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12 mai 2016

Les applaudissements ne se mangent pas

La saison prochaine, le théâtre de la Ville fermera ses portes pour rénovation. À voir Les applaudissements ne se mangent pas à l'Opéra, on jurerait pourtant qu'il a déjà commencé à disperser sa programmation hors les murs. Clairement, le public de Garnier n'est pas celui de Maguy Marin – et au prix des places, risque assez peu de le devenir. C'est moins un problème de salle, comme j'ai pu l'entendre, que de politique tarifaire ; la scène de Garnier est parfaite pour accueillir le dispositif scénique d'Ulises Alvarez et Denis Mariotte. La hauteur sous plafond, qu'on ne retrouve pas dans toutes les salles, renforce même l'impression d'oppression en étirant les bandes verticales multicolores qui tapissent les trois côtés de la scène et rappellent un peu le rideau de Rain. La ressemblance avec la pièce d'Anna Teresa de Keersmaeker, cependant, s'arrête là : les danseurs qui s'ébattaient dans la rosée d'une manière fort rafraîchissante pour le spectateur ont été rappelés à l'intérieur et sont rentrés chez Maguy Marin sans avoir pu faire sécher leurs affaires ; cela sentirait presque le métro mouillé.

La joie des grandes rayures bayadère est vite balayée lorsque les bandelettes s'écartent sur le passage des danseurs ; exit les rêves d'ameublement intérieur et leur intimité suggérée, les reflets du plastique rappellent davantage les rideaux à travers lesquels passent les bagages sur les tapis roulant d'aéroport et les chariots à palettes dans les entrepôts de stockage. On est dans un espace public, et non seulement public mais anonyme, froid, aseptisé – hostile, presque.

Les danseurs qui écartent les bandes me font tour à tour penser au boucher qui fait circuler les carcasses de bœuf dans un abattoir, au flic qui écarte une porte en s'attendant à y trouver un assassin, et à une silhouette anonyme qui écarte les lamelles d'un store pour épier, traquer. Les danseurs se jaugent en permanence, s'évaluent, s'évitent. Ils mettent du temps à entrer en contact, et ne le restent jamais longtemps ; on dirait des dealers ou des résistants, conscients que chaque seconde constitue un risque supplémentaire d'être pris. Les étreintes, extrêmement rares et brèves, sont du même acabit, comme si, dans ce monde abrupt, la tendresse était répréhensible.

Ces étincelles de fraternité ne suffisent pas pour que le feu prenne : retour à l'indifférence. On se passe à côté, on ramasse le corps qui vient de tomber, c'est logistique. La violence, si on peut parler de violence, vient de là : de l'indifférence. On aimerait la voir éclater autrement que comme un abstrait coup de feu, voir les unes et les autres s'empoigner, se déchirer, se malmener. Mais ces accès d'agressivité ne sont jamais haineux : ni fougueux ni durables. Ils surgissent de manière quasi-aléatoire et ne sont jamais dirigés vers une personne en particulier : oppresseurs et opprimés sont interchangeables, sans même faire apparaître une chaîne de reproduction de l'oppression.

La seule chaîne qu'on entrevoit, c'est la chaîne de montage ou la chenille d'un tank lorsque les danseurs se mettent à rouler de cour à jardin – des enfants sans joie ni colline à dévaler, des clandestins qui tentent de passer sans se faire prendre (Aurélien Houette n'a pas de chance ; il se fait tuer à chaque fois). Je pourrais regarder Lucie Fenwick1 rouler pendant des heures, son corps chewing-gum comme désossé, la hanche saillante qui entraîne le buste et le bras qui ne quitte le sol qu'in extremis (quand les autres danseurs finissent, dans la vitesse, hauts les mains). J'adore Lucie Fenwick, j'adore sa façon de bouger, son aplomb et sa nonchalance – oxymore aussi insolent qu'excitant. Même si tous les danseurs se donnent à fond, je ne peux pas empêcher mon regard de sauter d'elle à Aurélien Houette et de celui-ci à celle-là.

Je ne saurais dire s'ils me font entrer dans l’œuvre ou s'ils me divertissent de sa mécanique implacable comme une administration totalitaire. Car c'est ça, au final, qui constitue la force et la faiblesse de la pièce, j'en prends conscience lorsque… a disparu… une danseuse, dos aux bandelettes, s'est brutalement fait enlever, tirée par des mains que l'on n'a même pas eu le temps de voir, les membres projetés comme un mannequin dans l'explosion d'un crash test. Un pantin disloqué. Je suis soufflée par la violence, sous le coup : de la surprise ! Voilà ce qui manque, peut-être à dessein, ce dont nous prive l'aléatoire totalitaire. De la surprise, de l'imprévu. D'où que j'ai finalement du mal à voir et le danger et la beauté, l'un et l'autre intellectuellement synthétisés, loin des tripes que j'aurais volontiers engagées.

Pas d'imposture artistique à avaler, pas d'émotion à digérer : je me suis mis la pièce sous la dent, mais Les applaudissements ne se mangent pas effectivement ne se mange pas. Un coup à avoir la dent dure quand c'est la pièce qui l'était – surtout avec cette bande-son trop forte, que je n'ai pu endurer qu'en me bouchant les oreilles. Je comprends que l'on veuille déranger le spectateur, mais il y a une différence entre l'inconfort et la douleur…


1
Je crois que c'est elle (en robe rouge). Une encore plus grande perche m'a mis le doute.

 

27 mars 2016

Soirée mousseline et chaussettes

Robbins, le maître, et Ratmansky, l'élève, sont résolument mousseline : quoiqu'émaillé de discrètes touches d'humour, le mouvement est fluide, continu, poétique. Il tombe bien. Même s'il tombe mieux sur certains que sur d'autres : l'ABT m'avait laissé un souvenir autrement plus incisif de Seven Sonatas. Si Sae Eun Park et Antonio Conforti1 se glissent sans difficulté dans le ballet, les quatre autres semblent encore un peu lutter– et pourtant, plutôt que le lyrisme générique de Sae Eun Park, ce sont les inflexions poétiques de Mélanie Hurel que je retiendrai, notamment ce porté comme désynchronisé où la danseuse qui bondit est rattrapée-empêchée par son partenaire, attentif à ne pas laisser s'envoler sa Willis indisciplinée.

Other dances n'est lui aussi que mousseline : mousseline violette pour Ludmilla Pagliero, et mousseline gestuelle pour Mathias Heymann, dont les retombées de sauts, les développés et les ports de bras n'en finissent pas, s'évanouissant les uns dans les autres (et avec eux, les soupirs d'admiration). Comme Sarah L. Kaufman a raison ! Qu'elle est apaisante, cette grâce que l'on oublie souvent au profit de prouesses plus immédiatement admirables…

Restriction de mousseline chez Balanchine : cela vaut autant pour la taille de la jupette que pour la qualité du mouvement, moins lyrique que géométrique – et en cela parfaitement mis en valeur par les jambes-compas de Laura Hecquet. Duo concertant est aride comme Balanchine et Stravinsky savent l'être, la poésie tout entière concentrée dans le halo de lumière final. J'en arrive à la conclusion que je n'aime pas Balanchine – du moins, pas le Balanchine en chaussettes. Aussi incroyable cela semble-t-il, je crois avoir trouvé, avec ce détail vestimentaire, le critère déterminant mon enthousiasme ou mon aversion pour ses ballets : d'un côté, Agon, The Four Temperaments, Duo Concertant, en chaussettes, de l'autre, Jewels ou Theme and variations, en fanfare.

Tout comme il est un pivot dans l'histoire de la danse, Balanchine est le pivot de cette soirée, qu'il fait passer de la mousseline chic à la chaussette choc. Les chaussettes noires d'In creases, assorties au liseré des justaucorps, remportent une victoire incontestable sur les chaussettes blanches balanchiniennes. Non seulement Justin Peck a le bon goût de choisir une musique de Philip Glass (mouvements pour deux pianos, en fond de scène), mais sa chorégraphie dépote grave, complètement jouissive dans son rythme et son traitement du groupe, notamment lorsque celui-ci s'avance dans une formation triangulaire, la pointe dirigée vers Letizia Galloni qui, restée seule au centre, ploie en cambré à mesure que la troupe se rapproche… Sorry, Sarah and your art of grace, la géométrie l'emporte sur la poésie : Justin Peck increases grandement mon enthousiasme pour cette soirée !

1 Qu'on me le garde à l’œil !

 

26 mars 2016

Iolanta et Clara

Un opéra et un ballet dans la même soirée, ohlala, quelle nouveauté, j'en suis toute chamboulée. Un mélange des genres inouï, qu'on vous dit, oubliant que l'opéra-ballet date du XVIIe siècle et que le répertoire de l'Opéra de Paris comporte, ça par exemple, un Roméo et Juliette de Berlioz-Sasha Waltz (qui a également chorégraphié la splendide Medea de Dusapin) ou un Orphée et Eurydice de Gluck-Bausch. Ce n'est pas exactement pareil ? Vous avez raison : ces spectacles fusionnent les genres quand la soirée Iolanta / Casse-Noisette les juxtapose avec quelques points de suture (et des entractes stratégiquement placées pour que les amateurs d'opéra ne fuient pas avant d'avoir au moins entrevu le ballet) – à la manière, André Tubeuf le souligne à juste titre, de la soirée Barbe-Bleue / La Voix humaine. Il faudrait faire savoir à l'Opéra que programmer une mixed bill n'est pas déchoir, car je ne suis pas certaine qu'on gagne à « forcer » des œuvres ensemble avec des transitions grand écart dignes de dissertation khâgneuses peu inspirées. Espérons que cette mode passera – mode, oui, et non nouveauté.

Si nouveauté il y a, ce serait plutôt de voir accordés au ballet les moyens techniques (et budgétaires) habituellement réservés à la scénographie de l'opéra : vidéo-projection synchronisée sur 3 murs et au sol, lâcher de matériau depuis les cintres, et gigantesques accessoires à mi-chemin entre le décor et le costume, mais qui ne sont ni l'un ni l'autre… on a déjà vu ce genre de choses dans des ballets à l'Opéra (Doux mensonges de Kylian / les fleurs dans Wuthering Heights ou le rideau dans Kaguyahime / les framboises-moutons de l'essai chorégraphique non transformé de MAG…), mais rarement si concentré. Reste à voir si cela peut être accordé à un chorégraphe sans metteur en scène pour chaperonner le divertissement dansé… Car ce Casse-Noisette est clairement une excroissance de l'opéra qui, a contrario, fonctionnerait parfaitement seul, sans la mise en abyme construite a posteriori pour le ballet (la pièce où s'est déroulé l'opéra recule en fond de scène : Iolanta était donné pour l'anniversaire de Marie/Clara).

 

Iolanta : opéra d'après la jeune fille éponyme que son père a voulu préserver en lui cachant qu'elle était aveugle. Iolanta a donc été élevée à l'écart du monde, par une nourrice qui a banni de son vocabulaire toute référence à la vision. Ou plus précisément à la lumière, qui permet le passage du matériel au spirituel1 et transforme le bris du secret en révélation – du monde et de soi, qui coïncide comme souvent avec la rencontre amoureuse (reconnaissance pour qui vous a fait renaître au monde). J'ai trouvé ça très beau.

La thématique (outre que l'accent mis par la cécité sur les sons est plutôt opportun pour un opéra, il y a la fascination d'imaginer une autre manière de percevoir le monde – autre que la nôtre par rapport à autrui et par rapport aux sens communs).

La musique.

L'allure de Sonya Yoncheva.

Sa voix, qui touche particulièrement fort lorsqu'elle émet directement dans notre direction (plein centre, merci Laurent pour les places !).

La voix d'Alexander Tsymbalyuk, aussi enveloppante que son manteau de fourrure royal.

Le décor : une pièce au centre de la scène, par ailleurs plongée dans le noir ; de grandes fenêtres givrées, avec des variations de lumière qui recréent les heures du jour et la chaleur ressentie.

La mise en scène, aussi (surtout ?), très délicate. Le décor a beau être statique, l'espace restreint et le mouvement ne venir que des chanteurs, jamais leurs déplacements ne sont là pour « meubler ». Ils sont toujours justes – la nourrice, son mari, les servantes, tous ajustent sans cesse la place des fauteuils, de la table, et même des objets dans lesquels Iolanta ne pourrait pourtant pas se cogner2. Tous leurs gestes sont imprégnés de sa cécité, plus encore que son corps, courbé comme celui d'une femme âgée. Je ne suis pas certaine qu'un aveugle de naissance ait cette posture, dans la crainte perpétuelle d'un choc, mais peu importe : c'est une représentation qui s'adresse à nous voyants, pour qui la vue va tellement de soi qu'il faut sans cesse nous rappeler que Iolanta en est privée. D'où le dos replié, les grands clignements d'yeux et les mains tenues devant elle, vides, dans l'attente de ce qu'elle ne parvient pas à saisir. Ses mains sont incroyablement expressives : doigts qui se tendent vers l'inconnu désirable, se crispent dans l'impuissance, s'affolent au-dessus des roses blanches qu'elle ne distingue pas des rouges… on entend la musique dans ces doigts… musique céleste pour Vaudémont, l'homme qui révèle à Iolanta sa cécité en lui disant combien il la trouve belle. Robert se moque de son ami idéaliste en lui mettant sous le nez un ange du sapin – jolie touche d'humour, qui humanise une réplique très « théâtrale » (la précédente « tirade », de Robert, s'est soldée par un rideau qui lui est tombé sur le bout du nez, tadaaa… pam).

Je crois que c'est ce que j'ai particulièrement apprécié, au final : la mise en scène se concentre sur l'humain, rien que l'humain. La transposition du jardin, où est censée se dérouler l'action, dans une pièce close tend à souligner cette recherche de l'intériorité (évidemment, il y a quelques éléments qui ne collent pas, mais ce n'est pas grave ; et même, cela donne un tour tout de suite plus poétique aux éléments évoqués mais non représentés – par exemple les rochers franchis par Robert et Vaudémont… entrés par la fenêtre). Humain, trop humain ? La dimension spirituelle n'est pas présentée comme un au-delà du matériel, mais n'est pas pour autant niée : elle s'ancre dans les corps, les attitudes et les voix. S'il n'y a pas de mouvement dans cette mise en scène, c'est parce qu'il n'y a que des gestes, minimes, anodins, mais significatifs. À tel point que, plutôt que de mise en scène, on aurait presque envie de parler de mise en gestes. Quelque part, dans son souci de storytelling, Dmitri Tcherniakov est plus chorégraphe que les chorégraphes qui suivent… mais le metteur en scène a perdu le fil en entrant dans la danse.

 

Clairement, la suite du spectacle manque de cohérence. La pirouette de la mise en abyme, bien qu'un peu facile, constitue une proposition narrative qui se tient… jusqu'à ce que l'on bascule dans l'onirisme. Alors que dans la version de Noureev, il est évident que Clara s'est endormie, on bascule ici dans le cauchemardesque sans transition. C'est la force de l'onirisme que de brouiller la frontière entre le rêve et le réel, me direz-vous, mais quand on vient juste de faire une transition grand écart à coup de collage rationnel, c'est peu heureux. Cela l'est d'autant moins que le recours à trois chorégraphes (très) différents n'assure aucune continuité stylistique : Arthur Pita propose du Matthew Bourne peu inspiré ; Édouard Lock semble chorégraphier sous une lumière stroboscopique ; et, au milieu, Sidi Larbi Cherkaoui s'échine à ressusciter un lyrisme quelque peu malmené.

Choisir un chorégraphe et s'y tenir n'aurait pas été une mauvaise idée – et si possible, tant qu'à faire, pas Arthur Pita. L'agitation qu'il orchestre pour l'anniversaire de Marie (qui n'est donc pas, pas vraiment Clara) n'est pas désagréable en soi, et peut faire sourire à l'occasion, mais cette comédie musicale sans chanson est plutôt malvenue après un opéra à l'économie gestuelle fort élégante et significative.

La prise de relai par Édouard Lock est beaucoup plus intéressante : avec sa gestuelle saccadée, il traduit parfaitement le malaise de la survenue du désir sexuel dans le cadre de la maison familiale. Surprenant Marie énamourée devant Vaudémont (aka le prince), la mère et à sa suite tous les invités se transforment en pantins lubriques, qui s'affalent sur les sièges, jambes écartées, se redressent sans crier gare, fixent les jeunes amoureux, leur jettent leur mépris et leur propre sexualité à la figure, montrant bien qu'ils savent où ça les démange. Ils ne les regardent pas seulement de travers, ils les regardent à ce niveau-là. Les jupes violemment retroussées ne sont peut-être pas très subtiles, mais cela fonctionne – presque trop bien. Cela poisse comme les vrais cauchemars, ceux dont l'ambiance glauque vous colle aux basques et qui continuent à vous déranger une fois réveillé. L'effet est bien plus réussi, à mon sens, qu'avec les chauve-souris à tête de poupées de Noureev, même si le vocabulaire d'Édouard Lock est moins riche.

Je commence d'ailleurs à penser que la richesse ou la pauvreté stylistique n'est pas un critère déterminant en soi pour juger d'une œuvre – pas l'unique critère en tout cas. J'avais été frappée du grief de Carnet sur sol contre Solaris : certes, c'étaient souvent les mêmes phrases qui revenaient, mais leur litanie et leur dénuement permettaient justement de laisser la musique toucher à l'intime, à l'être. Reproche-t-on sa simplicité à Hemingway ? Brandir la pauvreté comme chef d'accusation me semble un peu trop facile, un peu trop rapide. Quid de la pertinence ? Je ne dis pas qu'elle est toujours consciente, ni que l'adéquation entre un thème et un style n'est pas fortuite (à voir quelques œuvres postérieures de Wayne McGregor, je me dis qu'il a été dans Genus génial malgré lui) ; je persiste seulement à préférer un vocabulaire limité mais pertinent dans son emploi, à une richesse toute ornementale, aussi délectable soit-elle pour le spécialiste. Surtout dans un spectacle comme celui-ci, qui, avec ses costumes, ses décors et ses effets techniques à l'esthétique discutable (et pas qu'un peu), est moins un ballet qu'un spectacle, justement.

Je suis peut-être une midinette du sensationnel, mais j'ai été soufflée par la déflagration qui engloutit la maison de Marie et projette les gravats tombés des cintres contre le rideau d'avant-scène3. C'est au milieu de ces blocs de plâtre en polystyrène que Sidi Larbi Cherkaoui fait valser les flocons, silhouettes anonymes emmitouflées jusqu'aux yeux qui tombent, elles aussi, comme des hommes et des femmes sous les balles, le froid ou la faim. Le visuel est frappant ; on se croirait dans Stalingrad ! Le casse-noisette cassé devient ainsi un homme blessé que son aimée tente de relever – pour un temps seulement (avec un porté magnifique, où Marion Barbeau, qui n'a décidément pas froid aux yeux, se dresse en étendard en se retenant uniquement par le pied, flex derrière le cou de Stéphane Bullion4), car la suite du voyage fantasmagorique-initiaque doit se faire seule…

Voici donc petit chaperon rouge into the woods, des arbres sur trois murs, de la mousse vidéo-projetée au sol, où plane aussi l'ombre d'un oiseau aperçu au mur5. Et un loup, probablement garou. Et un hippogriffe, si, si, je vous assure, d'ailleurs cinq Weasley viennent d'apparaître et de reprendre les phrases d'Édouard Lock de tantôt. Je crains un peu de voir surgir une araignée géante, mais c'est un hippopotame géant qui traverse la toile de fond. WTF, mais au point où on en est, j'en ris de bon cœur. Les fantasmes de Marie m'amusent, qui fait bouger chaque Weasley-Vaudémont6 comme un pantin, comme pour tenter différents scénarios, allant, venant, reprenant leur cours au rythme des démangeaisons… Petite pensée émue pour Palpatine qui aurait aimé voir Marion Barbeau en pleine chorégraphie de masturbation.

Puis GROSSE pensée pour Palpatine en voyant les pingouins dans le tableau suivant. J'oublie totalement la consternation qui m'a prise devant l'étalage de jouets géants en plastique (qui ont dû coûter bonbon pour pas grand-chose, la vache), je m'amuse trop : outre Marion Barbeau qui caresse les oreilles de l'âne bleu comme si elle était dans Le Songe d'une nuit d'été, Lucie Fenwick empoigne *deux* pingouins et les mène par le bout du nez, avec une démarche de croqueuse d'hommes ; évidemment, les pingouins frétillent des ailes, ils n'en peuvent plus – moi non plus, je me retiens de taper sur l'épaule de JoPrincesse à côté de moi et pouffe dans mon écharpe tandis qu'Alice Renavand (qui incarne la mère de Marie) se lance dans une variation en talons aiguilles en dodelinant de la tête comme le chien de la pub Ice Tea. Aie confiaaaaaance.

Sidi Larbi Cherkaoui calme le jeu avec une valse des fleurs valse des âges qui me rappelle le spot de la CNP sur Chostakovitch https://www.youtube.com/watch?v=0N8B0Sf2UPc et le bal des têtes blanchis de Proust dans Le Temps retrouvé. C'est bête, mais entre le musique de Chostakovitch et ma perception du temps qui s'accélère, j'ai un pincement au cœur. L'entremêlement des mains comme motif qui se répète au fil de la vie m'émeut – réminiscence d'un temps passé sans cesse réactualisé… et réminiscence de l'adaptation d'Anna Karénine de Joe Wright, où la scène du bal était chorégraphiée par… Sidi Larbi Cherkaoui ! (Un jour, il faudra que je me penche sur l'intertextualité chorégraphique, au-delà du recyclage par le même artiste.)

Marie retrouve son prince / Vaudémont sur le chemin du retour vers la maison, avec à nouveau un pas de deux un peu convenu mais un magnifique porté, jambes allongées en écart sur les bras de Vaudémont. Fin de l'aventure mouvementée. Ce Casse-Noisette ne fera pas date, mais je me suis bien amusée, aidée en cela par la présence d'une JoPrincesse déjà toute acquise.

 


1
Spirituel plus que religieux – dans cette mise en scène en tous cas : la dimension religieuse n'est soulignée que par la coiffe des deux servantes.
2 Tous sauf Robert, l'homme auquel Iolanta est promise et qui entre par effraction, sans savoir où il se trouve : c'est un intrus – moins parce qu'il entre par la fenêtre que parce qu'il dérange tout ce qu'il touche, le chaises en parlant, le fauteuil en s'affalant dedans…
3 Qui apparemment n'était pas là au début – je n'ose imaginer la séance ménage qui a suivi.
4 Je me fais la réflexion, qui va faire hurler les puristes, que je m'emmerde quand même moins que pendant le pas de deux qui a traditionnellement lieu à ce moment-là…
5 À je ne sais plus quel moment, aussi, il y a une boule de feu géante : allusion la plus directe (et la moins subtile) à la lumière aveuglante pour Iolanta lorsqu'elle recouvre la vue. Tout le passage dans la forêt pourrait d'ailleurs faire écho à la détresse de Iolanta enfermée dans l'obscurité, la gestuelle saccadée faisant alors penser à des battements de cœur accélérés. C'est finalement en se détachant de la narration que le ballet se permet de développer des thématiques qui peuvent faire écho à l'opéra.
6 Roux pour faire correspondre le Vaudémont danseur ou Vaudémont chanteur – passons sur le fait qu'il aurait été plus simple de mettre une perruque au chanteur (qui bouge quand même moins !).

 

19 février 2016

Tombeau pour le ballet

Les Balletonautes ont une fois de plus l'expression juste : Jérôme Bel n'est pas chorégraphe mais auteur de spectacles sur la danse. Tombe est ainsi un tombeau pour Giselle, comme il existe des tombeaux poétiques pour célébrer une personnalité défunte. La première partie commence, très concrètement, avec la tombe de Giselle et, d'une manière générale le décor et le théâtre que Grégory Gaillard fait visiter à Henda Traore, caissière et baby-sitter de son quartier. Ah oui, j'allais oublier : le concept est de faire monter sur scène des gens qui n'y auraient jamais été – concept, comme il se doit, vite dépassé par l’œuvre. Car dès le deuxième tableau, le spectacle reprend ses droits : les décors ont beau avoir été soulevés à l'instant, découvrant le foyer où s'échauffent quelques danseurs et deux techniciens retournés sur leur chaise pour observer la vision inaccoutumée de la salle en plein spectacle, l'illusion reprend sitôt que la musique d'Adams se fait entendre et qu'Albrecht surgit dans la brume.

Sébastien Bertaud est en tandem avec Sandra Escudé, une magnifique Giselle-Willis en fauteuil roulant. J'avoue être sceptique au concept d'handidanse (déjà avec deux bras, deux jambes et un cerveau normalement câblé, il n'est pas dit qu'on ait une palette technique et artistique suffisante pour émouvoir le spectateur), mais là, cette idée me ravit au plus haut point, ravivant le souvenir de ma première Giselle où j'avais clairement eu l'impression de voire Myrtha montée sur roulette. Là, pas de doute, Giselle glisse au sens propre et se dérobe à toute allure, d'une manière bien plus crédible que lorsqu'elle s'envole à pieds. Lorsqu'elle quitte son fauteuil, ses sautillés unijambijstes sont bien plus intelligents que maladroits, clin d’œil à la traversée des Willis en arabesque. Et puis les ports de bras de cette Giselle, qui soulèvent délicatement les épaisseurs de tulle…

La dernière partie montre une Giselle moins morte et moins glamour dans sa proximité avec la mort. Benjamin Pech « promène » Sylviane Milley, balletomane de 80 ans bien plus hagarde que Giselle ne le sera jamais dans la scène de la folie. Le danseur marche avec la balletomane. Le danseur marche devant, écarte les bras, et la balletomane le rejoint. Il ne se passe rien que le silence dont on entoure la décrépitude du corps, et des regards où le plaisir d'être égale l'incompréhension de ce qui se passe. Entre le projet de porter Sylviane Milley de son siège à la scène, puis de la scène à son siège (quid de la fosse ?) et la qualité de la vidéo qui nous est projetée (la caméra ne tremble pas et jamais on ne voit le reflet du caméraman dans les miroirs du studio), on peut se demander si la présence sur scène a vraiment été sérieusement envisagée, indépendamment de l'hospitalisation récente de la vieille dame. Quoiqu'il en soit, la vidéo accentue l'effet de cette présence fantomatique, il faut bien le dire dérangeante (et ennuyante, un peu, si l'émotion ne vous prend pas). De là à huer les danseurs aux saluts1… Le chorégraphe, lui, ne s'est pas montré, sauf sur la vidéo où il ne dit rien, ne fait rien, assis sur sa chaise, occupé à regarder.

 

Pour parer aux critiques sur le prix des billets au vu de la programmation, j'imagine, s'ensuivait une soirée complète – près de deux heures de danse pour apaiser le bourgeois dérangé. La nuit s'achève possède les mêmes qualités et défauts que toutes les pièces de Benjamin Millepied que j'ai pu voir : c'est fluide, fluide, très fluide… et ça vous glisse entre les doigts. Il y a de belles choses pourtant, notamment la remise en mouvement de portés figés dans la pratique : l'aspi-ballerine par exemple (mais si, je suis sûre que vous voyez la ballerine trainée par son partenaire comme s'il passait l'aspirateur avec ses jambes) est agrémenté de retirés du plus bel effet, oscillant entre la caresse du bout du pied et la volonté de ralentir (c'est très érotique, vous ne trouvez pas ?). J'ai aimé, aussi, être surprise par la danseuse tombée en cambré dans les bras de son partenaire (rien que de très classique jusque là), qui subitement se retourne et ondule, visage vers le sol.

Ce qui est dommage, c'est que Benjamin Millepied ne nous laisse guère le temps de voir tout cela ; tout s'enchaîne à la même vitesse, un pas en remplaçant un autre sans entrer en écho avec lui. J'ai face à ses ballets un problème que je n'avais jusque là rencontré que dans l'audition de pièces musicales – jamais de danse : je n'arrive pas à saisir la globalité de la phrase musicale/chorégraphique ; j'écoute mais je n'entends pas / je regarde mais ne voit pas ; rien ne surgit qui m'entraîne à donner une forme à l'ensemble. Il ne m'en reste qu'un plaisir de surface : une fois encore, c'est la scénographie que je retiendrai de cette pièce de Benjamin Millepied, cette grande palissade percée de trois grandes entrées, comme les portes d'un palais atemporel. J'imagine une grande fête d'un autre temps, qui s'achève avec la nuit, et dont les couples, modernes, eux, rentrent moins chez eux que dans leur intimité (j'avoue un faible pour la tenue culotte-grande chemise).

 

Les Variations Goldberg réussissent mieux, je trouve, le mélange entre passé (fantasmé, forcément ; on serait bien en peine de dire de quelle époque au juste sont ces costumes d'époque) et atemporalité (datée, forcément, l'atemporalité des années 2010 n'étant pas la même que celle des années collants 1980). Surtout, contrairement à Benjamin Millepied, Jerome Robbins nous donne le temps de voir les formations avant de les recomposer et n'hésite pas à glisser une touche d'humour de temps à autres, là où le lyrisme de Benjamin Millepied ne se départit pas un instant de son sérieux. Un exemple parmi tant d'autres : les haussements d'épaules saccadés sur grand plié seconde, comme un rire d'ogre ou de joyeux ivrogne – par une danseuse fluette en jupette rose2 et son partenaire, c'est assez amusant.

Soit qu'ils soient amollis par une danse comme il faut, soit qu'ils sourient discrètement dans l'ombre, les spectateurs ne donnent guère de signe de réaction. Peut-être est-ce un peu long ? J'avoue qu'à genoux sur ma chaise surélevée (parce que ces idiots ont mis DEUX rangs de sièges surélevés), je commençais à avoir mal aux tibias et n'ai pas été très attentive au pas de deux d'Hugo Marchand et Marie-Agnès Gillot (qui détonnait un peu dans le cast). La promenade reste néanmoins fort plaisante, surtout lorsqu'elle est servie par des interprètes qui ont vraiment l'air de se faire plaisir : on remarque facilement le sourire d'Hannah O'Neill et l'éternel entrain de Laurène Lévy, mais mon coup de cœur de la soirée va à Charline Giezendanner, absolument parfaite dans ce registre (ce qui n'est pas le cas de tout le monde : Héloïse Bourdon, pour ne pas la citer, est largement plus à son avantage dans les rôles dramatiques classiques). Pour en finir avec le name-dropping, je citerai Germain Louvet que, sauf erreur de ma part, je voyais pour la première fois dans un rôle de premier plan – et wow, quoi.

Sur quoi la nuit s'achève et le RER disparaît, transformé en citrouille.


1
« Il y a un décalage énorme entre l’état d’esprit dans lequel nous avons créé ce pas de deux et celui dans lequel il est accueilli par certains, » dixit les interprètes, particulièrement diplomates et peu rancuniers.

2 Je dois vieillir un peu, parce qu'après la prise de conscience que les modèles en couverture des magazines féminins sont des gamines maquillées en femme, je me fais la réflexion que ces jupettes enfantines (d)étonnent sur ces corps de femme – encore un indice de ce que la danseuse est considérée comme fille plus que comme femme ?