11 avril 2016
Le Cœur régulier
Le début du film paraîtrait presque mal joué. Mais c'est peut-être simplement que nous sommes mauvais acteurs de notre vie. Un mari, deux enfants, une baraque d'archi, un boulot : tout est générique chez Alice (Isabelle Carré) – éteinte, dixit son frère Nathan (Niels Schneider) pour qui, hop-là, il faut que ça saute (les crêpes à la place du dîner entre collègues), mais qui est tout aussi générique dans son désir d'unicité : des tatouages, des clopes, des mèches à la Louis Garrel, un sac de baroudeur et une moto.
Sans casque. C'est le détail qui fait tout basculer et expédie Alice sur les traces de son frère, au Japon, où il a trouvé l'amour mais surtout, avant cela, un homme qui a su l'écouter et l'a renvoyé vers la vie. J'ai failli écrire : l'a remis sur les rails. Mais c'est tout le contraire. Les rails, la route, c'est le « pessimisme ferroviaire1 » dont Alice s'est, sans sans rendre compte, rendue prisonnière : on la voit sans cesse immobile dans le mouvement, dans la voiture que son mari conduit, derrière la moto de son frère et encore, après l'avion, dans le métro tokyoïte puis le bus qui la conduit plus loin encore. C'est lassant (quel intérêt d'aller aussi loin pour montrer ce non-lieu qu'est le métro ?), jusqu'à ce que le contraste se lève : on s'aperçoit à son arrivée dans les îles Oki que l'on n'avait pour ainsi dire vu Alice marcher jusque là. Elle grimpe vers les immenses falaises de Tojinbo, tristement célèbres : on vient de tout le Japon pour… s'en jeter. Quand on voit la vue, on se dit effectivement que cela doit être tentant de vouloir faire un instant parti du tout (le ciel, la falaise, l'océan) avant de n'être plus rien.
Un homme, Daïsuke (Jun Kunimura), ancien flic qui a passé sa vie à arriver trop tard, s'est donné pour mission d'empêcher les gens de sauter. Alice le rencontre là où il a rencontré Nathan, sur la falaise, et, bien qu'il ait deviné qu'elle n'allait pas sauter, sans rien dire ou presque, la ramène chez lui, auprès de ses « pensionnaires » : un jeune homme qui crayonne sans mot dire, sous perfusion musicale, et une jeune femme d'une immobilité parfaite, parfaitement fantomatique (sans mouvement, le temps n'est pas long : il ne passe pas – et on n'est pas). Ils dînent : rideau de cheveux, crayon métronomique, baguettes fonctionnelles. Dans le silence du repas, Daïsuke serein, les pensionnaires mutiques, Alice gigote et étouffe un rire nerveux – tout l'Occident mal à l'aise, gêné par un Orient qui ne se laisse pas orientaliser. À la place du sage que l'on attendait se trouve un homme pragmatique, un peu taciturne2. Quelle a bien pu être la révélation de Nathan à ses côtés ?
Alice navigue à vue, entre ce trio étrange, la collégienne croquignolette qui l'a conduite à l'auberge de sa mère lors de son arrivée sur l'île, et un homme qui travaille sur le port et ne parle que japonais3. On la voit dans les chemins, ruelles, hésiter, s'arrêter, s'asseoir sur place ; elle ne sait pas trop où elle va, mais elle n'est pas perdue : pour cela, justement, il faudrait vouloir aller quelque part – et ne pas y arriver. Peu à peu, elle va prendre conscience de cela, jusqu'à ce que l'errance d'une quête dont elle ne connaissait pas l'objet se transforme en marche, en promenade, presque. Il ne s'est rien passé – que le temps. Voilà pourquoi le sage qui n'en est pas un l'est : la révélation, c'est qu'il n'y en a pas. There's no sense ; there's just life4. Le soleil, le vent, les sourires, les épaules soutenues et d'autres, dénudées5. Plus de sens, plus d'absurde. Oubliée l'eschatologie occidentale, le temps oriental a cessé d'être long ; le film devient vraiment bon et, quelque part, il est meilleur de ne pas l'avoir été tout du long.
1 Expression de Ludovic Hary dans Sous la vitesse.
2 Daïsuke est inspiré d'un homme que l'a réalisatrice a rencontré : « La rencontre avec le vrai Yukio Shige a d’ailleurs été très inspirante pour concevoir le personnage, car, contre toute attente, c’est un homme plutôt rustre. Rien à voir avec l’image du moine bouddhiste que l’on pourrait se faire. Au contraire, c’est un type pragmatique qui fait ce qu’il a à faire, par utilité et par devoir. »
3 Ou plutôt trois mots d'anglais, qui donnent lieu à ce dialogue drôle et triste :
« Love ? », demande-t-il en pointant le menton vers elle.
Alice secoue la tête de droite et gauche, hésite et ajoute : « Husband ».
4 La « pulpe », comme l'appelle Ludovic Hary.
5 Ohlala, ce dos, ces épaules, ces envies de caresses…
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09 avril 2016
Polichinelle pédophile
Spotlight est l'équipe d'investigation du Boston Globe qui, au début des années 2000, s'est penchée sur la question des prêtres pédophiles, révélant une affaire d'une ampleur sans commune mesure avec les cas a priori isolés qui avaient motivé l'enquête.
Aujourd'hui, grâce à leur travail, le sujet n'est plus un scoop, et Tom McCarthy ne commet pas l'erreur de recréer un faux suspens pour tenir le spectateur en haleine. La question n'est pas de savoir si l'équipe va y arriver, mais comment. Spotlight est ainsi à mille lieues des séries policières dont la télé nous abreuve, où il suffit de rentrer trois informations dans une base de données mystère pour qu'un nom se mette à clignoter sur l'écran et que l'inspecteur débite à toute vitesse, mais c'est bien sûr, le pourquoi du comment. L'enquête est lente, méticuleuse : il faut exhumer les coupures de presse de l'époque des faits (non, non, pas numérisées : découpées et classées dans des enveloppes) ; contacter les victimes de l'époque ; les inciter à parler ; convaincre leur avocat de leur accorder une entrevue ; se déplacer pour les interviewer, en les aidant à surmonter la gêne ou la colère associés aux souvenirs ; toquer aux portes ; essayer qu'elles ne se referment pas trop vite ; prendre des notes, des kilomètres de note sur des bloc-notes Rhodia, pouvez-vous m'épeler, les noms, les noms ; éplucher des tomes et des tomes d'annales, ligne à ligne, en s'aidant d'une règle pour ne pas en louper une, sur les traces des prêtres mutés après un scandale étouffé ; faire du forcing auprès des avocats que l'Église a dépêché pour signer des accords à l'amiable avec les familles des enfants violés ; surmonter les clauses de confidentialité, la déontologie peu éthique, le silence, le tabou ; faire parler, confirmer et rassembler, recouper, sans décevoir les victimes qui acceptent de se confier et les témoins qui mettent en jeu leur carrière ou du moins leur réputation, sans éveiller les soupçons des journalistes concurrents, et sans céder aux flatteries ou aux menaces des représentants de l'Église.
Ce faisant, le film évite le double écueil du moralisme et du sentimentalisme. Les enfants, population menacée, restent ainsi hors champ – ceux de la ville, dont on entend les rires au détour d'un parc, et ceux du journaliste, qui colle sur la porte du frigidaire la photo d'une maison du voisinage en leur enjoignant de ne surtout pas s'en approcher. Les seules victimes mineures que l'on aperçoit, brièvement, derrière la vitre du cabinet d'avocat, sont en plein coloriage. Celles que les journalistes interrogent sont désormais adultes (quand elles ne se sont pas suicidées entretemps). Et là encore, les victimes ne sont pas maintenues dans leur statut de victime : si les journalistes leur demandent des précisions, c'est pour prendre la mesure du crime commis à leur encontre ; une fois que l'on a compris ce dont il s'agit (attouchements, masturbation, fellation…), on passe sans s'attarder – concevoir, oui, mais pas imaginer. Le montage alterne ainsi des entretiens simultanés, coupant court à la curiosité malsaine ou à l'identification malaisée. Le sordide est évacué autant que faire se peut, pour mettre en avant le mode opératoire des prêtres qui, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, ne choisissent pas les enfants qui leur plaisent, mais ceux qui, influençable, isolés, provenant de milieux défavorisés, seront sans défense. L'une des victimes insiste : ce n'est pas seulement un acte sexuel ; c'est un ascendant complet que ces hommes prennent sur les enfants, opérant moins par la force que par la persuasion. Le seul prête pédophile que l'on voit de tout le film le confirme par sa déclaration stupéfiante : oui, j'ai bien eu des relations sexuelles avec des enfants, mais non, ce n'était pas un viol, je connais la différence, j'ai été violé.
Les journalistes de Spotlight sont plus soucieux d'empêcher les abus de continuer que de voir les criminels condamnés. Ils ne cherchent pas tant à comprendre le comportement des prêtres pédophiles que sa reproduction et perpétuation au sein de l'Église. C'est d'ailleurs la demande explicite de leur éditeur en chef (un des rares à n'avoir pas été élevé dans la foi catholique – il faut toujours un outsider) : s'attaquer non pas à des individus mais à l'institution. Le parti pris de la réalisation (l'absence de sentimentalisme et de moralisme soulignée plus haut) sert parfaitement cet objectif et incite le spectateur à dépasser le pathos pour réfléchir aux mécanismes institutionnels et sociaux impliqués dans l'affaire. L'ampleur du phénomène est déjà quelque chose (il faut voir la tête des journalistes lorsqu'un spécialiste de la question leur dit que les 13 cas qu'ils ont recensés à Boston lui semblent un nombre sous-estimé et que, si l'on s'en tient à la statistique de 6% – 6% des prêtres pédophiles ! – 90 serait un nombre plus plausible), mais la complaisance qui l'entoure constitue le cœur du scandale : les prêtres criminels ont été couverts par leur hiérarchie ; l'Église était au courant et n'a rien fait. Enfin si : elle a, nous apprend le générique, rapatrié l'un de ces gradés complices au Vatican, dans l'une des plus prestigieuses églises de la chrétienté… Spotlight ne nous laisse pas pour autant déchaîner notre ire, car nous sommes mis face à notre propre responsabilité, en tant que membre de la société. Tous ceux qui ont oeuvré à la révélation du scandale ont été, d'une manière ou d'une autre, complices : l'avocat qui a aidé les journalistes en a pendant des années tiré un bénéfice financier ; le chef de l'équipe avait ignoré la liste de noms que ledit avocat lui avait envoyé il y a de cela des année ; et tous ont, à un moment donné ou à un autre fermé les yeux, par peur, par paresse ou par déni, sans y penser. Pas coupables, mais responsables. Inutile de se battre la coulpe, intervient le rédacteur en chef : l'essentiel est d'agir, enfin. Il n'empêche : cette prise de conscience fait que l'envoi chez l'imprimeur, qui devrait être le couronnement de leurs efforts, est plus amer que victorieux. Il faut bien la pagaille du standard téléphonique, le lendemain, jour de la publication, pour se dire que quelque chose a été débloqué et qu'il est encore possible, peut-être, de croire en l'homme. (Même si quelque part, quand on voit le magma de névroses et de complaisance qu'est la société humaine, il semble plus facile de croire en Dieu qu'en sa créature – malgré les crimes commis par ses représentants terrestres…)
Bien réalisé, le film est aussi particulièrement bien joué, avec une brochette de bons acteurs : Liev Schreiber (qui ressemble à @_gohu, un truc de dingue), Mark Ruffalo et son visage soucieux (Hulk dans les Avengers !), Michael Keaton (Birdman !), Rachel McAdams et son parfait sourire navré ou encore John Slattery qui joue toujours au golf (Roger dans Mad Men).
18:09 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, spotlight
19 mars 2016
Eilis' Island
À voir la bande-annonce de Brooklyn et sa photographie hyper léchée, je craignais le film-cliché, épopée sentimentale d'une jeune Irlandaise immigrant à New York. Mais justement, Brooklyn n'est pas New York – on fait un pas de côté. Lorsque Eilis (Saoirse Ronan1) passe la douane, la porte se clôt derrière elle dans un halo de lumière surnaturelle ; l'image en elle-même est kitsch, mais le montage fort intelligent, car rien ne nous est montré de ce qu'elle voit : l'éblouissement est pour ceux qui sont restés de l'autre côté. Le côté très propret de l'image et de l'héroïne souligne le contraste entre son quotidien et la réalité fantasmée des candidats à l'immigration. Il vient atténuer, enrober des difficultés que le scénario n'élude pas, à commencer par la traversée mouvementée où Eilis vomit ses tripes et pisse dans un sceau parce que les occupants de la cabine d'à côté ont verrouillé les toilettes…
Dans les rues de la ville, pas de regard vers les hauteurs : les gratte-ciels sont éludés, la caméra reste résolument à hauteur d'homme, devant les passages cloutés où les gens s'entassent pour aller travailler. Eilis, qui loge à Brooklyn dans une pension tenue par une bigote et peuplée de péronnelles, gagne sa vie comme vendeuse dans les grands magasins2, où la superviseuse est un clone d'Anna Hathaway. Le luxe du lieu et de la clientèle font peut-être rêver sa meilleure amie, mais Eilis apprécie moyennement cet emploi, qu'elle exerce comme gagne-pain le temps de mener à bien ses études de comptabilité. Parce que, oui, Eilis est le genre de fille qui veut devenir comptable, ne glousse pas, s'intéresse modérément à la gent masculine… et passe Noël à distribuer des repas aux vieux Irlandais désocialisés, que les filles de la pension considèrent comme de rebutants personnages (la soupe populaire n'est pas glamour, c'est sûr) et qui constituent cependant un motif de fierté nationale (ce sont eux qui ont construit New York, rappelle à Eilis le prêtre qui a organisé sa venue). La double tentation du misérabilisme et de la grandiloquence s'annule d'elle-même – l'un et l'autre sont tenus à égale distance par l'humour. Cet équilibre parfait constitue la grande force du film, avec ses round characters3. Eilis s'émeut, Eilis s'ennuie ; elles sourit aux hymnes de son pays, mais aussi de l'image de mère Teresa qu'elle renvoie et qu'elle n'est pas.
Car si Eilis est le genre de fille qui veut devenir comptable, ne glousse pas, et s'intéresse modérément à la gent masculine, elle ne se fait pas prier pour aller danser, rit volontiers et tombe rapidement sous le charme de Tony (Emory Cohen). Ah ! Tony ! Ce n'est pas le séducteur rital aux mains baladeuses et aux paroles enjôleuses, c'est la choupitude et la drôlerie incarnée. He's nice, and fun. Cette manière de pratiquer la pique agaçante et de désamorcer les tensions par l'humour… je connais bien ce charme, j'y suis plus que sensible : Tony est un Palpatine en moins qualifié et plus replet, un cœur d'artichaut avec de la répartie. Cela fait du bien, pour une fois, de voir une histoire qui va de soi, une relation sans problème, où l'on est ami avant d'être amant. J'aime que l'accent soit mis sur leur complicité, et leurs embrassades plutôt que leurs baisers. J'aime leur aplomb sentimental, leurs sourires, leur humour à deux, véritable pas de deux, et j'aurais volontiers passée plus de temps en leur compagnie, à ronronner contre Palpatine.
« Elle a regretté que ce ne soit pas davantage une romance, » dixit A. à propos de sa sœur, qui a titillé sa curiosité. C'est qu'on reprendrait bien un rab de choupitude béate, oui. Mais c'est justement parce que la thématique de l'immigration reprend ses droits que les éléments perturbateurs restent extérieurs à leur relation et que celle-ci nous paraît si enviable. Dans les comédies romantiques, les amoureux se prennent eux-mêmes les pieds dans le tapis ; ici, c'est la vie qui leur met des bâtons dans les roues. Circonstances familiales obligent, Eilis doit retourner en Irlande et, tout, tous conspirent à transformer son court séjour en retour définitif : une mère à chouchouter, une meilleure amie bientôt mariée, un travail sur un plateau (alors que c'est parce qu'il n'y avait aucun avenir pour elle qu'Eilis était partie !)… et Jim, un très beau parti (Domhnall Gleeson4). Le casting est décidément pour me plaire : après le charme italien, place au charme britannique, l'esprit et l'élégance du grand maigrichon le disputant à l'humour et la simplicité du joyeux loustic. Je comprends qu'Eilis se laisse porter par le rêve d'une autre vie – qui pourrait être tout aussi bien que celle qu'elle mène aux État-Unis, lui souffle Jim. Bot, comme dirait celui-ci avec son accent à couper au couteau, il y a un but : le choix n'est pas entre Tony et Jim, comme il le serait dans une comédie romantique ; c'est un choix de vie – de style de vie, évidemment, mais aussi et surtout de faire avec la chronologie, les faits, ce que le hasard a proposé et dont on s'est emparé, que l'on a investi, pour commencer à donner sens à cette vie et à y trouver sa place. L'alternative n'est pas entre Jim ou Tony, mais entre renier une partie de ce qui l'a construite comme si elle n'avait jamais existé ou poursuivre une vie qu'elle s'est inventée, loin de la place confortable que sa famille et ses amis lui ont arrangée. Cela ne signifie pas qu'une existence soit meilleure que l'autre (ce que de toutes manières on ne peut pas vérifier : impossible d'explorer tous les possibles de l'existence en même temps ; en explorer un, c'est s'en fermer d'autres), mais qu'il faut en choisir une pour lui, pour se, donner une chance de se réaliser.
Petit suspens, clos d'une belle manière, par une rare élégance de storytelling : des éléments disséminés dans le récit sans que l'on y ait prêté attention s'agencent d'une manière telle que ce qui arrive aurait pu ne pas arriver, mais, se produisant, empêche tout retour en arrière5. Il ne peut plus en être autrement, sans que l'on puisse pour autant parler de destin, car on sent qu'il aurait pu en être autrement. La boucle est bouclée, avec élégance et humour, une fois de plus – et une nouvelle frimousse absolument adorable.
1 Agatha dans The Grand Budapest Hotel !
2 Reconstitution appliquée ; on se croirait dans Carol – est-ce que les décors se revendent d'un film à l'autre ? Peut-on avoir un tarif de seconde main ?)
3 Tout le monde ou presque a le droit à son moment de tendresse, y compris les péronnelles dont on comprend qu'elles surjouent pour se donner du baume au cœur. Premières à se moquer du côté « paysan » d'Eilis, elles sont ensuite là pour elle, pour lui donner des cours de spaghettis avant son déjeuner dans la famille de Tony.
4 Oh my God, c'était un Weasley. Les métamorphoses d'acteurs, quoi…
5 La première fois que j'ai rencontré ce genre de pirouette que l'on ne perçoit pas comme telle, c'est je crois dans Thinks… de david Lodge.
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16 mars 2016
The Assassin
The Assassin ? Mais tu es sûûûûûûûûûûre ? Je veux bien, mais c'est une chinoiserie, c'est contemplatif, ça va être super lent, une feuille qui remue dans le vent, tu vas râler. Deux minutes avant, Palpatine m'apprenait que The Revenant était classé comme western et que ça n'allait du coup probablement pas me plaire. Déçue de ne pas pouvoir apprécier DiCaprio dans le rôle qui lui a valu un Oscar, me voilà de surcroît vexée : je suis la fille qui n'aime rien (que le mainstream), surtout pas la lenteur, et tant pis si j'ai kiffé être initiée au no d'Amagatsu, ça ne compte pas, La Sapienza non plus, que je suis pourtant allée voir seule de mon plein gré, ça ne compte pas ; on ne peut pas changer, hein, on n'aime pas la lenteur, on n'aime pas la lenteur, c'est comme ça. Autant dire que, ne serait-ce que par pur esprit de contradiction, j'étais fermement décidée à kiffer ma race.
Prophétie auto-réalisatrice ou mauvaise foi poussée à son comble, j'ai kiffé… et passé une bonne part du film à m'interroger sur cette idée de lenteur. C'est-à-dire entre deux pensées bizarres, qui, dans une attention flottante, vous tombent dessus comme l'insecte dans la fleur dont on filmait le frémissement au soleil : est-ce que le réalisateur a remarqué ce point noir à l'écran ? Est-ce qu'il s'est est contenté ? Est-ce qu'il a choisi ce plan précisément pour cela ? A-t-il attendu qu'un insecte tombe là ? Et ces biquettes silencieuses, ce n'est pas possible ; les biquettes ne sont jamais silencieuses – sauf à dormir ; il a post-synchronisé les biquettes avec des chants d'oiseaux, non ? Et ces soies bigarrées sont-elles anachronique ou trahissent-elles notre habitude à imaginer le passé en sépia, noir et blanc ? Quand la lenteur devient-elle de l'ennui ? Est-ce que je m'ennuie, d'ailleurs ? Je n'en sais fichtre rien ; c'est plutôt bon signe.
Ce qui est lent est lent soit par contraste, par rapport à un mouvement plus rapide, soit par rapport à notre attente. Mais l'attente, c'est justement le film qui la construit. Bien souvent, ce qui m'exaspère n'est pas la lenteur en elle-même, mais l'absence de réflexion ou de construction narrative dont elle est le vecteur – typiquement, les interminables échanges de regards pseudo-profonds et les bouts de déserts sans virevoltant : le western, mesdames et messieurs (annonce en fanfare auprès d'un saloon clairsemé d'ivrognes endormis). Je ne déteste pas la lenteur ; je hais les longueurs. Je ne déteste pas l'immobilité ; je hais l'errance – le film qui ne sait pas où il va (ou parfois le personnage, quand le film épouse un peu trop bien son point de vue) ou que l'on ne peut pas suivre (les coussins doivent encore se souvenir de ma frustration devant Mulholland Drive – je les ai mordus). En somme : je ne déteste pas l'attente ; je hais la frustration.
Or The Assassin, en nous plaçant d'emblée dans une perspective contemplatrice, ne crée pas de frustration relative à la lenteur. Si frustration il y a – et frustration il y a chez ma voisine qui a regardé sa montre à intervalles de plus en plus rapprochés –, c'est de peiner à suivre l'intrigue. Intrigue qui tient paradoxalement en une ligne : Yinniang, devenue maîtresse dans l'art de tuer mais pas de carapacer son cœur, se voit assigner pour épreuve de tuer son cousin, gouverneur de la province de Weibo. Sauf que… le cousin s'avère être également l'homme auquel Yinniang était promise, par la mère de celui-ci ; mais la mère était en réalité la belle-mère, qui est morte en regrettant d'avoir trahi Yinninang et laissé son beau-fils faire un mariage politique ; et la femme à qui le gouverneur raconte tout ça n'est pas sa femme, comme je l'ai cru pendant toute la scène, mais une concubine qui lui ressemble affreusement une fois toute apprêtée1. Ajoutez à cela des considérations politiques du fait que Weibo est une province autonome sur laquelle lorgne l'Empire, et vous trouverez vous aussi que l'herbe bouge beaucoup trop vite ! Difficile de fixer l'information ; il faut généralement attendre la scène qui suit pour s'assurer qu'on a compris celle qui précède. (J'aurais bien embauché Gondry pour qu'il me dessine des petits schémas sur le côté. Un arbre généalogique et une carte géopolitique, déjà. Ou alors des infobulles sur les personnages, ce serait pas mal, aussi.)
C'est comme les intrigues d'opéra baroque, résume Palpatine à la sortie : il ne se passe rien, mais on a du mal à suivre. Mais comme à l'opéra, on s'en fout un peu, en fait. Prima la musica, sur ce coup-là. Certes, on a besoin de comprendre la parole, au moins dans les grandes lignes, mais ce qui fait qu'on est là et qu'on y prend plaisir, c'est l'air. La brume qui glisse sur le lac au crépuscule. La bouche close de Yinniang. Le bonhomme de papier vaudou qui se replie dans l'eau. La nonchalance avec laquelle Yinniang arrête le sabre lancé dans son dos par l'homme qu'elle vient d'épargner, attendrie par l'enfant qu'il tient dans ses bras.
On glisse sur les visages : il faut une blessure physique pour que Yinniang, dans la douleur de devoir tuer l'homme qu'elle aime, s'autorise une légère crispation faciale, et ses uniques pleurs sont pudiquement cachés derrière un pan de tissus (mais le soupir de ses sanglots, ah !). Inutile d'espérer voir étalées les motivations psychologiques des uns et des autres : on ne pénètre pas la psyché. La seule profondeur qui s'offre à nous, dans ces conditions, est la profondeur de champ. Alors que dans les films occidentaux, les intérieurs sont souvent des décors, que l'on voit à peine et dont, au mieux, on se sert inconsciemment comme béquille pour caractériser le personnage, ce sont ici des espaces dans lequel l’œil est invité à pénétrer, à s'attarder – des espaces que l'on se retrouve nous aussi à habiter. Les intérieurs sont traités comme les paysages, et les paysages ne sont pas des panoramas : ils le sont peut-être au premier abord, lorsque la beauté de l'image vous fait immédiatement ajouter la Chine à votre wish-list touristique, mais ne le restent pas longtemps ; la caméra s'attarde le temps qu'il faut pour que le paysage de carte postale s'anime, pour que l'air, les silhouettes, les insectes et l’œil y circulent, et qu'à s'y promener, on se sente habiter cet espace. Extérieur comme intérieur. L'opposition s'efface, faisant affleurer la continuité entre intérieur et intériorité.
La profondeur de champ mène et se confond à la profondeur des sentiments, justement parce qu'il n'y a rien à approfondir, qu'il faut, qu'il suffit de glisser d'un visage à un autre (et le premier est alors tenu en hors-champ), d'une scène à une autre, d'un instant à un autre, avec toute la grâce (aisance et pudeur) que l'on peut. On glisse ainsi le long du fil noué de l'intrigue, on suit ses intrications, par-dessus, par-dessous, dans quelle boucle il passe, on suit son cheminement sans chercher à le dénouer, seulement pour savoir si déjà on le peut. Après avoir déroulé le nœud en pensée, Yinniang prend la décision de ne pas le trancher – et de laisser ainsi, inextricablement emmêlées, les considérations du cœur et de la cité, de sorte que l'on n'est plus sûr que l'ordre désobéi n'ait pas été une épreuve de vie mûrement réfléchie. Je décide moi aussi de ne pas trancher et de me laisser hanter par la beauté de Shu Qi - Yinniang, ses lèvres, ses yeux, ses cheveux libres comme ceux des hommes, des guerriers, quand ceux des femmes sont relevés dans des coiffures extrêmement raffinées, et sa manière pudique de se battre au poignard pour signaler sa présence ou révéler son identité. C'est dingue l'attrait que peut exercer la force qui émane de la beauté2… (Je peux maintenant vous l'avouer : j'avais surtout envie de voir The Assassin à cause d'elle, de l'affiche.)
1 Ce n'est pas un problème d'Occidentale mal accoutumée aux traits asiatiques ; j'ai un problème récurrent de reconnaissance des personnages : il a fallu que barbe blanche n° 1 meure dans le Seigneur des anneaux pour que je capte qu'il y avait deux personnages à longue barbe blanche – tu m'étonnes que je ne comprenais rien. C'est peut-être pour cette même raison que je ne suis pas spécialement fan des films policiers : trop fatigants à suivre ; il me faut une concentration et un temps fou pour comprendre qui magouille quoi avec qui.
2 Lecture du moment : The Art of Grace ; et lecture du jour : « Une femme qui attaque à mains nues : jouissif ? »
21:42 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, the assassin, shu qi