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09 octobre 2016

Faire corps de ballet

Première tentative. Palpatine est premier dans la file des tarifs réduits ; je suis la première dans la file des Pass jeunes, étrangement confiante : j'aurai un retour. Effectivement, il y a un retour, mais un seul. Je le laisse à Palpatine qui attend depuis quatre heures, et regrette assez rapidement mon geste, non pas tant parce qu'il se retrouve à côté de Tilda Swinton que parce que la place est au deuxième rang de balcon centrée.

Seconde tentative. Il y a déjà deux Pass jeunes devant moi et une longue file de personnes prêtes à payer cher : c'est mort, je me laisse tomber sur la banquette en velours rouge pour bouloter mes Millie's cookies de consolation… et reste là pour le plaisir de discuter avec ma voisine. Étudiante mélomane-balletomane, A.  ressemble étrangement à Bamboo et je reporte spontanément sur celle-là un peu de la sympathie que j'ai pour celle-ci. Dix minutes avant l'heure fatidique, les payeurs comptants sont pourvus et les filles de devant déclarent forfait. Cinq minutes plus tard, nous récupérons deux places côte-à-côte au premier rang de baignoire, et nous y installons comme si nous avions prévu de passer la soirée ensemble. Croyez-le ou non, c'est la première fois que je me retrouve en baignoire à Garnier ; la portion de scène qui nous manque est compensée par la vue dégagée et la proximité avec les danseurs (souvenirs de la loge impératrice). C'est parti pour une belle soirée, qui met à l'honneur le corps de ballet.

 

Sans une heure préalable de doux ennui balanchinien, comme c'était le cas lors de la saison passée, In Creases perd son statut de cerise sur le gâteau (à la génoise) et se trouve relégué au rang d'amuse-gueule. Le changement de distribution n'aide pas : alors que Letizia Galloni faisait sentir une résistance dans son cambré lorsque le groupe avançait sur elle, Hannah O'Neill ploie de bonne grâce et fait fondre toute tension. Du coup, c'est charmant, mais pas bien excitant. La métaphore-sémaphore des Balletonautes se met à prendre toute la place : j'imagine les danseurs avec des drapeaux triangulaires ou des raquettes de ping-pong avionique dans les mains. Circulez, c'est sans danger.

Blake Work I fonctionne toujours, même si je suis un peu gênée de ce que les chansons affadissent immanquablement la dynamique qu'elles ont pourtant contribué à mettre en place. Cela finit par donner un tour mélancolique à ce qui se donne de prime abord comme jaillissement continuel, sans cesse renouvelé. Du coup, je vois briller d'un tout autre éclat le pas de deux entre Léonore Baulac et François Alu. Le replacement incessant des bras et des mains sur le visage se donne à sentir comme une tendresse qui s'exaspère, mets ta main là, non pas là, aime-moi comme ci, non pas comme ça, sois présent, davantage là, non pas ici… des êtres qui se cherchent dans un souvenir d'intimité, qu'ils ne parviennent pas à recréer, même s'il en reste la beauté, d'un présent passé qui n'est plus mais ne peut pas leur être retiré - et c'est Alu qui fait un pas en arrière pour magnifier celle qui lui a déjà échappée. Ils repartent main dans la main, actant d'un commun accord la distance de leurs corps.

The Seasons' Canon, voilà ce que, comme tout le monde, j'attendais après la séance de travail avec la chorégraphe et les échos dithyrambiques sur sa création. J'ai été un peu surprise de ce qu'on parle de jamais vu ; le travail de Crystal Pite peut faire penser à une myriade d'autres : à certaines chorégraphies masculines de Maurice Béjart (torses nus, pantalons amples), aux moines Shaolin de Signes de Carolyn Carlson (courses et trépignement-transferts du poids du corps), aux passages de Sidi Larbi Cherkaoui dans Casse-Noisette (le porté sous la neige), au Sacre du printemps de Pina Bausch (les pulsations telluriques, les groupes massifs et leur dispersion), à Xylopgraphie de Tânia Carvalho (les canons), aux saccades démultipliées d'Ohald Naharin… Pour tout vous dire, les poussées et tirées très Radeau de la méduse m'ont même fait penser à la dernière création de Béatrice Massin, et je ne trouve pas absurde que le nom d'Akraham Khan ait été prononcé. J'y ajouterais même celui de Russell Maliphant pour une esthétique très théâtre de Chaillot. Cela n'est rien enlever à Crystal Pite que de la situer dans un paysage chorégraphique ; la multitude d'influences assure qu'elle les a fondues dans un style propre, qui n'imite personne. L’abasourdissement de certains est juste un rappel étonnant de ce que le public de cette soirée est avant tout le public de Garnier, habitué à une danse policée, rarement animale.

J'aime quand c'est viscéral. Je ne pouvais donc pas ne pas aimer la danse organique de Crystal Pite. Que cela doit être galvanisant à danser ! Elle ne chorégraphie pas des pas et des déplacements pour une cinquantaine de danseurs : elle taille dans la masse, comme un sculpteur, modèle et pétrit la glaise des corps, d'un seul grand corps - de ballet. C'est comme si l'on avait donné le corps d'Aurélien Houette au corps de ballet : une chatoyance musculaire, mouvante, émouvante. On voit affleurer, surgir et disparaître des épines dorsales, des arêtes, squelette d'une masse protéiforme. Crystal Pite utilise la puissance de l'unisson et des canons sont jamais céder à la facilité (et l'ennui qui pourrait en résulter) : ceux-ci se décalent subrepticement avant d'être achevés, les vagues déferlant-refluant ; celui-là se disperse sitôt passée la surprise de son émergence, comme lorsque les applaudissements brouillons d'une salle se synchronisent soudain, en plein rappel, en un seul battement assourdissant, pour s'éparpiller quelques minutes ou quelques secondes plus tard, lorsque les artistes saluent à nouveau, individuellement. Coups de têtes secs, comme des spasmes : les corps semblent vouloir s'arracher à une gêne, se déprendre du corps collectif, qui écrase leur individualité tout en leur donnant de la puissance au groupe - violence du Léviathan, qui se traduit par une démonstration de force brute chez les hommes ; par une hiérarchie plus calme mais plus cruelle chez les femmes, Marie-Agnès Gillot en reine des abeilles arachnéennes, finalement supplantée par une Éléonore Guérineau marmoréenne, érigée comme le pic d'un cristaux alors que le Léviathan se laisse engourdir par l'hibernation, dernière saison de Vivaldi (toutes magnifiquement remixées par Max Richter).

C'est le genre de pièce qui vous laisse sans voix. Trop aimable, (sans titre) se charge d'évacuer les émotions auxquelles on aurait pu être confronté, et je soupçonne pas mal de gens de s'en être pris à Tino Sehgal pour masquer leur soulagement (ceux-là même qui décriront The Seasons' Canon comme "une claque", qu'ils ont esquivée). Pour ma part, même si j'aurais préféré que cela ait lieu avant l'entracte, j'ai trouvé ça fort fun et sautillant, la musique d'Ari Benjamin Meyers me faisant un peu l'effet d'In Creases la saison passée. Tino Sehgal s'est amusé à chorégraphier pour les rideaux des coulisses et les lumières de la salle : depuis la baignoire, je suis idéalement placée pour apprécier ce spectacle son et lumière dans les loges-coursives du paquebot Garnier. Les danseurs rentrent in extremis pour secouer tout le monde dans une transe eighties à la Fame et assurer l'évacuation rapide du public vers le grand escalier où ils se retrouvent à chanter. Voilà comment, à l'Opéra, on coupe court aux standing ovations ; dans la joie et la bonne humeur, tout le monde dehors !

 

(Question existentielle pour ceux qui ont assisté à la soirée : avez-vous pensé à la publicité Sanex où le zoom sur l'épiderme faisait apparaître une foule humaine ?)

24 septembre 2016

La fabrique des tutus

L'atelier costume de l'Opéra de Paris est réparti en deux sites : à Bastille, le lyrique ; à Garnier, le ballet. Autant dire que je suis doublement ravie de me faufiler à l'entrée des artistes de la rue Gluck pour participer à la visite organisée par l'Arop. Elle commence dans l'atelier principal, consacré au flou, i.e. aux tutus et aux robes des filles. La distinction entre flou et tailleur me rappelle ce documentaire sur Dior : on retrouve à l'Opéra la même exigence, les mêmes noms (trainent quelques tutus dessinés par Lagerfeld) et… les mêmes boîtes de bonbons que dans la haute couture – Haribo pour la première d'atelier chez Dior, Quality Street à Garnier, reconvertis en boîtes à épingles.

La différence d'espace frappe entre l'atelier flou (spacieux et assez haut de plafond pour y suspendre des tutus sans s'y cogner) et l'atelier tailleurs, un long couloir étroit : je ne sais si cela relève d'une raison pratique (les tutus sont encombrants) ou si cela reflète le prestige rattaché au vêtement emblème du ballet. Encore faut-il voir que le costume ne se limite pas au vêtement : une mezzanine est consacrée à la confection des coiffes, et un autre atelier, plus loin, s'occupe des costumes-décors. On y modèle-sculpte-soude-teinte-bidouille des diadèmes, des masques ou des costumes gigantesques, tels que les jouets du Casse-Noisette mis en scène par Tcherniakov. On apprend ainsi que la tête de la poupée a été modelée en terre à petite échelle, puis moulée ; le moulage a ensuite été découpé et ses différentes parties agrandies pour fabriquer la tête finale… On sent dans la voix de notre guide que ces costumes n'ont pas été une mince affaire, surtout lorsqu'il ajoute que, pour que les danseurs ne se sentent pas mal là-dessous, il y avait une gourde intégrée !

Une fois les costumes créés, il faut encore les rassembler avant les productions (dans la centrale costume, lieu mythique aux boiseries défraichies), les mettre dans les loges et aider les danseurs à les enfiler (c'est le rôle des habilleuses), les récupérer à la fin d'une série pour les envoyer à la laverie, au pressing ou les passer à l'ozone entre deux représentations (cela ne lave pas mais détruit les bactéries, donc les odeurs, ce qui est tout de même plus sympathique lorsque les costumes sont partagés entre plusieurs membres du corps de ballet), et les stocker (en dehors de Paris, chez un prestataire). Les reprises ne sont pas non plus de tout repos, car les costumes doivent être rafraîchis, raccommodés et, selon les distributions, certaines pièces refabriquées. Comme les essayages ne peuvent pas durer des heures et des heures, les couturières travaillent avec des mannequins créés par une société spécialisée dans les prothèses, qui a numérisé toute la troupe et identifié une dizaine de morphotypes. Les prototypes étaient trop réalistes, se rappelle notre guide, on était gêné par les omoplates trop saillantes, on n'avait pas besoin de tout ça, de tous ces détails (par la suite aplanis).

Même si on apprend que les tutus plateaux sont composés de 11 couches de tulle tenues ensemble par des bagues (des points assez larges pour y passer le doigt), les gestes et techniques des différents métiers ne sont pas vraiment abordés. Mais rien que la gestion du service laisse entrevoir la quantité de travail à fournir, que l'on n'imaginait pas. « Si on ne s'en rend pas compte, c'est que c'est réussi », se félicite notre guide. On sent la fierté (combien légitime !) d'appartenir à cette maison.

 

Chaque costume ou presque est l'occasion d'une anecdote à raconter – visite garantie non rabâchée. Dans l'atelier couture, ce sont les robes roses de la valse du lac, au premier acte, qui ont besoin d'être rafraîchies et… rallongées. Les robes sont toujours coupées sur les danseuses pour être toutes à la même distance du sol, peu importe la taille des danseuses. Cette recherche d'harmonie fait que distribution après distributions, les robes raccourcissent ; arrive inévitablement un jour où il faut en refaire le bas…

Dans la centrale costume, on tombe sur un pourpoint plus sombre que les autres : Benjamin Pech souhaitait une teinte plus sombre, pour affiner la silhouette (le blanc, c'est l'horreur, ajoute-t-il en désignant du menton les piles de tutus blancs qui attendent le défilé). Du coup, ils ont tenté une teinture du costume fini, avec les broderies et tout, sans trop savoir ce que cela allait donner. Finalement, c'est plutôt bien passer, conclut-il avec soulagement. Autre sujet d'inquiétude : les mites. Les costumes sont traités avec des produits anti-mites, mais « quand on en voit passer une, c'est alerte à Malibu ».

Sur le point de sortir et de faire à nouveau retentir le ding dong qui accueille chaque visiteur à la centrale, on découvre des encoches dans le dos de la sylphide soliste. Elles servent à accrocher le mécanisme qui fait tomber les ailes à la fin du ballet ; aux premières répétitions, nous confie notre guide, c'est toujours l'affolement, cela ne marche jamais…

Dernier trip Sylphide dans la salle des costumes-décors. Notre guide soulève un cadre imprimé tartan et nous explique que, si la plupart des costumes tartan sont en lainage tissé, celui d'Effie, qui danse plus que le corps de ballet, est en taffetas et qu'il a donc fallu sérigraphier le motif sur le tissu. Ils se sont ensuite dit que cela ne serait pas plus mal de faire la même chose pour les slips, jusque là en lainage (l'angoisse). Finis les fantasmes, James n'est définitivement pas nu sous son kilt.

 

Clairement, la visite est plus amusante et émouvante quand les spectacles et les noms des danseurs nous sont familiers. Point people devant les listes de mensurations (taille, tour de taille, mais aussi de tête, avec un vieux document où figure Delphine Moussin) : Lucy Fenwick est de loin la plus grande, mais celle que je pensais immense ne mesure en réalité qu'un centimètre de plus que moi : 179 cm, donc.

Il y a une véritable poésie de l'étiquette : partout, les noms des ballets, sur les boîtes des accessoires, sur les étagères des pots de teinture ; les noms des danseurs écrits au feutre et épinglés aux tutus, aux gilets, pré-imprimés sur des étiquettes en papier pour être attachées aux cintres ou sur des rubans pour être cousus à l'intérieur des vêtements, comme lorsque les enfants partent en colonie de vacances.

On cherche nos chouchous, en se retenant de sniffer leurs chemises ; on fait des plans sur la comète des prochaines distributions ; bref, on parcourt ces noms d'autant plus sacrés qu'ils sont ici banalement épinglés sur des étoffes qui ont touché leur peau – autant dire des reliques. Au début, on ne touche à rien, on a peur de déranger, peur d'abîmer. Puis on se rend compte que c'est surtout une peur de profaner ou pire, d’idolâtrer : les danseurs, eux, bougent et suent dans ces costumes ; les effleurer du bout des doigts ou du revers de la main ne les abimera pas. Alors comme des gamins au sortir du berceau, on se met à toucher les différentes matières, le tulle, le tissu vaporeux des jupes des sylphides, les perles dodues sur les manches, le rugueux des tartans, l'étonnante souplesse-rigidité des baleines, rangées par taille et numérotées comme des clés à molette sur l'établi d'un mécanicien… Mais rien n'y fait : les reliques restent sacrées. Et c'est peut-être mieux comme ça – le signe que ça nous fait rêver.

 

Clic clic pour le Storify de la visite.

 

11 juillet 2016

Triple Bill

Étonnant comme la lecture d'une critique peut vous mettre en condition. Lorsque le nuage de mot qui accompagne Of any if and descend des cintres, je vois les ombres des nuages qui courent sur un plan d'eau, j'entends le vent dans cette « frondaison polysémique » – probablement aidée par les murmures des deux récitants. Assis sur des chaises devant leur texte-partition, ces anciens danseurs, créateurs du duo en 1995 (si je n'ai pas lu de travers), n'interagiront pas avec leurs successeurs ; leurs paroles, inintelligibles mais audibles, font entendre les échos d'un passé proche déjà inaccessible. La génération précédente s'est retirée : les deux danseurs ne sont pas seuls en scène, mais il y sont abandonnés, livrés1 au bruissement et à l'obscurité qui, en estompant les limites de la scène, en fait un espace sidérant, dont on ne sait s'il est illimité ou confine au néant, sous le ciel bas des mots. Body, texture of, any, ponctués de plaques noires de différentes longueurs, texte à trou qui nous rappelle que l'on doit toujours composer en l'absence de sens, dans l'angoisse d'un vide existentiel, ou égrènement poétique d'un sens qui est tout entier à inventer – le mot esseulé devient alors le battant d'un affichage de gare ou d'aéroport : destination fire !

Léonore Baulac est bien solaire, présence fougueuse qui se lance à corps perdu et retrouvé dans l'espace vide et la grammaire forsythienne. Of, une épaule, any, retour du bras, if, la hanche s'étire en arabesque, and revient sur le côté, qui serait en seconde si la jambe n'avais conservé la même rotation, sur un plan qu'interdit la technique classique traditionnelle et qu'ouvre l'en-dedans. Of any if and, il n'est là question que d'articulation, corps ou langage c'est tout un, conjonction ou os, les côtes qui affleurent sous le ringrave de la danseuse, presque sans poitrine, partenaire de son partenaire, corps plus que couple, deux êtres qui tentent de s'articuler ensemble pour exister séparément et sortir de l'existence en ayant vécu, en ayant produit un peu de lumière, un peu de beauté, consolation à l'absence de sens ou raison d'être de cette absence – consumation résolue et sans regret de Léonore Baulac, musculature noueuse, presque douloureuse, d'Adrien Couvez. Expérimentation formelle, mon cul ; j'ai envie de chialer. Un truc lointain, enfoui, la scène comprimée par les mots comme une cage thoracique.

 

Le reste de la soirée (heureusement ?) n'avait pas la même densité. Approximate Sonata joue – assez marginalement – sur les codes de la représentation avec une simulation de répétition : les danseurs parlent, piétinent pour s'ajuster dans l'espace, lâchent soudain l'enchaînement pour reprendre à nouveau… mais surtout au début et à la fin de la pièce, que William Forsythe a revue pour l'occasion. J'avais souvenir de quelque chose de plus déstructuré. Mais comme il remonte à plus de onze ans (paléoblogueuse, bonjour), je ne dispose d'aucun compte-rendu pour m'aider à trancher : étais-je simplement moins aguerrie niveau méta ou cette Approximate Sonota est-elle de moins en moins approximative ?

Plaisir en tous cas de retrouver Alice Renavand, tout sourire jusqu'aux oreilles. Elle a peut-être le corps le moins « classique » des quatre danseuses, mais le mouvement le plus plaisant – parfaite illustration de cette phrase qui concluait un article de Pointe Magazine ou Dance, je ne le retrouve plus : in the end, it doesn't matter how you look, it matters how you dance. Quel bonheur de se trouver à quelques mètres d'elle… Marie-Agnès Gillot, en revanche, ne me fait plus aucun effet, et je ne sais plus trop quoi penser d'Eleonora Abbagnato : plus elle vieillit, plus elle ressemble à une petite fille et s'éloigne de la jeune femme solaire que j'adorais. Hannah O'Neill, seule non-étoile du groupe, n'est pas la moins lumineuse, et je ne dis pas uniquement cela à cause du pantalon jaune fluo dont elle a – la moins gradée et la mieux gaulée – logiquement écopé.

 

La soirée se terminait avec Blake Work I, la toute dernière création du maître contemporain dans une veine classique. Rien de moins qu'un chef d'oeuvre, nous promet-on (chef-d'oeuvre is the new triomphe). Manifestement, cela a fait rire Forsythe lui-même, qui ouvre le bal avec deux lignes de danseurs en tenue d'école (collants-T-shirt uniformes pour les garçons, justaucorps-jupette pour les filles) qui se déhanchent et font des glissades-ronds de bras digne des plus beaux gala de fin d'année. C'est un peu la blague du mec capturé par des cannibales qui a vu ses amis se faire transformer en kayak et qui, comme dernier vœu, demande une fourchette avec laquelle il se lacère le corps : « Regardez ce que j'en fais, de votre peau de kayak ! » Regardez ce que j'en fais, de votre chef d'oeuvre annoncé !

Passé l'instant de déception-consternation premier degré, ça fait plutôt marrer. Force est de constater que ça marche ; mieux, ça danse. Toute la jeune génération est là, qui aborde la scène de Garnier avec le même sens de l'éclate qu'une piste de danse en boîte. Les garçons se défient dans une battle de petite batterie, et les filles se déhanchent pointe planté à la seconde, au premier rang desquelles Caroline Osmont et Marion Gautier de Charnacé, la team balcon-break dance de la création de Boris Charmatz en début d'année.

Qu'on ne s'y trompe pas : si cette pièce est moins exigeante que les deux autres pour le spectateur, elle l'est tout autant pour les danseurs, embarqués dans une joyeuse débauche pyrotechnique. Oubliez les bouquets feux d'artifice ; ce sont ici des fusées à ras-le-sol (un faible pour l'escarbille-escargot doré, aka le double-tour fini avec un grand battement/rond de jambe) : à l'Opéra de Paris, on parle Forsythe avec l'accent français, petite batterie et ports de bras bien nets, qu'ils soient ronds (en moulinet) ou droits (en quatrième pointée devant). L'habitude aidant, les extensions délirantes sont devenues très convenables, un peu comme la minijupe s'est mise à signifier le sexy sans plus être provocante. Le créateur a fait sa révolution ; il est revenu à son point de départ. La technique classique, qu'il a étirée et triturée dans tous les sens comme un vêtement trop serré, est maintenant parfaitement ajustée, confortable même, voire un peu lâche : et si la seconde peau était une ancienne mue ? Lorsque James Blake chante « I don't live it anymore » (chanson « Put that away »), je ne peux m'empêcher de transposer le propos à William Forsythe : il n'habite plus cette technique classique qu'il revisite comme on revient chez ses parents après avoir emménagé chez soi. On peut y séjourner et en jouer, mais vivre, mais créer dans la durée ? À moins que cela ne soit la liberté ultime du créateur, s'affranchir de la durée pour l'instant : let's dance !


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C'est un peu l'émotion du dîner sur la baie à San Francisco

26 juin 2016

Giselle un jour, Giselle toujours

Deuxième rang du balcon. Grâce à Pink Lady, je me retrouve presque au même endroit que pour ma première Giselle, mon premier ballet, il y a… vingt ans ? Les mortes n'ont pas pris une ride, mais l'orchestre des jeunes lauréats du conservatoire est perclus de rhumatismes… Jeunes dans la salle, jeunes dans la fosse – à 10 € la place, on peut bien offrir une nouvelle expérience à des pré-professionnels (pour les représentations suivantes, c'est beaucoup plus discutable).

Amandine Albisson, qui n'est pas franchement portée sur la minauderie, prend le parti de déniaiser sa Giselle. Le problème, c'est que le personnage paraît d'autant plus cruche qu'on lui résiste. La moindre réticence de la danseuse pour son rôle induit une distance qui rend l'identification du spectateur impossible : on voit alors intensément Giselle ne pas voir (qui est Albrecht). Jouée à fond, au contraire, Giselle a la guillerette-attitude communicative ; on voit Albrecht à travers ses yeux, sans plus la voir elle. Si l'amour rend aveugle, ce n'est jamais tant sur son objet que son sujet, qui cesse de faire retour sur lui-même, entièrement absorbé par l'autre.

À la décharge de Giselle, l'Albrecht de Stéphane Bullion n'est pas absorbant pour un sou. Trop grand prince pour danser pleinement pour une paysanne, sans doute. Leur pantomime nécessite déjà les jumelles depuis le balcon ; j'espère que les cinquièmes loges ont été équipées de télescopes. Louper le pas de deux des paysans n'aurait cependant pas été une très grande perte ; j'en connais deux, pas mauvais mais pas rodés, qui se seront fait appeler Arthur (Arthus ?).

Amandine Albisson revient à la raison dans la scène de la folie : la voilà qui épouse Giselle et embrasse son destin, le peigne pendant incongru dans sa chevelure. Sa présence-puissance marmoréenne fait merveille à l'acte II ; elle a par intermittence un je-ne-sais-quoi qui me rappelle Aurélie Dupont et j'entraperçois ce qu'a vu en elle Brigitte Lefèvre en la nommant étoile. Une certaine immobilité, une stature. Elle occupe le rôle plus qu'elle ne l'habite, rivalise avec lui, le force à lui faire place, le détruit pour mieux l'incarner (un peu comme Illyria à la fin d'Angel – bah quoi, surnaturel pour surnaturel…). Elle ne vole pas, elle n'est pas au-dessus : elle est ailleurs. Quelque part dans une trace de tulle blanc. Sa présence est en même temps absence, comme une étoile qu'on verrait encore alors qu'elle a déjà disparu, à plusieurs milliers d'années-lumières de là.

Autant le sous-jeu d'Amandine Albisson s'apparente à celui d'une actrice du cinéma (par opposition à une comédienne de théâtre), autant celui de Stéphane Bullion tient du brouillon – préparatoire au premier acte, fouillis au second. Ce switch on/off (off : je-marque-le-premier-acte / on : je-m'épuise-au-second) m'a rappelé l'argument tel que raconté par les Balletonautes. Et si Albrecht, dragueur mollasson au premier acte, devenait vraiment amoureux au second, justement parce que, l'objet de son amour disparu, le désir découvre le manque dans lequel il s'épanouit ? Il n'y a plus alors à plaider la sincérité ou la goujaterie : Albrecht peut être goujat puis sincère, l'apparente contradiction s'annulant dans la passion, la révélant même, comme désir d'embrasser la mort. Je serais presque reconnaissante à l'étoile de m'avoir révéler la squelette d'un rôle qu'elle n'a pas vraiment incarné, au-delà de la série d'entrechats six escamotée et, avec elle, la supplique désespérée dont elle est l'expression. Son Albrecht est bien mourant, mais de fatigue essentiellement : au spectateur le désespoir…

… qui ne dure pas longtemps, illuminé par la présence-lueur d'Hannah O'Neill. Sa Myrtha n'est pas le monstre d'autorité que l'on attendait pour mater la force d'Amandine Albisson ; elle est même étrangement gracile : Myrtha O'Neill est d'un autre règne, c'est là son inhumanité. Sa dureté relève d'une indifférence toute minérale ; ses gestes, jamais raides, jamais brusques, restent ceux d'une liane. Elle ferait merveille distribuée aux côtés d'une Giselle moins marmoréenne – dans cette distribution, la reine de Wilis paraît presque plus fragile que la jeune recrue (voire que le corps de ballet, qui répond comme un seul corps mécanique aux suppliques des amoureux).

 

Je ne sais pas si je parviendrai à me lasser de ce ballet, ni à revenir de la beauté de l'apparition des Wilis à l'acte II, sublime partition pour le corps de ballet.

 

Edit : Audric Bezard, j'ai réussi à oublier Audric Bezard ! Maudit sois-tu Albrecht-Bullion. Team Hilarion !