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23 novembre 2015

Ciné-concert sine ciné

Alexandre Desplat ? Le nom ne me disait rien, et pourtant, le programme me révèle que j'ai vu nombre des films pour lesquels il a composé : sept sur les douze prévus pour la soirée (une bonne moyenne pour la médiocre cinéphile que je suis et, encore plus, que j'ai été). La Jeune Fille à la perle, The Queen, The Ghost Writer, Imitation game, The Grand Budapest Hotel, Harry Potter et les reliques de la mort, Le Discours d'un roi… que des bons films. Et pas un dont je puisse chantonner la musique (c'est John Williams qui me vient en tête quand je pense à Harry Potter). Pourtant La Jeune fille à la perle ou The Ghost Writer reposent essentiellement sur une ambiance, lumineuse et sensuelle pour celui-là, dense et tendue pour celui-ci. C'est même ce qui continue à me faire dire que The Ghost Writer est un bon film alors même que je ne me souviens plus du tout des tenants et aboutissants de l'intrigue. Or la musique joue pour beaucoup dans ce que l'on désigne sous le terme vague d'ambiance. Alexandra Desplat doit donc être un bon compositeur de musique de film. Très bon, même. Trop bon, en tous cas, pour être joué en concert : il s'adapte si bien à la spécificité de chaque film que, sans ce film, la musique tombe… oui, désolée… à plat. Pleine de harpe, de célesta et de flûte, elle est du genre à vous faire remarquer les lumières de secours sur les escaliers de la salle, que l'on imaginerait bien s'allumer aléatoirement comme dans l'effort de scruter un ciel étoilé pour y repérer des constellations.

Cela viendrait-il à l'idée de quelqu'un de présenter une variation de Casse-Noisette sans la musique de Tchaïkovsky ? La dépendance est de cet ordre-là. Les images projetées pour certains extraits soulignent cette dépendance plus qu'elles ne la prennent en compte : il ne s'agit pas, en effet, des passages accompagnés par la musique dans le film, mais de montages qui réussissent l'exploit, outre de comporter moult spoilers, de ne pas coller au rythme (plus d'une fois les images s'arrêtent avant que l'orchestre ait fini – c'est particulièrement dommage pour Godzilla, où l'explosion de cymbales arrive après le champignon nucléaire). Au cas où on aurait encore un doute, voici la preuve que la bande-annonce est tout un art.

C'est bon, mais bon comme un sandwich : les garnitures ont beau être différentes, après un sandwich jambon-beurre, un sandwich thon-crudités, un sandwich au fromage, un sandwich au saucisson et un sandwich poulet-crudités, tout ce qu'on retient, c'est qu'on a avalé beaucoup de sandwichs et, même si individuellement, ils sont fort bons, on mangerait bien autre chose. Ou rien. Parce qu'il faut bien l'avouer, on est un peu gavé. Mais la prochaine fois, sans faute, au ciné.

 

Les Suffragettes

Les Suffragettes est une épopée droit-de-l'hommiste typique : grandiose au risque d'être grandiloquente, mais bien ficelée, efficace. Une piqûre de rappel ne fait jamais de mal, surtout lorsque le casting comporte de fortes et belles gueules : Meryl Streep fait une courte apparition en Emmeline Pankhurst, tandis qu'Anne-Marie Duff et Helena Bonham Carter (Bellatrix Lestrange dans Harry Potter) incarnent des suffragettes convaincues qui rallient à leur cause l'héroïne, pas revendicatrice pour un sou au départ. Carey Mulligan, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, porte le film non sur ses épaules mais sur son visage : la commissure des lèvres qui se relève, chez elle, n'est pas un sourire, c'est une hésitation entre la joie, la douleur, la timidité, le regret, l'amour et autres nuances musculaires. On la suit volontiers et avec elle, la vie de ces femmes qui, en réclamant le droit de vote, semblaient moins réclamer un changement politique que social – le droit à ne pas subir un destin de misère au moins autant que celui de ne pas dépendre d'un père, d'un frère ou d'un mari. Le film montre d'ailleurs bien l'imbrication des mécanismes de domination patronale et patriarcale : si son mari (jamais violent) met Maud à la porte, c'est aussi parce qu'elle est la seule sur laquelle il peut exercer et évacuer la domination que lui-même subit de la part d'un patron (le grand méchant, capitaliste et pervers) qui, de Maud, n'a pas exploité que la force de travail (histoire de mettre de l'huile sur le feu et d'attiser la reproduction de la domination par la fierté du mâle blessé).

On grimace lorsque les gardiens de prison entubent de force Maud après cinq jours de grève de la faim, et l'on s'efforce de ne pas penser à Guantánamo et autres perpétuations modernes de pratiques barbares. Le générique final commencera par faire défiler les dates auxquelles les femmes ont obtenu le droit de vote dans le monde ; le brouhaha léger de l'assistance, essentiellement féminine, souligne que 1944 tarde à arriver. L'Arabie Saoudite, où le droit de vote a été promis pour l'année à venir vient clore la liste, qui comprend tout de même des pays dont on est en droit de se demander s'ils comptent vraiment dans l'avancée des droits de la femme : les hommes y attendent toujours le droit de vote, ironise Palpartine à côté de moi – égalité dans l'absence de démocratie.

 

18 octobre 2015

Great age

À Rome, dans une discussion au creux de la nuit, s'est dessinée avec insistance l'idée que l'on passe sans doute une grande partie de sa vie à se défaire de ce que l'on a appris-absorbé-amalgamé au tout début, en quelques années. Apprendre à lâcher prise pour apprendre à mourir et finalement à vivre. Alors pourquoi pas intituler Youth un film qui voit la vie d'une station thermale par le prisme de deux amis âgés. Après tout, la sagesse nous envoie à l'enfance. Paolo Sorrentino se joue des tragédies, des drames et des tracas de la vie ; il n'appuie sur rien – les masseuses sont là pour ça – lui effleure et tout affleure : l'amour, le comique, les rancoeurs, l'amitié... tout déjà passé, tout à rejouer dans cette station thermale où les personnages secondaires ne le sont jamais vraiment, figurines de chair et d'affects dans les cases d'un calendrier de l'avent – avant la fin. (Je me demande si cela ne crée pas un genre film de station thermale, parce que Youth m'a fait penser à The Grand Budapst Hotel alors que l'esthétique n'est pas du tout la même).

Autour du réalisateur qui n'en finit pas de réaliser des films et du chef d'orchestre qui refuse de reprendre la baguette, fusse pour la reine d'Angleterre, orbitent une jeune masseuse aux oreilles décollées, qui masse consciencieusement les corps décrépis avant d'agiter le sien devant l'écran de sa console ; Miss Univers, pas née de la dernière pluie ; un acteur qui, las de n'être reconnu que pour le robot qu'il a joué, traîne la moustache hitlérienne de son prochain rôle jusque dans le restaurant de l'hôtel ; une star de rap obèse, qu'on dirait plutôt bedonnant pour le plaisir de l'allitération bête et bedonnant ; un petit garçon qui essaye de jouer du violon ; un alpiniste emprunté comme un nain de jardin et la fille du chef d'orchestre, qui continue à se soucier de lui en dépit de la surdité qu'il a manifestée envers elle et sa mère par le passé1. Une vraie galerie de personnages, croqués avec tendresse mais sans concession, au milieu de laquelle on déambule en souriant, sans avoir besoin de savoir où l'on va (puisqu'on ne le sait que trop bien : la vie, en général, quand ça finit, c'est que ça finit mal). C'est fin, jusque dans la caricature, et extrêmement malicieux – aussi malicieux que le regard noisette de l'ami berlinois de Palpatine, qui, à soixante-dix ans passés, semble toujours prêt à faire les quatre cents coups.

Mit Palpatine

 
1 La fille fait part de ses griefs à son père alors qu'ils sont immobilisés côte à côte... dans un enveloppement de boue. D'une manière générale, dans Youth, les corps donnent l'impression d'être risibles – sûrement parce nos petits tourments le deviennent lorsque le corps nous rattrape (et il nous rattrape toujours).   

26 septembre 2015

Le Prodige roque

Le véritable prodige de ce film sur Bobby Fischer est de parvenir à instaurer une tension dramatique autour des échecs, sans jouer version sorcier, ni même exiger du spectateur qu'il connaisse les règles de jeu. Les miennes se bornent au déplacement des pièces – tout juste de quoi frémir lorsque le déplacement, pile dans le L du cavalier adverse, implique un sacrifice. Cette stratégie de jeu donne même au film son titre original : The Pawn Sacrifice1. Bobby Fischer n'est pas du genre à jouer timoré : il déteste les match nuls et, lorsqu'il comprend que les Russes jouent en équipe contre lui et cherchent le pat pour mathématiquement l'empêcher d'accéder à la finale, il crie au scandale et claque la porte. Autant dire qu'en pleine guerre froide, ce n'est pas le représentant le plus diplomatique que les États-Unis puissent envoyer pour un « tournoi amical », mais c'est le seul Américain (le seul Occidental, en fait) qui puisse battre les champions russes.

Le contexte politique assure à la fois l'amplification médiatique du phénomène (Bobby Fischer, aussi arrogant que brillant2, devient une rock star et ne se déplace jamais sans son avocat-manager, qui pare tant bien que mal à ses caprices de diva3)... et la paranoïa grandissante de Bobby, en présence de qui les combinés téléphoniques, suspectés de comporter des micros, voient leur espérance de vie réduite à peau de chagrin. En même temps, il n'a pas totalement tort... pris de colère dans sa chambre d'hôtel, son adversaire russe interpelle Brejnev et compagnie : son manager-chaperon débarque dans la seconde qui suit. Et les deux gaillards qui, sur la plage, l'attendent en costume avec un peignoir de bain, ressemblent moins à des gardes du corps serviables qu'à des agents du KGB.

La tension monte autour du tournoi entre Bobby Fischer et Boris Spassky, le champion du monde en titre, à ne plus savoir ce qui, de la défaite ou de la folie, est le plus à craindre. Il y a quelque chose de la fièvre qui anime Le Joueur d'échec de Stefan Zweig, que l'adversaire russe sent et redoute4 : il a vu à la première partie comment Bobby a sacrifié ses pions et confie à son chaperon – il l'a appris de son maître – qu'on ne peut rien contre un homme qui n'a pas peur de mourir. Une remarque formidablement juste du prêtre-coach (troisième larron avec l'avocat-manager) entérine la sagesse de cette intuition : Bobby n'a pas peur de perdre, il a peur de se qui pourrait se passer s'il gagne. S'il n'a plus personne à battre, plus de titre à conquérir, plus qu'un titre à défendre, le jeu, dépourvu de tout enjeu, perd sa force de divertissement – au sens pascalien du terme. Il y a fort à parier qu'en ce cas-là, seul le fou resterait sur l'échiquier, et c'est à vous donner le vertige, autant que les 10120 combinaisons qui sont autant de parties possibles, que nul ne pourra toutes jouer.


1
 Si jamais vous êtes comme moi et que vous lisez un peu vite : non, aucune crevette (prawn) n'a été maltraitée dans ce film, il s'agit bien d'un pion (pawn).
2 Son moment préféré dans un tournoi ? Celui où il voit son adversaire ravaler son ego.
3 Son adversaire n'est pas en reste, qui demande à ce qu'on retire les micros de son fauteuil. Après passage dudit fauteuil aux rayons X, il s'avère que l'on n'a rien trouvé... que deux mouches mortes. La princesse au petit pois peut aller se recoucher avec ses sept matelas.
4 Et admire. Lorsqu'il comprend d'un coup qu'il a été piégé et comment il a été piégé, il est pris d'un fou sourire et, se levant, applaudit son adversaire. C'est ce qui s'appelle être beau joueur. Du coup, celui qui tient le rôle de celui-qu'il-faut-battre paraît paradoxalement plus humain que le héros avec lequel on aurait dû avoir le temps d'entrer en empathie depuis le début du film.