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Rechercher : amagatsu

Empreintes d'un temps enfoui

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Les hommes-galets
 

Anticipez le mouvement, vous suffoquerez d'immobilisme. Cherchez l'immobilité et tout se mettra en mouvement. Le tissu qui frémit de l'onde du mouvement, la cage thoracique qui s'étonne de respirer, l'érosion des hommes-galets sur scène, l'attention des spectateurs tout autour de vous. L'immobilité n'existe pas, on n'en appelle à elle que pour faire apparaître le mouvement, qui a toujours déjà commencé : lorsqu'on rentre dans la salle, la sable s'écoule déjà de deux sabliers, sur des plateaux qui font appel à un équilibre d'avant la justice, d'avant toute société. Umusuna ne nous emmène pas aux origines du monde mais danse le mystère du monde qui existe avant notre venue au monde, avant l'Histoire, avant les souvenirs. Un temps enfoui sous la parole, sous l'écriture, et dont la seule empreinte est le mouvement, le mouvement qui balaye l'immobilité où s'ancre le mythe des origines, comme les archéologues balaient à présent la poussière pour récupérer un fragment passé. Un pas devant l'autre, spectateur : Amagatsu nous a fait entrer dans la danse sans que l'on s'en aperçoive.

 

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Les hommes amphibies
 

On est plongé dans ces « mémoires d'avant l'Histoire » comme dans le silence de la mer, bruissant et inaudible. Enfin muet, on peut être fasciné par les corps qui rampent comme des animaux qu'on ne connaîtrait pas encore, ou plus, étape enfouie entre la bactérie et le poisson ; par les fleurs ou plumes rouges surgies des oreilles comme un superbe parasite, exotique, sur un arbre ; par les cercles qui effacent peu à peu les traces des danseurs ayant rayonnés à partir d'un même point chacun dans sa direction, dans le sable vierge – l'origine réintégrée dans la course à petites foulée des planètes, tour à tour le centre les unes des autres.
 

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Les hommes-planètes
 

Fasciné et inquiété par ces bouches noires et béantes, qui trouent des visages impassibles alors que le corps, baigné de lumière rouge, semble hurler, comme de l'acier en fusion.
 

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Les hommes en fusion
 

Et ces mêmes corps, en groupe, flotter comme algues qui se déploient les unes après les autres. Et pendant tout ce non-temps, échappé d'aucun sablier, du sable coule au fond de la scène, ans s'arrêter, sans envahir la scène, coule, tombe comme s'élève la flamme. On s'abîme dans ce que l'on voit, dans ce que l'on ne voit plus, on s'oublie parfois mais on ne s'ennuie pas. Ou plus. Ou pas encore.  

 

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L'ombre de la main, de la main-serre

Mit Palpatine

Les photos sont pour la plupart issues du site de la Biennale de Lyon et le titre de ce billet est une traduction proposée par le programme.

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18 mai 2013 | Lien permanent

Anémone humaine et autres métamorphoses

Les pièces dansées par Sankai Juku exigent du spectateur un état contemplatif proche de la transe, ce qui n'est pas chose aisée le ventre vide1. Heureusement, Palpatine et moi sommes proches de la scène et Ushio Amagatsu a « osé mettre plus de mouvements », ce qui rend Meguri plus facile à suivre même si, en contrepartie, les images se gravent moins profondément dans la mémoire. Les sillons de l'extrême lenteur sont ailleurs, sur le mur au fond de la scène, décor inspiré « des fossiles de crinoïdes, animaux aquatiques en forme de plantes, apparus dès l'époque du paléozoïque ». Les éclairages projetés sur ces motifs d'algues nous plongent dans les bas-fonds marins ; s'y déploie une fascinante anémone humaine, groupe de danseurs sur le dos, qui plient-déplient-replient bras et jambes, les mains fureteuses, mi-anguilles-Gorgones mi-têtes de robots anthropomorphisés2.

Dans le tableau suivant, les lumières bleues concentrées au centre du praticable nous font remonter à la surface, trois danseurs sur les bords-ponton. J'aime beaucoup ce mouvement récurrent, que je tente ensuite tant bien que mal de mimer sous le nez de Palpatine : les doigts qui s'ouvrent pour fermer leur corolle un peu plus haut, une main dépassant l'autre, comme des bulles qui s'échappent. Ou des poissons qui activent leur mâchoires pour gober du plancton ascendant. Ou des fleurs carnivores qui se dressent pour gober un insecte. Quelque chose d'organique, en tous cas, qui entremêle minéral, végétal et animal, à l'image des crânes-galets des danseurs ou des cartouches d'algues fossiles devant lesquels ils évoluent.

Vers la fin, les éclairages transforment subitement cette espèce de mur des lamentations géologique en or ; c'est soudain la porte d'un immense temple, couverte d'inscriptions inintelligibles mais sacrées. Quelque divinité comme : la nature, le vivant, l'incroyable richesse de toute ce qui prolifère, aussi bizarre et variée que les images qui nous proviennent de temps à autres de plongeurs-explorateurs, avec leurs créatures translucides, nouvelles combinatoires d'une inventivité à faire pâlir les dessinateurs les plus extravagants de science-fiction3. « Exubérance marine, tranquillité terrestre » : Ushio Amagatsu, les côtes qui tombent comme les joues d'une tortue, rend au corps toute son étrangeté protéiforme.


1
Débuts brouillons de mon régime pauvre en sel et en sucres (à cause des médicaments pour ma tendinite).
2 À chaque fois, je pense aux abdominaux qu'un tel gainage requiert – pilates au petit-déjeuner. Et la maîtrise musculaire qu'il doit falloir pour donner l'impression de trembler de tout son être, comme le font les danseurs dans le quatrième tableau ! Ils ne vibreraient pas davantage sous l'effet d'un marteau-piqueur…
3 Difficile de faire plus futuriste qu'une de ces créatures ancestrales.

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03 juillet 2016 | Lien permanent

Montrer mains blanches

Jamais je ne serais spontanément allée voir une pièce de danse japonaise dont je ne distingue pas le titre d'avec le nom du chorégraphe. Mais Palpatine est fan d'Amagatsu et comme les amatrices du genre pressenties comme accompatrices étaient indisponibles j'ai tenté l'expérience. J'avais un peu peur de la lenteur - surtout lorsque Palpatine, pas très en forme, me demande de jeter un oeil sur lui de temps à autres et de le secouer s'il montre des signes de faiblesse. Placés au deuxième rang, on s'épargne déjà d'avoir à forcer sur ses yeux. Sans rideau, la scène exhibe une installation dont je me demande comment les danseurs vont en jouer : au sol, ce que je prends d'abord pour un praticable et qui se révèle être couvert de sable, sur les côtés et suspendues dans les airs au milieu, des vitres parcourues de traces qui dessinent des réseaux de veines, supposé-je à cause de leur couleur rouge ou bleu.

 

I. Eriger. Se relever.

Trois danseurs entrent sur scène ou plutôt dans l'espace scènique : l'air semble devenir liquide alors qu'ils se meuvent. Lentement. Pas au ralenti ni précautionneusement. Lentement, à en étirer le temps. Sous les longues robes, on ne voit pas toujours les pieds bouger, et on en distingue à peine la secousse ; leur déplacement est aussi hypnotique que peut l'être celui de Willis, à la différence près que nos fantômes sont beaucoup trop terriens pour s'envoler. Entièrement maquillés, poudrés, talqués de blanc, ils errent sans jamais se statufier, et tombent tour à tour - rapidement, sans bruit, efficaces. A chaque fois, un homme tient ses pieds et les deux autres le relèvent, un peu comme Albertine prisonnière dans Proust ou les intermittences du coeur. Aucune trace de cambré ici, en revanche, le gisant est relevé d'un bloc, érigé tel une statue. Comme s'ils n'étaient pas certains de la stabilité du socle, les deux hommes retirent leur bras avec précaution, les font coulisser dans les airs et restent ainsi, encadrant et présentant l'homme dressé.

Puis cela recommence et ce n'est pas tant la lenteur que la répétition qui est troublante. On sait que l'homme suivant va tomber allongé, être redressé par les trois autres, jusqu'à ce que les quatre danseurs se soient ainsi dressés devant le public. La variation s'introduit peu à peu, de ce que l'équilibre précaire du statufié le conduit parfois pour ainsi dire à imploser, tombant sur lui-même par désarticulations successives.

 

II. Mémoire estompée des origines

Difficile de déterminer  quand commence et quand prend fin un tableau, s'il est vrai qu'il n'y a jamais de temps d'arrêt (on ne casse pas ce qu'on est en train d'étirer, voyons !), mais on brodera à partir de la scène qui se définit par l'entrée d'un nouveau personnage (et comme cela risque de ne pas entièrement fonctionner, ma mauvaise foi vous répondra que la scène est tout autre chez les British mais ne laisse pas d'être une scène).

Suivi d'une mystérieuse brume de laque, Amagatsu emplit la scène avec les échos de ses ports de bras très lents, très curieux : poignets cassés comme en baroque, mais les bras montent jusqu'en cinquième. Les épaules, un peu voûtées, trahissent avec la sécheresse du corps la vieillesse du danseur, mais leur posture participe à l'étrangeté de la chose. J'imagine que les passages au sol sont devenus un peu trop violents pour lui ; ils n'ont de toutes façon pas leur place dans ce solo. Enfin solo... si on omet les quatre hommes par terre, justement, qui se livrent à la plus terrible séance de gainage abdolminale qu'il soit possible d'imaginer. Je le soupçonnais déjà pour les érections du premier tableau, j'ai vérifié ensuite : tablettes de chocolat blanc qui passe presque inaperçues sous le maquillage. Sur le dos, ils relèvent lentement tête, mains et jambes crispées dans l'élévation.

La lenteur avait commencé à me réjouir : pour une fois, je pourrais tout voir. Ne pas perdre la géométrie du corps de ballet pour avoir isolé l'un de ses membres comme soliste, ou le mouvement d'un pas de deux pour avoir été hypnotisée par un visage. Pas du tout. La lenteur exige à plus forte raison une attention unilatéralement dirigée. Si l'on passe de l'un à l'autre, on n'accède pas au mouvement qui n'a pas encore eu le temps d'éclore. Le voir se déployer exige de s'y attarder, si bien que lorsqu'on revient vers un danseur qu'on avait laissé à son immobilité progressive, on s'étonne de le retrouver dans une tout autre position. La lenteur des gestes accapare le regard sur un point, qui n'est attiré par nul autre mouvement brusque. Palpatine me racontait que dans une autre pièce, une grande aiguille dorée descendait des cintres, mais de telle sorte qu'on découvrait sa présence sans avoir remarqué sa descente (vérification DVD nécessaire). Le temps n'est même plus étiré : il disparaît avec le chamboulement de notre perception.

Sans transition, donc : les quatre danseurs accroupis, tête renversée, ronde et blanche, trouée d'un rond noir. Ils se balancent comme des algues, la bouche ouverte comme hammeçonnée par une main invisible, un cri qui descend en eux et les possède. Cet orifice béant et silencieux est terrifiant. Avec quelques autres postures à collecter par la suite, on aurait le matériau d'un film d'épouvante garanti sans effets spéciaux.

 

III. L'intérieur de l'intérieur est l'extérieur

Ce titre m'a intriguée dès le début, à indiquer un retournement comme je les aime, sans rebondissement. Perplexe à la lecture du programme, je n'ai cessé de me creuser la tête lorsque trois hommes se sont lancés dans des jeux de symétrie et de parallèlisme entre deux vitres (et dans ces cas-là, la souris devient bouledogue, elle ne lache pas le morceau). Je me suis revue entre les miroirs de la penderie de ma grand-mère, qui se faisaient face, à former un corps de ballet à moi toute seule, d'une synchronisation jamais égalée. L'intérieur médiant (celui du complément d'objet) devait donc être celui du milieu, l'homme entre les deux vitres. L'autre intérieur, c'est celui qui se comporte en miroir en face de lui, derrière la dernière vitre, et donc à l'extérieur de l'espace défini par les deux vitres. Le schéma se répète entre le troisième homme et celui du milieu. Répliques en deviendrait simple, pour un peu.

 

IV. Des mains invisibles. L'image apparaît.
V. Tout ce qui voit l'image se briser.

La frontière entre les deux tableaux est encore plus floue pour moi. Les hommes troncs devant les vitres aux branchages colorés, les mains comme les bois d'un cerf. J'en retiendrai surtout ces mains métamorphosées en serres, qui griffent l'espace et s'y accrochent. Extrêmitées tortueuses, noueuses : Schiele s'est introduit chez Ovide. Lorsque les hommes se rapprochent en paquet, leurs serres odoyantes les transforment en une gigantesque anémone (ici, pour le film d'épouvante, un groupe de morts-vivants).


VI. Mémoire des souvenirs passée.

Nouveau solo d'Amagatsu. Les bras tendus l'un au-dessus de l'autre, la main d'en dessous en suppination, celle du dessus en prônation, il semble montrer un oeuf. Tout commeprécédemment les mains qui aggripent l'espace, la gestuelle semble prendre sa source dans le mime. Bien qu'aucune action reconnaissable ne soit suivie, les mouvements gardent quelque chose de concret. On en arriverait au paradoxe d'un mime abstrait.


VII. Harmonie de deux vagues d'ondes.

Des ongles vernis rouge et un hippocampe à l'oreille gauche ? Je mets quelques instants à distinguer les capuchons que les danseurs ont au bout des doigts, assortis à des oreillettes high-tech (je veux les mêmes pour mon mp3) en plume. Jusque là, seul Amagatsu en avait des fines qui lui coulaient des oreilles, deux minces filets de sang.

Et là, c'est tout bonnement hallucinant : les danseurs aux bouts de doigt rouges déclenchent une épilespie à leurs mains. Elles n'ondulent pas à partir du poignet, ne recevoivent pas leur mouvement des doigts, mais sont agitées de vibrations. Les mains ont cessé d'appartenir aux corps dont elles constituent l'extrêmité ; on dirait que les danseurs tiennent des colibris. Cela devient vite fascinanant puis hypnotique : illusion, les capuchons se mélangent en couleur, et bientôt c'est l'air qui vibre.

Nos contemporains occidentaux peuvent se rhabiller avec leurs isolations. C'est peut-être ce qui est le plus étrange dans ce spectacle : on oublie qu'il s'agit de corps. Au contraire à ceux des danseurs classiques, poussés par leurs propriétaires au bout de leur possibilités, leur maîtrise relève ici de la possession. Des corps, kara, possédés par une âme (mi, qui ne désigne pas l'âme mais le corps reconfiguré par elle).

La vibration des extrêmités doit durer une bonne dizaine de minutes - inconcevable mais enchanteur. A la sortie, les mains des spectateurs déclarent leur indépendance et se mettent par imitation pataude à faire de drôles de choses. Peut-être pour punir leur propiétaire de les avoir frappées si durement lors des saluts. C'était presque choquant cette frénésie de faire du bruit, alors que la musique, discrète, avait rapparu (curieusement, le silence n'est jamais pesant, on en oublierait même les tuberculeux) et que les corps des danseurs impassibles ployaient lentement en saluts. Une fois dégagée de ma torpeur comme une statue émerge du marbre, je me suis appliquée à applaudir silencieusement. Je n'aurais pas la force d'assister régulièrement à des représentations de ce genre, mais c'est une expérience fascinante, ne serait-ce que par la modification qu'elle apporte à notre perception du temps (ainsi qu'à celle du geste pour les danseurs occidentaux).

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03 mai 2010 | Lien permanent

Akramkhadabra

Il y avait une place devant, mais j'avais une place au rang Q et j'y suis restée – sur le cul. Je ne connaissais Akram Khan que de nom (et encore, sans l'orthographe) mais nom de nom, il aurait été dommage d'en rester là. Vertical road s'apparente à du contemporain sans le côté contempo, à du butô sans lenteur, à du hip-hop sans ouéch, à de la danse indienne sans délicatesse maniérée et à un art martial sans défaite. Cela ne ressemble à rien et ça a pourtant de la gueule, ce n'est rien de le dire.

 


Les mouvements très ancrés dans le sol, genoux pliés, tête souvent relâchée, explosent et libèrent une énergie qui confine à la violence. Pas de portés mais des jetés ; ici, quand on déboule, c'est au sol. Les secousses qui agitent le corps vont des à-coups de la pulsation cardiaque aux spasmes frénétiques de la transe, tandis que la musique, indissociable des corps, martèle dans un crescendo qui alterne avec des moments d'acalmie, des battements de coeur plus ou moins essoufflé et assourdissant. Cela part des tripes et vous y prend. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai le cou qui part en avant, une épaule qui se rabat ou les abdos qui se contractent, tant nous fait entrer en empathie avec les danseurs la musique dont on finit par ne plus trop savoir si elle part du corps des danseurs, accompagne leur effervescence ou n'est que la résonance très amplifiée de notre propre être intérieur.

On ne comprend pas toujours tout, mais on le vit. Ce n'est qu'en passant chez Amélie que j'ai pu reconstituer le fil d'un homme qui, d'abord séparés des autres derrière une bache translucide (effet d'ondes frappant), s'immisce à leurs côtés et cherche à prendre l'ascendant sur eux, jusqu'à ce qu'il se retrouve exclu, à nouveau séparé par la bache mais côté public cette fois, et doive tendre la main (poser la sienne sur celle des autres, en contrejour) pour faire tomber le rideau (cette chute... après la Prisonnière, le Funambule ou Kaguyahime, je ne m'en lasse pas, c'est toujours aussi beau).

Entre les deux, l'étranger arrive avec ses tablettes, qu'il pose droites comme les autres, d'abord immobiles et qu'il déplace comme des pions, soulevant au passage un nuage de poudre, entre poussière d'une tribu ancestrale et sable d'une contrée désertique (mirage d'Amagatsu). Quand ces être s'animent, ils sont possédés. Cela donne lieu à des scènes incroyablement fortes, notamment lorsque, oscillant sur les pieds et les mains, les genoux en l'air, ils avancent comme une armée de fourmis et colonisent la scène, ou se rassemblent en cercle, bras en l'air, battle sans idole. Dans cette étrange communauté où les filles ne se distinguent des hommes que par des chignons qu'elles portent très haut et qui les font ressembler à des mangas karatéka, on ne s'attire pas, on s'aimante. Et c'est alors un formidable combat où l'on porte atteinte à l'autre sans jamais le toucher (au summum de son pouvoir, les mains de l'étranger tournent autour d'une sphère imaginaire et c'est un autre qui, pris dans ce manège, s'en trouve malmené). Si les comparaisons n'introduisaient pas des connotations parasites, je dirais sans hésiter que des guerriers manga se battent à coup de champs magnétiques et finissent sans volonté aux mains de l'autre : sous imperium. Non moins fascinant est le moment qui suit où deux corps se retrouvent entremêlés plus qu'enlacés, dans un duo d'une sensualité ni suave ni animale, avant que la fille ne soit hissée sur les épaules de l'homme et que, genoux face à son torse, elle redresse son buste vers la lumière qui l'aspire, juste au-dessus d'elle. Moment de suspension. Et ça reprend - aux tripes, toujours. 

Pour les photos des saluts (quoique pas le même jour), voir chez Palpatine.

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08 mars 2011 | Lien permanent

Zut, flûte et violoncelle

D'abord, il y a eu cette histoire de bouteille. La faute à la Philharmonie. Puis un replacement raté. La faute à Palpatine et moi, qui nous sommes fait griller par l'ouvreur (d'après lui, parce que j'avais voulu m'asseoir trop tôt ; d'après moi, parce qu'il a tardé et que nous étions les seuls debout, fort repérables). Maugréant l'un contre l'autre, nous courrons jusqu'à sixième étage alors que les musiciens entrent en scène. L'ouvreuse, fort aimable et pragmatique, nous suggère deux sièges qui ne sont pas les nôtres, mais qui nous éviteront de déranger qui que ce soit. Palpatine s'assoit ; je fais signe au monsieur qui a mis ses affaires sur l'autre place que je souhaite m'y installer : « La place est prise. » Par son manteau, donc. J'en reste littéralement sur le cul : ébahie par ce manque de courtoisie mais dans mon tort, je m'assoie par terre, sur les marches, à côté de l'ouvreuse, qui participera à notre conversation muette de grands yeux étonnés lorsque Palpatine se retournera vers moi, entre deux mouvements. Excédée par tout le monde, moi compris, il me faut un certain temps pour me remettre de cet accès de misanthropie, qui m'empêche d'entendre rien d'autre que ma mauvaise conscience et ma mauvaise humeur. Et m'empêche de rien voir d'autre que l'assez courte queue de cheval de la soliste, qui, dès les premières mesures, voltige en tous sens (surprise de constater que les cheveux sagement tirés en arrière sont la conséquence d'un caractère fougueux – un oxymore capillaire, à tout le moins).

Prendre un point fixe. Je me concentre sur le dos de la violoncelliste. Y a-t-il rien de plus beau qu'un dos en mouvement, où les omoplates respirent comme des ouïes ? Un dos qui plus est magnifiquement décolleté par une robe qu'il a fallu attendre les saluts pour découvrir – dentelle et ceinture d'un jaune délicat, relevant le noir de soirée d'une manière fort élégante et inattendue. Un peu comme le bis que Sol Gabetta avait déjà donné à Pleyel – mes voisins de devant, comme moi la première fois, se demandent si c'est bien d'elle qu'émane la voix, flottant au-dessus d'un archet tout à la fois baudruche qui se dégonfle, éclat de lumière qui se réfracte sur une stalactite et doigt humecté qui tourne sur le rebord d'un verre en cristal.

Quand, calmée, je me suis aperçue qu'en plus d'avoir une vue plongeante sur la soliste, j'avais de la place pour mes jambes et une vision dégagée de toute barre de sécurité (deux avantages que l'on perd à la Philharmonie dès que l'on a posé ses ischions sur un siège rembourré), j'ai pu commencer à vraiment apprécier le Concerto pour violoncelle de Dvořák. Est-ce d'avoir lu dans le Cadence du mois de mars que Sol Gabetta aspirait désormais « à un son moins crémeux et plus intime, y compris dans un concerto aussi symphonique que celui de Dvořák » ? Le moment que je retiendrai est le pas de deux entre le violoncelle et la flûte traversière, logés dans l'intimité de l'orchestre qui les isole de la salle et pour ainsi dire du reste du concerto, seuls au milieu de tous, à distance l'un de l'autre, la violoncelliste devant, le flûtiste derrière, comme Orphée suivant le dos de son Eurydice. Contrairement à celle-ci, la violoncelliste ne se retourne pas et, de la tristesse de se savoir seul, naît le sourire de se savoir seul à deux – il y a quelqu'un, quelque part, inaccessible mais très proche, qui vous offre la consolation de sa présence. La beauté de la musique n'est peut-être que le soulagement de la tristesse qu'elle exprime.

Après l'entracte, ce sont cors, cordes tendues-ténues et percussions mystérieuses... Ainsi parlait Zarathoustra ; ainsi, éblouie, n'ai-je pas tout entendu. L'esprit de Till l'Espiègle avait déjà du s'emparer de moi, car je me suis surtout amusée à observer l'arrière de l'orchestre : les timbales qui exigent des guili-guili alors que l'on est en public, c'est un peu gênant, tout de même ; les maillets coton-tiges, disposés comme les outils d'un chirurgien prêt à opérer, survolés par une main experte qui hésite une seconde avant de saisir l'instrument plus adapté, que rien, à nos yeux inexercés, ne distingue des autres ; les maillets barbe-à-papa, comme une rangée de pommes d'amour en attente d'être servies ; la cloche, que l'on a une irrépressible envie de sonner, et ce drôle de jouet cliquetant que l'on fait tourner sur sa tige comme un drapeau à l'arrivée d'une course. Et tout cela vibrait, vibrait, sous la main-colibri de Valery Gergiev, qui pourrait se faire engager direct par Amagatsu. Dernier coup de patte du maître, griffes rétractées : le moelleux d'un tigre en peluche avec le panache d'un félin. (Il paraît que j'ai trop d'imagination.)

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12 mars 2015 | Lien permanent

Elena, le cul entre deux chaises

Il y a deux legs des années 1980 qu'il vaut mieux oublier : les coupes de cheveux et les pièces de danse contemporaine. Quatre ans après 1980 vu par Pina Bausch, Anna Teresa de Keersmaeker créé Elena's aria, que ses tics de contempo rendent tout aussi peu enthousiasmant.

 

Une rangée de chaises

Commençons par interdire les chaises aux chorégraphes contemporains. Il n'y a que James Thierrée pour être assis et danser. Sans vouloir faire mon indécrottable classique, la danse c'est quand même mieux sur ses pieds. Assis, c'est la position du spectateur, pas du danseur. Il ne faut pas s'étonner ensuite que les spectateurs prennent acte de l'inversion des rôles et se lèvent à leur tour. Rien d'inhabituel à cela, le théâtre de la Ville doit avoir le plus fort taux de départ en cours de spectacle – une L1 art du spectacle vivant, en somme. Ce qui continue de m'étonner, en revanche, c'est que les gonds des fauteuils pliables ne soient pas huilés en conséquence.

 

De la lumière avec parcimonie

Un bobo cultureux n'en est pas vraiment un s'il n'a pas de lunettes. Réjouis-toi, toi qui souffre d'une excellente vue, l'ambiance a été conçue de manière à ce que tu doives forcer sur tes yeux : encore une saison de spectacles dans ce goût-là et tu arboreras à ton tour une monture, au choix, noire et carrée, petite et rouge, ronde et écaille de tortue. Parfait pour ne pas voir que cela n'a aucun sens, contrairement à Cesena, qui était imprégné du mystère de l'aube.

 

En robe et talons aiguilles

On a inventé le lycra mais non, il faut des robes sans stretch, qui plissent bien pour montrer qu'on n'a cessé de les remonter et que ce n'est pas si facile, que c'est même carrément épuisant, d'être une femme libérée. Soi-disant.

On croyait aussi s'être libéré des pointes en sortant du classique mais les contraintes, c'est un moteur artistique : tant pis si les équilibres sur talon font des mollets pois chiches. Tant pis si on a l'air d'une poule qui a envie de faire pipi en tournant accroupie, fesses en l'air, moulées dans la robe retroussée.

 

La parole

La date de création de la pièce et la tenue des interprètes ne sont pas les seuls éléments qui fassent penser à la danse théâtre de Pina Bausch. On y parle. Ou plus exactement, on y lit : des lettres adressés aux hommes, absents de la scène. Je ne sais pas trop ce qui est le plus (in)compréhensible, du français prononcé avec un fort accent ou de l'allemand – en allemand dans le texte, parce que tu n'as pas le profil théâtre de la Ville si tu n'as pas fait allemand LV1. LV2 à la rigueur : là, tu comprendras que la narratrice était jeune et que John était un gros bâtard menteur.

 

Le ventilateur

Non seulement le ventilateur fait des danseuses des filles dans le vent mais, en l'absence de musique, il permet aux spectateurs tuberculeux de tousser tout leur soûl sans effet d'écho. L'effet secondaire, c'est qu'au bout d'un temps d'attente, lorsque les cheveux sont rabattus sur une mine renfrognée, bras et jambes croisés, on a envie d'aller chercher la coiffeuse pour lui dire qu'il est temps d'arrêter la machine et d'enlever les bigoudis.

 

La vidéoprojection

Des images d'archives sont vidéoprojetées : des immeubles et des ponts dynamités implosent en nuages de poussière. Ce serait impressionnant si la toile n'était pas au format double raisin, perdue sur un côté de la scène et si les danseuses, déjà à terre, ne se mettaient pas elles aussi à s'effondrer. Un moment de groupe qui, ne serait-ce la redondance, est assez beau.

 

De la musique après toute chose

La musique remplit beaucoup trop l'espace. Alors d'accord pour quelques extraits d'opéra mais des vieux enregistrements avec des grésillements, alors, et diffusés en sourdine, pas plus audibles que des souvenirs.

 

Bis repetita placent

Russell Maliphant peut répéter le même mouvement pendant un quart d'heure : il hypnotise – au point que, lorsque la chorégraphie reprend ses droits, c'est à regret que l'on s'arrache de ce mouvement repris jusqu'à l'extase. Lorsque l'arrêt d'une répétition provoque un soulagement, c'est qu'elle n'est ni envoûtante, ni fascinante, ni stimulante. Seulement redondante.

 

Lentement mais bâillement

De nature, je suis plus une extraordinaire fouine bondissante qu'une souris passée à la tapette. Mais j'ai appris à me calmer à regarder : pour preuve de ma sagesse naissante, j'en viens à préférer les Émeraudes aux Rubis dans les Joyaux de Balanchine et, plus fou encore, j'ai réitéré avec joie l'expérience de la danse japonaise. Seulement la lenteur d'Amagatsu n'a rien à voir avec celle de Keersmeaker : là où les corps enduits de blanc, longuement préparés, transforment la moindre respiration en mouvement fascinant, les danseuses rendues banales par leur panoplie de femme se voient obligées de marquer une pause pour faire entrer dans la danse un geste plus ou moins quotidien. En poussant à bout cette logique, on en arriverait à ne plus danser pour signifier la danse – la fameuse non-danse, que Kundera aurait pu rajouter à ses paradoxes terminaux.

Ce n'est pas insupportable. Ce n'est pas mauvais. Juste, cela ne m'intéresse pas. Je préfère réessayer Rain, je préfère être fascinée par Cesena, je préfère sortir de cette impasse – une voie à explorer, sûrement, avant de continuer son chemin.

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20 mai 2013 | Lien permanent

Tristan und Isolde

On n'échappe pas à son destin : si la servante d'Isolde n'avait pas interverti les filtres, Tristan et Isolde auraient bu le poison et seraient mort ; ils boivent à la place le filtre d'amour et, au final, embrassent la mort – la seule différence, ce sont les quatre heures d'opéra que cela prend. Quatre heures durant lesquelles on se bousille le cou et les yeux pour lire les surtitres1 et ne rien perdre d'un livret extrêmement riche. Autant vous le dire tout de suite, c'est peine perdue : si les wagnophiles revoient inlassablement leurs classiques, c'est bien parce que l'opéra nécessite plusieurs écoutes. Quand on est néophyte, on s'extasie pendant toute l'ouverture puis on surnage comme on peut, espérant secrètement à l'ouverture de l'acte suivant que les chanteurs ne se remettent pas à chanter et laissent ce putain de cor nous réjouir de tristesse.

Évidemment, les chanteurs se remettent à chanter, et pas qu'un peu. Alors, après le je ne suis pas un héros (mais un jeune suffisamment ignorant pour ne pas évaluer et craindre le danger) de Siegfried, on passe à l'ultime démystification : l'amour est un poison qui coule dans nos veines car le parfait amant est un amant mort. Pour être éternel, il faut se soustraire au temps et quoi de plus efficace pour cela quand on est un homme que la mort ? De cette logique implacable découle une inversion symbolique du jour et de la nuit. Cette dernière, que le sommeil rapproche de la mort, devient le temps de la vérité, celui d'une vie vécue à l'abri du mensonge et de l'hypocrisie sociale du jour. Les Romains qui sommeillent en nous ne peuvent s'empêcher de frémir et tentent de se rassurer en se rappelant que tout cela résulte d'un amour artificiel2, empoisonné. Comment, pourtant, ne pas voir la lumière ainsi faite sur notre part d'ombre ?

Il y a bien en chacun de nous, je crois, un désir de fusion, une envie de se perdre dans l'autre, qui, si elle nous soulage un temps de nous-même, risquerait de nous perdre. Dans l'abandon amoureux, que l'on est tenté de résumer aux soupirs de la belle qui s'est enfin rendue à l'homme qui la courtise, il y aussi cette tentation d'en finir avec soi, que l'on désire et redoute à la fois (et que pour ne pas voir, on taxera de pudibonderie). Sous l'action du filtre, Tristan et Isolde ne la craignent plus ; ils l'embrassent. L'aspiration à l'amour, habituellement associé à la vie, ne serait-ce que par son caractère reproducteur, devient aspiration vers la mort. Cela est parfaitement rendu par une image de Bill Viola où le soleil aperçu à travers les frondaisons finit par avaler l'écran de sa lumière aveuglante – trop-plein de vie qui efface tout.

Pour le reste, j'avoue ne pas avoir trouvé un grand intérêt aux projections du plasticien-cinéaste : alors que la lenteur aurait pu transmettre le sens de la métamorphose comme c'est le cas dans les spectacles d'Amagatsu, elle ne sert la plupart du temps qu'un symbolisme un peu creux, qui n'apporte pas grand-chose à l'opéra. Le seul autre moment qui m'a frappé comme en soulignant le sens et la richesse est la remontée de Tristan vers la vie, poussé par une éruption de bulles (le feu et l'eau fusionnent comme la vie et la mort). C'est la traduction visuelle et poétique du moment où l'on émerge du sommeil jusqu'à la conscience (quand cela fait pop et que l'on entend soudain le bruit extérieur, comme si on nous avait débouché les oreilles), phénomène miniature de la remontée de Tristan vers la vie, contre laquelle il résiste comme on résiste quand on sait qu'il n'est pas l'heure de se lever, qu'on est encore fatigué et qu'il est bien trop tôt pour se réveiller. Tristan lutte, il ne veut pas plus de cette vie mortifère que Buffy à la saison 6, lorsque ses amis la ressuscitent et l'arrachent à l'apaisement qu'elle avait enfin trouvé. Ce retour à la vie néfaste fait apparaître la mort du couple comme un soulagement : à jamais unis par le et du mythe3, Tristan et Isolde ont fusionné et par cette fusion se sont l'un l'autre libéré d'eux-mêmes, Tristan dissous en Isolde, Isolde en Tristan.

(Contrairement à ce que j'avais cru à l'écoute du deuxième acte en concert, l'opéra n'est pas inhumain : la pulsion de mort, si pesante qu'Eros est écrasé par Thanatos, Wagner nous offre de la mettre à distance grâce au premier acte où il est clair qu'Isolde en veut à Tristan, qu'elle veut sa mort comme la sienne pour mettre fin à la situation « honteuse » et inextricable dans laquelle elle se trouve. Filtre d'amour, filtre d'oubli, on peut refouler en paix.)

 

1 Porter des lunettes s'avère doublement handicapant : 1° si l'on ne bouge que l'œil, le surtitre est pile derrière la monture, on est forcé de renverser la tête ; 2° la vidéoprojection se diffracte largement sur les verres pourtant anti-reflet – de quoi vous faire aimer encore plus Bill Viola.

2 Tristan et Isolde réécrivent l'histoire (si Tristan l'a promise à son roi, c'est qu'il voulait pour elle ce qu'il y a de plus grand) mais quel couple ne le fait pas ? L'amour est avant tout une histoire, qui a d'autant plus de réalité qu'on se la raconte l'un à l'autre – et à ceux qui nous entourent.

3 Il y a tout un passage de réflexion grammaticale qui m'a rappelé les extraits de réflexions théologiques médiévales et aristotéliciennes que j'ai pu voir en philo (pour ne pas faire dans la dentelle : est-ce que l'argument « si Dieu est grand, Dieu est » peut prouver l'existence de Dieu ?).

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27 avril 2014 | Lien permanent

The Assassin

The Assassin ? Mais tu es sûûûûûûûûûûre ? Je veux bien, mais c'est une chinoiserie, c'est contemplatif, ça va être super lent, une feuille qui remue dans le vent, tu vas râler. Deux minutes avant, Palpatine m'apprenait que The Revenant était classé comme western et que ça n'allait du coup probablement pas me plaire. Déçue de ne pas pouvoir apprécier DiCaprio dans le rôle qui lui a valu un Oscar, me voilà de surcroît vexée : je suis la fille qui n'aime rien (que le mainstream), surtout pas la lenteur, et tant pis si j'ai kiffé être initiée au no d'Amagatsu, ça ne compte pas, La Sapienza non plus, que je suis pourtant allée voir seule de mon plein gré, ça ne compte pas ; on ne peut pas changer, hein, on n'aime pas la lenteur, on n'aime pas la lenteur, c'est comme ça. Autant dire que, ne serait-ce que par pur esprit de contradiction, j'étais fermement décidée à kiffer ma race.

Prophétie auto-réalisatrice ou mauvaise foi poussée à son comble, j'ai kiffé… et passé une bonne part du film à m'interroger sur cette idée de lenteur. C'est-à-dire entre deux pensées bizarres, qui, dans une attention flottante, vous tombent dessus comme l'insecte dans la fleur dont on filmait le frémissement au soleil : est-ce que le réalisateur a remarqué ce point noir à l'écran ? Est-ce qu'il s'est est contenté ? Est-ce qu'il a choisi ce plan précisément pour cela ? A-t-il attendu qu'un insecte tombe là ? Et ces biquettes silencieuses, ce n'est pas possible ; les biquettes ne sont jamais silencieuses – sauf à dormir ; il a post-synchronisé les biquettes avec des chants d'oiseaux, non ? Et ces soies bigarrées sont-elles anachronique ou trahissent-elles notre habitude à imaginer le passé en sépia, noir et blanc ? Quand la lenteur devient-elle de l'ennui ? Est-ce que je m'ennuie, d'ailleurs ? Je n'en sais fichtre rien ; c'est plutôt bon signe.

Ce qui est lent est lent soit par contraste, par rapport à un mouvement plus rapide, soit par rapport à notre attente. Mais l'attente, c'est justement le film qui la construit. Bien souvent, ce qui m'exaspère n'est pas la lenteur en elle-même, mais l'absence de réflexion ou de construction narrative dont elle est le vecteur – typiquement, les interminables échanges de regards pseudo-profonds et les bouts de déserts sans virevoltant : le western, mesdames et messieurs (annonce en fanfare auprès d'un saloon clairsemé d'ivrognes endormis). Je ne déteste pas la lenteur ; je hais les longueurs. Je ne déteste pas l'immobilité ; je hais l'errance – le film qui ne sait pas où il va (ou parfois le personnage, quand le film épouse un peu trop bien son point de vue) ou que l'on ne peut pas suivre (les coussins doivent encore se souvenir de ma frustration devant Mulholland Drive – je les ai mordus). En somme : je ne déteste pas l'attente ; je hais la frustration.

Or The Assassin, en nous plaçant d'emblée dans une perspective contemplatrice, ne crée pas de frustration relative à la lenteur. Si frustration il y a – et frustration il y a chez ma voisine qui a regardé sa montre à intervalles de plus en plus rapprochés –, c'est de peiner à suivre l'intrigue. Intrigue qui tient paradoxalement en une ligne : Yinniang, devenue maîtresse dans l'art de tuer mais pas de carapacer son cœur, se voit assigner pour épreuve de tuer son cousin, gouverneur de la province de Weibo. Sauf que… le cousin s'avère être également l'homme auquel Yinniang était promise, par la mère de celui-ci ; mais la mère était en réalité la belle-mère, qui est morte en regrettant d'avoir trahi Yinninang et laissé son beau-fils faire un mariage politique ; et la femme à qui le gouverneur raconte tout ça n'est pas sa femme, comme je l'ai cru pendant toute la scène, mais une concubine qui lui ressemble affreusement une fois toute apprêtée1. Ajoutez à cela des considérations politiques du fait que Weibo est une province autonome sur laquelle lorgne l'Empire, et vous trouverez vous aussi que l'herbe bouge beaucoup trop vite ! Difficile de fixer l'information ; il faut généralement attendre la scène qui suit pour s'assurer qu'on a compris celle qui précède. (J'aurais bien embauché Gondry pour qu'il me dessine des petits schémas sur le côté. Un arbre généalogique et une carte géopolitique, déjà. Ou alors des infobulles sur les personnages, ce serait pas mal, aussi.)

C'est comme les intrigues d'opéra baroque, résume Palpatine à la sortie : il ne se passe rien, mais on a du mal à suivre. Mais comme à l'opéra, on s'en fout un peu, en fait. Prima la musica, sur ce coup-là. Certes, on a besoin de comprendre la parole, au moins dans les grandes lignes, mais ce qui fait qu'on est là et qu'on y prend plaisir, c'est l'air. La brume qui glisse sur le lac au crépuscule. La bouche close de Yinniang. Le bonhomme de papier vaudou qui se replie dans l'eau. La nonchalance avec laquelle Yinniang arrête le sabre lancé dans son dos par l'homme qu'elle vient d'épargner, attendrie par l'enfant qu'il tient dans ses bras.

On glisse sur les visages : il faut une blessure physique pour que Yinniang, dans la douleur de devoir tuer l'homme qu'elle aime, s'autorise une légère crispation faciale, et ses uniques pleurs sont pudiquement cachés derrière un pan de tissus (mais le soupir de ses sanglots, ah !). Inutile d'espérer voir étalées les motivations psychologiques des uns et des autres : on ne pénètre pas la psyché. La seule profondeur qui s'offre à nous, dans ces conditions, est la profondeur de champ. Alors que dans les films occidentaux, les intérieurs sont souvent des décors, que l'on voit à peine et dont, au mieux, on se sert inconsciemment comme béquille pour caractériser le personnage, ce sont ici des espaces dans lequel l’œil est invité à pénétrer, à s'attarder – des espaces que l'on se retrouve nous aussi à habiter. Les intérieurs sont traités comme les paysages, et les paysages ne sont pas des panoramas : ils le sont peut-être au premier abord, lorsque la beauté de l'image vous fait immédiatement ajouter la Chine à votre wish-list touristique, mais ne le restent pas longtemps ; la caméra s'attarde le temps qu'il faut pour que le paysage de carte postale s'anime, pour que l'air, les silhouettes, les insectes et l’œil y circulent, et qu'à s'y promener, on se sente habiter cet espace. Extérieur comme intérieur. L'opposition s'efface, faisant affleurer la continuité entre intérieur et intériorité.

La profondeur de champ mène et se confond à la profondeur des sentiments, justement parce qu'il n'y a rien à approfondir, qu'il faut, qu'il suffit de glisser d'un visage à un autre (et le premier est alors tenu en hors-champ), d'une scène à une autre, d'un instant à un autre, avec toute la grâce (aisance et pudeur) que l'on peut. On glisse ainsi le long du fil noué de l'intrigue, on suit ses intrications, par-dessus, par-dessous, dans quelle boucle il passe, on suit son cheminement sans chercher à le dénouer, seulement pour savoir si déjà on le peut. Après avoir déroulé le nœud en pensée, Yinniang prend la décision de ne pas le trancher – et de laisser ainsi, inextricablement emmêlées, les considérations du cœur et de la cité, de sorte que l'on n'est plus sûr que l'ordre désobéi n'ait pas été une épreuve de vie mûrement réfléchie. Je décide moi aussi de ne pas trancher et de me laisser hanter par la beauté de Shu Qi - Yinniang, ses lèvres, ses yeux, ses cheveux libres comme ceux des hommes, des guerriers, quand ceux des femmes sont relevés dans des coiffures extrêmement raffinées, et sa manière pudique de se battre au poignard pour signaler sa présence ou révéler son identité. C'est dingue l'attrait que peut exercer la force qui émane de la beauté2… (Je peux maintenant vous l'avouer : j'avais surtout envie de voir The Assassin à cause d'elle, de l'affiche.)


1
Ce n'est pas un problème d'Occidentale mal accoutumée aux traits asiatiques ; j'ai un problème récurrent de reconnaissance des personnages : il a fallu que barbe blanche n° 1 meure dans le Seigneur des anneaux pour que je capte qu'il y avait deux personnages à longue barbe blanche – tu m'étonnes que je ne comprenais rien. C'est peut-être pour cette même raison que je ne suis pas spécialement fan des films policiers : trop fatigants à suivre ; il me faut une concentration et un temps fou pour comprendre qui magouille quoi avec qui.
2 Lecture du moment : The Art of Grace ; et lecture du jour : « Une femme qui attaque à mains nues : jouissif ? »

 

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16 mars 2016 | Lien permanent

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