12 mai 2016
Les applaudissements ne se mangent pas
La saison prochaine, le théâtre de la Ville fermera ses portes pour rénovation. À voir Les applaudissements ne se mangent pas à l'Opéra, on jurerait pourtant qu'il a déjà commencé à disperser sa programmation hors les murs. Clairement, le public de Garnier n'est pas celui de Maguy Marin – et au prix des places, risque assez peu de le devenir. C'est moins un problème de salle, comme j'ai pu l'entendre, que de politique tarifaire ; la scène de Garnier est parfaite pour accueillir le dispositif scénique d'Ulises Alvarez et Denis Mariotte. La hauteur sous plafond, qu'on ne retrouve pas dans toutes les salles, renforce même l'impression d'oppression en étirant les bandes verticales multicolores qui tapissent les trois côtés de la scène et rappellent un peu le rideau de Rain. La ressemblance avec la pièce d'Anna Teresa de Keersmaeker, cependant, s'arrête là : les danseurs qui s'ébattaient dans la rosée d'une manière fort rafraîchissante pour le spectateur ont été rappelés à l'intérieur et sont rentrés chez Maguy Marin sans avoir pu faire sécher leurs affaires ; cela sentirait presque le métro mouillé.
La joie des grandes rayures bayadère est vite balayée lorsque les bandelettes s'écartent sur le passage des danseurs ; exit les rêves d'ameublement intérieur et leur intimité suggérée, les reflets du plastique rappellent davantage les rideaux à travers lesquels passent les bagages sur les tapis roulant d'aéroport et les chariots à palettes dans les entrepôts de stockage. On est dans un espace public, et non seulement public mais anonyme, froid, aseptisé – hostile, presque.
Les danseurs qui écartent les bandes me font tour à tour penser au boucher qui fait circuler les carcasses de bœuf dans un abattoir, au flic qui écarte une porte en s'attendant à y trouver un assassin, et à une silhouette anonyme qui écarte les lamelles d'un store pour épier, traquer. Les danseurs se jaugent en permanence, s'évaluent, s'évitent. Ils mettent du temps à entrer en contact, et ne le restent jamais longtemps ; on dirait des dealers ou des résistants, conscients que chaque seconde constitue un risque supplémentaire d'être pris. Les étreintes, extrêmement rares et brèves, sont du même acabit, comme si, dans ce monde abrupt, la tendresse était répréhensible.
Ces étincelles de fraternité ne suffisent pas pour que le feu prenne : retour à l'indifférence. On se passe à côté, on ramasse le corps qui vient de tomber, c'est logistique. La violence, si on peut parler de violence, vient de là : de l'indifférence. On aimerait la voir éclater autrement que comme un abstrait coup de feu, voir les unes et les autres s'empoigner, se déchirer, se malmener. Mais ces accès d'agressivité ne sont jamais haineux : ni fougueux ni durables. Ils surgissent de manière quasi-aléatoire et ne sont jamais dirigés vers une personne en particulier : oppresseurs et opprimés sont interchangeables, sans même faire apparaître une chaîne de reproduction de l'oppression.
La seule chaîne qu'on entrevoit, c'est la chaîne de montage ou la chenille d'un tank lorsque les danseurs se mettent à rouler de cour à jardin – des enfants sans joie ni colline à dévaler, des clandestins qui tentent de passer sans se faire prendre (Aurélien Houette n'a pas de chance ; il se fait tuer à chaque fois). Je pourrais regarder Lucie Fenwick1 rouler pendant des heures, son corps chewing-gum comme désossé, la hanche saillante qui entraîne le buste et le bras qui ne quitte le sol qu'in extremis (quand les autres danseurs finissent, dans la vitesse, hauts les mains). J'adore Lucie Fenwick, j'adore sa façon de bouger, son aplomb et sa nonchalance – oxymore aussi insolent qu'excitant. Même si tous les danseurs se donnent à fond, je ne peux pas empêcher mon regard de sauter d'elle à Aurélien Houette et de celui-ci à celle-là.
Je ne saurais dire s'ils me font entrer dans l’œuvre ou s'ils me divertissent de sa mécanique implacable comme une administration totalitaire. Car c'est ça, au final, qui constitue la force et la faiblesse de la pièce, j'en prends conscience lorsque… a disparu… une danseuse, dos aux bandelettes, s'est brutalement fait enlever, tirée par des mains que l'on n'a même pas eu le temps de voir, les membres projetés comme un mannequin dans l'explosion d'un crash test. Un pantin disloqué. Je suis soufflée par la violence, sous le coup : de la surprise ! Voilà ce qui manque, peut-être à dessein, ce dont nous prive l'aléatoire totalitaire. De la surprise, de l'imprévu. D'où que j'ai finalement du mal à voir et le danger et la beauté, l'un et l'autre intellectuellement synthétisés, loin des tripes que j'aurais volontiers engagées.
Pas d'imposture artistique à avaler, pas d'émotion à digérer : je me suis mis la pièce sous la dent, mais Les applaudissements ne se mangent pas effectivement ne se mange pas. Un coup à avoir la dent dure quand c'est la pièce qui l'était – surtout avec cette bande-son trop forte, que je n'ai pu endurer qu'en me bouchant les oreilles. Je comprends que l'on veuille déranger le spectateur, mais il y a une différence entre l'inconfort et la douleur…
1 Je crois que c'est elle (en robe rouge). Une encore plus grande perche m'a mis le doute.
22:12 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : danse, garnier, maguy marin, les applaudissements ne se mangent pas