont pas vraiment belles : danseuses, elles sont autrement séduisantes. Quant aux dockers, malgré leur belle gueule gominée, c'est une tuerie - à commencer par celui qui porte un tablier de boucher. Cette rapidité ! Cette liberté ! Durs et désinvoltes, ils envoient tout valser d'une jambe brusquement repliée en arrière, s'introduisent genoux en avant entre les jambes de leur partenaire et, d'un crochet, fauchent toute réticence. Les femmes se cambrent et se cabrent. Arrière ! Ils reculent alors le torse en avant, sans les mains, et les jupes se mettent à virevolter autour des hanches et des cuisses serrées qui pivotent à toute allure. Si jamais elles hésitent à se fendre d'un sourire, leurs jupes printanières s'en chargent pour elles ; je n'aurais jamais cru que le tango pouvait être une danse légère, légère. De simples gambettes que ces cuisses fermes et renflées. Et pourtant, une seule grande quatrième fendue jusqu'à terre tranche la question : leurs jambes sont une belle arme, une belle lame. Dans le cabaret, les duos se font duels. Gaudencio cherche à étrangler toute résistance, Giselle à briser là. Aucun abandon, elle refuse de ployer, devient raide et retorse, re-torse et cambré. Les autres prostituées s'enroulent autour des clients, les roulent en même temps que leurs fesses (dont l'un profite bien, tiens, je tiens là un argument pour mettre Palpatine au pas argentin lorsqu'il cessera d'être tout à la fois cadre, chômeur, entrepreneur, étudiant). Leur danse est trop séduisante pour qu'elles soient vulgaires et le plaisir est réel : à tel point que les saluts se muent en démonstrations où il n'y a plus de personnages qui se tiennent, seulement des couples, désireux de danser, de jouer, de l'énergie, de la force, et des sourires pour l'entailler. Le pied.

17 octobre 2011

Le prix de la danse

Le prix de l'AROP était cette année décerné à Fabien Révillon et Héloïse Bourdon - qui me l'a refilé : on ne voit qu'elle en scène, mais pour combien de temps encore ? Sa maigreur, plus encore que son discours emphatique et monocorde, m'a presque fait regretter d'être venue à la remise des prix. Ses chevilles aux tendons crispés sur des talons aiguilles m'angoissent comme si c'étaient une gorge agonisante. Comment peut-on laisser diminuer une danseuse aussi sublime ? Je lui aurais bien volontiers laissé tous mes petits-fours si elle avait consenti à relâcher son sourire tenu comme un équilibre périlleux. Entre l'effacement de la jeune femme et la bousculade des vieux aropiens autour du buffet, j'ai été prise de lassitude.  Heureusement, il y avait la touchante entrée en matière de Fabien Révillon qui a justifié son anxiété par ce que "la danse est un art muet" ; Karl Paquette en sweat à capuche, souriant sincèrement ; le petit rat sortie de son labyrinthe de lignes de bus ; JoPrincess, en compagnie de qui j'expérimente la sensation d'être petite - ce qui ne m'arrive pas souvent - sans être pour autant gamine - ce qui arrive un peu trop souvent ces temps-ci ; le mélange du caramel et du chocolat fondant au milieu d'un carré de sablé au beurre salé, l'alliance du chocolat et du cassis dans un macaron violet, et autres délicieuses bouchées que j'ai grignotées et fait durer en m'éloignant autant que faire se peut des conversations bruyantes et inaudibles, de toute cette fureur de juger. La danse est un art muet, cela n'a pas de prix.

12:28 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : danse, arop

16 octobre 2011

Koncert avek Kavakos

Klari, Palpatine et moi nous installons en plein centre du rang BB, sans bavoir, parce qu'on sait se tenir. Ou pas. Mais c'est facile d'y croire sans violoniste au chocolat à l'horizon. Avec la onzième symphonie d'Eduard Tubin, l'eau ne nous vient pas à la bouche mais aux oreilles. Je ne sais pas si c'est la paranomase de son nom avec une turbine géante de navire, mais j'ai l'impression de me trouver dans de grandes vagues d'archets – avec des instants d'accalmie en apnée, comme si la petite sirène allait surgir pour venir nous faire visiter son royaume enchanté plein de corail. A part cela, je suis saine d'esprit, même si je l'ai un peu perdu dans la demi-heure qui a suivi.

Même si je n'avais pas réussi à trouver de Leonidas pour fêter la fondation du club des kavakophiles, j'étais tout de même assortie à la doublure de sa chemise, la même que la dernière fois – et qu'hier, me précise Klari mais je préfère ne pas avoir entendu, laissons-lui le bénéfice du double. Pendant le concerto pour violon en majeur de Tchaïkovski, j'ai oublié que j'avais fait tâche toute la journée à l'université avec ma robe rouge habillée, que je craignais d'être un peu fatiguée, et que Pleyel ferait bien de convertir la clim' en chauffage. J'ai même oublié de vouloir me souvenir. De fait, je n'ai rien retenu, pas une note, pas un chocolat, j'ai dégusté sur place, il n'en reste plus un seul dans la boîte. Je réécoute le morceau en écrivant ce compte-rendu et prends ainsi la mesure de la fascination. Si l'on n'a pas peur des oxymores, on pourrait dire que c'est un traumatisme heureux, si intensément vécu qu'il s'efface aussitôt de la mémoire. Pas de regret pour autant, car il faudrait se dé-sidérer pour regretter le passage d'une étoile filante et je ne vois pas comment j'aurais pu conjurer la fascination de l'archet qui tressaute sur les cordes, les caresse d'un lent et savant étirement, puis les pousse à crier un aigu à la limite de la musique, les effleurant et les faisant crisser comme un patin sur glace, d'une carre à l'autre. C'est juste : Extrême. Exact. Exactement ça, et seulement ça. L'aigu est tenu de justesse ; le son est juste ; le violoniste touche juste. Il faut croire que son jeu a de la présence, exactement comme on le dirait d'un danseur, de son corps, son instrument, dont le moindre mouvement capte l'attention et donne du sens à l'ensemble de la pièce. J'ai les mains très rouges à la fin des applaudissements.

Avec la symphonie en mi majeur de Hans Rott, le triangle trouve une œuvre à sa mesure. Le compositeur l'utilise un peu comme un métronome et, s'il avait pu écouter sa symphonie, créée post-mortem, il aurait peut-être fait quelques modifications pour gommer cet effet de clignotant oublié après le virage. Cela n'a donc rien de rédhibitoire. Seulement, voilà, quand Klari me prévient qu'après les quarante minutes de solo du triangle, on a la tête comme un petit pois dans une boîte de conserve, je relâche toute ma concentration et ne fais pas vraiment l'effort d'écouter et d'assembler dans ma tête ce patchwork sans couture. J'aime pourtant bien les ploum initiaux des cordes et le motif des violons qui reviendra une ou deux fois par la suite. Mais il y a aussi des élans lyriques, du tintamarre de triangle, des pincements de violoncelle esseulés « sehr langsam », le tout sans transition audible par le profane, comme si un DJ changeait de disque à intervalles chronométrés. Mécanique plaquée sur du vivent, cela ne manque pas. Alors quand Klari me fait lire le passage du programme qui raconte une crise de délire du compositeur persuadé que le méchant-Brahms-qui-a-critiqué-sa-symphonie a introduit des explosifs dans le wagon, et que je tombe sur la mention du « frisch und lebenhaft » du troisième mouvement au moment où le « sehr langsam » du quatrième n'est pas encore devenu « belebt », le fou rire nous prend. La honte aussi, étant donné que, pour avoir été aux pieds de Kavakos, nous sommes aussi à celui des musiciens, et qu'il est particulièrement irrespectueux de rire en plein sciage lyrique d'archet (c'est au moins un séquoia centenaire auquel ils s'attaquent, là). Klari utilise son programme comme une Espagnole son éventail et pour éviter de croiser son regard, je me détourne vers Palpatine qui nous aurait maudit s'il n'était pas assis le dos bien droit, non pas, chose exceptionnelle, sur son coxys mais bien sur ses fesses, balançant en rythme son buste d'avant en arrière. Et de nous le comparer à Mahler à la sortie, d'où je m'étonne encore moins de ne rien avoir suivi. Il fallait bien une meringue glacée au chocolat et à la chantilly pour s'en remettre.