Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18 août 2015

Feel good, buddy & road-trip movie

Margo est la coqueluche badass du lycée. Quentin, son voisin, qui a passé toute son enfance avec elle, est devenu en grandissant son antithèse sociale : un nerd. Quentin ou plutôt Q, ainsi qu'on le surnomme1, regarde Margo embrasser des beaux gosses un peu idiots, de loin, et partage ses regrets avec Ben, qui chope mieux les Pokémons que les filles, et Radar, qui n'ose pas ramener sa copine chez lui parce sa maison est envahie par la collection de pères Noël noirs de sa famille. Quentin et ses amis savent appartenir à la caste des intouchables : on évite de leur parler ou de les inviter aux soirées et les filles populaires restent aussi lointaines que des stars de ciné. Du coup, le jour (enfin la nuit) où Margo débarque dans sa chambre par la fenêtre, Quentin se demande ce qui lui arrive et se laisse entraîner sans trop de mal dans le trip vengeur de Margo, que son boyfriend trompe avec l'une de ses meilleurs amies – sachant que Quentin est à peu près aussi à l'aise que moi avec l'illégalité et que le trip inclut de multiples entrées par effraction et des M tagués façon vengeur masqué. Qu'importe : Margo révèle le ninja qui sommeille en lui… et disparaît le lendemain pour ne plus réapparaître.

Le retour en grâce de Quentin aura été de courte durée, mais il en est sûr : les indices que Margo a laissés (elle en laisse toujours lors de ses fugues) lui sont destinés, et il se met à sa recherche, entraînant ses amis avec lui. La quête de Margo constitue l'essentiel du film, feel good et buddy movie, qui s'offre même le luxe d'un petit road-trip final, le départ impulsif étant tout de même ce qu'on a trouvé de mieux pour signifier l'engouement amoureux.

On s'amuse bien (j'ai même un fou rire quand, flippé, Quentin demande à ses potes de chanter quelque chose, n'importe quoi, et que le premier truc qui vient à l'esprit de Ben, bourré, est la chanson des Pokémons) et, mine de rien, on se prend d'affection pour les personnages qui, quoique archétypaux, ne sont pas que des flat characters. Même la copine de Margo, personnage secondaire qui a tout de l'icône sexy du club Disney, gloss compris, est montrée comme une fille sensible sujette au mal-être, intelligente et même… cool – suprême qualité qui la requalifie comme fille fréquentable (i.e. du même monde) par le trio Quentin-Ben-Radar. Il ne s'agit pourtant pas tant pour le réalisateur de démentir le cliché que d'exprimer la frustration qu'il engendre.

Si l'image (sociale) occupe une place importante dans Paper towns, ce n'est pas tellement dans le but de défaire des clichés que d'interroger les mythes qui les ont forgés. Qu'est-ce qui pousse Quentin à chercher une fille qu'il ne connait pas vraiment – plus depuis des années ? Margo elle-même ne se reconnaît pas dans « the Margo Roth Spiegelman myth », comme elle le dit elle-même, quotes manuelles à l'appui. Cette Margo n'est qu'une coquille vide sur laquelle chacun, Quentin compris, projette ses fantasmes ; dans le même temps, c'est ce qui pousse Quentin à sortir de sa zone de confort, à apprendre à vouloir, à désirer. Il finit ainsi par prendre conscience que, peu importe Margo, la chercher lui a fait vivre des expériences qu'il n'aurait pas vécues sans cela et qui l'ont rapproché de ses amis. Margo est une image du désir, de ce qui se dérobe toujours et risque de virer à l'obsession mais qui, compris pour ce qu'il est, est une formidable moyen de mettre sa vie en branle.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle la traduction française a choisi l'objet de fascination comme titre ; La Face cachée de Margo épouse le mouvement de déception de Quentin découvrant que la seule chose que cache le mythe de Margo, c'est qu'il n'y a rien à cacher : «  She was just a girl. » Le titre anglais, cependant, est bien plus poétique : une paper town est une ville factice que les cartographes placent sur leurs plans pour déceler les cas de plagiats. C'est dans une de ces villes imaginaires et néanmoins géolocalisées qu'a fui Margo, pour lire et réfléchir, essayer de se trouver – sans épaisseur, écrasée par son propre mythe, une paper girl dans une paper town. Le rôle résonne avec l'histoire de son interprète, Cara Delevingne, qui a peiné à sortir du mannequinat et à se faire remarquer comme actrice. Paper towns est un peu son manifeste – à en juger par les critiques qui lui attribuent le rôle principal au détriment de Nat Wolff, le message est passé.


1 En anglais, ça fait [kjuː] comme cute, espèces d'obsédés du cul (je ne suis pas vulgaire, je travaille le référencement de mon blog).

16 août 2015

Vertige estival

Summer est présenté comme une romance lesbienne. Ce n'est pas faux, hein, mais c'est très réducteur. Sangaïlé, maigrichonne taciturne spécialisée dans les scarifications, rencontre Auste, pin up like plus portée sur les gâteaux et les séances photos farfelues1. Mal-être et fantaisie : exit la niaiserie. Sangaïlé couche d'ailleurs le premier soir avec un ami d'Auste et, quand on lui demande ce qu'elle se verrait bien faire plus tard, sa réponse laconique est : pute. Ça, c'est fait. On croirait entendre Isabelle (Marine Vacth) dans Jeune et Jolie et voir Charlie (Joséphine Japy) dans Respire – l'adolescence, en somme. De fait, on a moins à faire à une romance qu'à un film d'apprentissage, où l'alternance des gros plans et de plans aériens, presque sans entre-deux, dit, plus que les dialogues, réduits au minimum, la difficulté à s'inscrire dans le monde – un monde pourtant à fleur de peau, tout de lumières, caresses et sensations. Au lieu d'anesthésier le propos, le parti-pris très esthétisant de la réalisatrice lui permet de l'évoquer avec pudeur, le tout heureusement secoué par la thématique de l'aviation : l'aérodrome fournit à Auste un job de serveuse ; à Sangaïlé, matière à rêver ; et au film, une métaphore filée qui permet d'aborder avec légèreté les mouvements les plus graves de la psyché.

Sangaïlé a le vertige : un vertige qui lui fait décliner le vol acrobatique gagné par tirage au sort à la kermesse de l'aérodrome, et un vertige existentiel qui la fait monter sur le toit de l'immeuble d'Auste et éclater en sanglots à un mètre du parpaing. Car le vertige n'est pas la peur du vide : c'est la peur de se jeter dans le vide – une peur de soi-même, de ce qu'on serait capable de faire, ne se sentant pas capable du reste. Voler de ses propres ailes ou se jeter dans le vide ? La voltige aérienne, parfaite synthèse de ces aspirations contraires, exerce une fascination sans pareille sur Sangaïlé.

La présence d'Auste va aider Sangaïlé à reprendre le contrôle sur ce vertige : elles passent un deal sur le nombre de scarifications restantes autorisées (pour arriver à 7 sur chaque bras, le chiffre porte-bonheur tiré à la loterie) ; Auste met en scène les aspirations suicidaires de Sangaïlé pour mieux les mettre à distance, derrière l'objectif (j'y ai cru un instant, à cette lame de rasoir dans la baignoire) ; Sangaïlé adopte les guêtres à bras qu'Auste lui a inventées pour aller avec sa robe sur mesure, et finit par très concrètement surmonter ses peurs en escaladant les pylônes des lignes à hautes tensions (celles sous lesquelles elle a fait l'amour – Eros, Thanatos, tout ça).

Voler de ses propres ailes ou se jeter dans le vide ? Sangaïlé choisit de se jeter dans les bras d'Auste pour finalement voler des ses propres ailes (oui, bon, par synecdoque avec l'avion). Double bonus au passage : pour Palpatine, avec Sangaïlé en combinaison de vol, et pour moi, avec le rêve d'élévation revu par le prisme de la danse. Qu'est-ce que ça fait d'être en scène ? demande Sangaïlé après s'être attardée devant des photographies de sa mère en Giselle2. Le père tressaille un peu en entendant la réponse. Pas la peine de jouer la carte de l'indicible : la scène donne la sensation d'être plus intensément vivant qu'on ne l'a jamais été. Tout comme l'avion, ou Auste, pour Sangaïlé.


1
 Auste a une araignée chaise au plafond de sa chambre – si mon appartement avait une plus grande hauteur sous plafond, je crois que je lui piquerais l'idée. En y repensant, les chambres participent de la caractérisation des deux filles : celle d'Auste ressemble à une caverne d'Ali Baba, pleine de peaux de bêtes, de matériel de couture et de bric-à-brac plus ou moins identifiable ; celle de Sangaïlé, au contraire, est presque vide et nue, en bois, sous les toits (cela semblerait irréaliste si ce n'était pas une maison de vacances). Cette note de bas de page peut, je pense, être attribuée à la lecture récente de Chez soi, une odyssée de l'espace domestique, de Mona Chollet.
2 Sauf à jouer la carte de la génération Claude Bessy, le physique de la mère n'est pas crédible un seul instant.

15 août 2015

Dior et moi

Dior et moi. Mais qui est « moi », qui parle ? On croit d'abord qu'il s'agit de Raf Simons, qui prend au moment du tournage la direction artistique de la maison Dior, avant de découvrir qu'il s'agit du titre que Christian Dior a donné à ses mémoires, indiquant par là l'écart qu'il y a entre la figure publique du créateur et la personne privée qui lui donne son nom. Si Frédéric Tcheng questionne dans son documentaire la manière dont un créateur peut s'inscrire dans l'héritage d'un autre, il s'attache surtout à la personnalité dudit créateur et de ceux qui l'entourent. La progression adoptée a beau suivre la chronologie de la préparation du défilé, la course contre la montre fonctionne surtout comme un catalyseur : l'urgence précipite la rencontre entre les couturières de l'atelier, qui attendent poliment de voir les premiers croquis avant de s'enthousiasmer, et le créateur, qui va donner des directives à une équipe dont il doit se faire accepter.

Pour Raf1, le principal défi de ce premier défilé dans la maison est de prouver sa légitimité. Le documentaire souligne d'ailleurs discrètement à quel point l'autorité est diffuse au sein de la maison : les idées d'aménagement pour le défilé dépendent in fine de l'approbation de la personne en charge du budget, et le service client ne demande pas son avis au créateur lorsqu'il s'agit d'expédier à New York la première d'atelier pour des retouches chez une cliente fortunée. L'avion du retour prend du retard et, pour la première fois, on entend Raf l'ouvrir, dire qu'il ne peut pas tolérer ça – étant donné le temps qui lui est imparti : ce qui pourrait passer comme un caprice d'égocentrique révèle les tensions entre la nécessité de s'occuper des clientes présentes et celle de s'assurer de commandes futures en présentant une nouvelle collection digne de la réputation de la maison. Ce moment de tension souligne également les qualités de leadership nécessaires au créateur, qui ne créerait rien sans ses équipes. Jusque là, il restait en retrait, déléguant la communication à son bras droit, Pieter Mulier, plus à l'aise et, partant, plus apprécié (il suffit de voir la réaction des couturières lorsqu'elles trouvent un bouquet de remerciement accompagné d'une carte : « C'est signé Raf. Ça vient de Pieter. Il l'a mis au nom de Raf, mais c'est lui qui l'a déposé2. »).

Frédéric Tcheng ne s'intéresse pas tant au travail des petites mains3 qu'à leur reconnaissance et leur quotidien. La première d'atelier explique que pour entretenir la motivation de l'équipe, elle laisse chacun choisir le modèle dont il va s'occuper : elle étale les croquis et rapidement, les doigts se posent de-ci, de-là. Un couturier qui, dixit la première, fait des merveilles avec les grands volumes, fait mine de choisir un modèle qui n'en comporte pas : elle le redirige illico vers sa spécialité et, seul à ne pas pouvoir choisir, il en rit, trouvant là la reconnaissance de son talent. Pas besoin d'interview, sur lesquelles le documentaire fait l'impasse : en une scène se donnent à voir l'importance du management et la bonne humeur en résulte dans une équipe soudée. Le stress généré par la responsabilité des premières d'atelier se résume en une autre scène : « Il y en a, c'est l'alcool ; moi, ce sont les bonbons », commente la couturière en fourrageant dans la boîte Haribo qu'elle vient d'entamer, pour trouver son bonbon préféré.

Plus le documentaire avance, plus on sent l'admiration et la tendresse du documentariste pour ces hommes et ces femmes que l'on oublie habituellement en les regroupant dans des singuliers collectifs (l'atelier, l'équipe...). Il y a pourtant de sacrés personnalités4 parmi les petites mains... à côté desquelles Raf Simons semblerait presque falot, dans son éternel petit pull à col rond. On le croirait retranché dans sa tour d'ivoire si la caméra ne le montrait pas recroquevillé dans sa coquille. La barrière de la langue n'en est plus une à côté de sa timidité maladive : il tente d'échapper aux interviews que veut programmer la maison et panique à la perspective de devoir clôturer le défilé en parcourant le podium. Malgré la distance que sa réserve installe d'emblée, on finit par se prendre d'affection pour lui aussi, jusqu'à être ému par ses larmes et ses doigts dans la bouche lorsque le staff donne le top départ à chacune des top models.

Installés que nous sommes dans la maison, le défilé devient un événement étrange et non plus du tout le moment trop bien connu dans les coulisses duquel la caméra serait allée enquêter. Raf pose auprès des actrices et autres invités de marque comme on pose à Walt Dinsey à côté de Pluto ou Mickey, symboles d'un autre monde. Lui appartient à celui de la couture, où les artistes sont des artisans et peuvent se retrouver à bomber une toile dans le jardin pour voir le rendu en noir plutôt qu'en blanc (et quand on voit le résultat final, on se dit qu'il faut de la bouteille pour l'imaginer à partir des bâtis en toile...). Le côté bidouille de la conception contraste avec la finition des vêtements de luxe. En voyant le travail nécessaire, on redécouvre le pourquoi de leur prix exorbitant. L'un des manteaux imaginé par Raf à partir de tableaux contemporains est ainsi teint dans la masse : le motif n'est pas imprimé sur la toile ; les fils sont colorés avant d'être tissés ! Je n'ose même pas imaginer les calculs et les outils qu'il faut pour que chaque couleur se retrouve au bon endroit – à côté, un cahier d'imprimeur est un jeu d'enfant.

Alors, au final, ce défilé ? On a si bien observé les gens travailler qu'on en a oublié de regarder les vêtements : le défilé final est pour ainsi dire une découverte, avec un magnifique manteau orange surprise. En revanche, même en guettant, je n'ai pas retrouvée la ravissante-renversante « miss Dior » filmée au casting : c'est dingue, la puissance de métamorphose de ces Midas de la mode, qui transforment un tissu lambda en une super fringue... et une belle fille souriante en cintre blafard et taciturne. À cette exception près, inhérente au sujet, on peut dire que Frédéric Tcheng a réussi son pari : il a bien fait « un film sur l'humain ».


1
 Raf Simons demande à être appelé par son prénom – un gage de nouveauté qui déconcerte celui qui, en l'employant, l'a appelée de ses vœux : « Vous continuerez pour ma part à m'appeler Monsieur. »
2 Toutes les citations sont de mémoire... donc toutes inexactes.
3 Pas d'explication, par exemple, sur la différence entre l'atelier flou et l'atelier tailleur. De ce que Palpatine m'a expliqué et de ce que j'en ai compris, il s'agit de deux techniques différentes : dans la première, on modèle le tissu directement sur le mannequin ; dans la seconde, on travaille par empiècement.
4 Celle qui raconte avoir toujours su vouloir travailler là n'a pas sa langue dans sa poche, et sa bonne humeur est contagieuse : « On se croirait dans Alice au pays des merveilles », s'exclame-t-elle en entrant dans la pièce tapissée de fleurs du sol au plafond pour le défilé.

08 août 2015

Post coitum animal triste

Le film commence, j'avale ce qui me reste en bouche, mais la synesthésie est trop forte et je me pétrifie : dans ma main, un scone ; dans celle de l'héroïne, à l'écran, un phallus qu'elle branle régulièrement tout en se faisant doigter. Non, vraiment, je ne peux pas faire de fellation à mon scone à la myrtille.

La première scène déjoue les attentes en les comblant d'emblée : oui, il y a dans Love du sexe explicite, pas la peine de s'exciter. Ça branle, ça doigte, c'est long (au moins autant que le pénis du jeune homme) et pour tout dire, un peu ennuyeux. On ne détache pas ses yeux de l'écran, pourtant ; la fascination du phallus fonctionne à fond et l'on en vient à se demander pourquoi... quoi ? Pourquoi est-ce qu'on fait l'amour ? Pourquoi est-ce qu'on s'envoie en l'air ? Pourquoi est-ce qu'on fait ça, déjà ? C'est là que le film commence.

Murphy se réveille avec la gueule de bois aux côtés d'Omi, la mère de son fils, qu'il ne peut plus piffrer. Il traine sa mini-moustache et son jogging d'une pièce à l'autre sans réussir à émerger. Please shut up, supplie la voix off de Murphy alors qu'Omi n'ouvre pas la bouche ; leave me alone, râle-t-elle, alors qu'Omi quitte la pièce. En moins de dix minutes, j'ai malgré moi catalogué Murphy comme un beauf et je ne peux pas m'empêcher de tiquer lorsque je le vois aller chercher un cacheton planqué dans un DVDthèque bien fournie : ce mec bourré paumé de la life, cultivé ? Je crois à une erreur de décorateur alors que cela participe de la dynamique du scénario. Le film se construit sur des oppositions entre le présent et les souvenirs du passé, les scènes ne cessant d'apporter des démentis aux suppositions que les précédentes nous incitaient à faire : la fille auprès de qui il se réveille (Omi) n'est pas celle avec qui il couchait à la scène précédente (Electra), et la conversation téléphonique où la mère d'Electra l'envoie chier vertement en lui demandant de ne plus approcher sa fille montre par contraste combien le ton suppliant de son message vocal exprime sa peur qu'il soit arrivé quelque chose à sa fille. On apprendra sur le même modèle que le mec à qui il promet de défoncer le crâne dans une litanie poétique de l'insulte était à la base... un ami.

Si on comprend rapidement que Murphy, éperdument amoureux d'Electra, a tout fait foirer et s'est retrouvé coincé avec Omi après l'avoir engrossée, leur histoire reste lacunaire. Les allers et retours dans un passé plus ou moins lointain la reconstituent peu à peu, par fragments toujours lacunaires, au gré des souvenirs qui viennent hanter Murphy, drogué (en manque d'Electra, il a pris le cacheton d'opium qu'elle lui avait donné à prendre en cas de coup dur, un jour où elle ne serait pas là). Un nouveau fragment ne complète pas seulement les autres, il les infléchit également, modifie subtilement mais définitivement ce que l'on nous a précédemment donné à voir ou à entendre. Tiens, Omi était leur voisine ? Quoi, quoi, quoi, Omi était la pièce rapportée d'un plan à trois voulu par Electra ? Murphy s'est envoyé une fille dans une soirée où il était avec Electra ? Il rendait sans le savoir la pareille à Electra qui s'était déjà envoyé son ex, alors que Murphy poireautait dans sa galerie d'art ? Tout cela sur fond d'alcool, de came et de mots doux.

À mesure que l'histoire se complexifie, les personnages deviennent de plus en plus kaléidoscopiques. Aomi Muyock, qui incarne Electra, est un véritable caméléon, si bien que son personnage ne se ressemble pas d'une scène à l'autre : est-ce vraiment la même, féline, les lèvres entrouvertes, renversée de plaisir ? Fatiguée, avec rouge à lèvre, manteau de fourrure volumineux et crinière assortie ? Lèvres entrouvertes sur un sourire timide, avec ses lunettes et sa queue de cheval bien tirée d'intello sexy ? Au début, au milieu, au lit, à la fin, en photo ? I miss your ponytail, lui dit Murphy, regrettant le temps de leur rencontre où elle, l'artiste, et lui, l'étudiant réalisateur, discutaient cinéma et poésie sans se déchirer. She's not that kind of girl, assure-t-il à la mère d'Electra lorsque celle-ci lui confie qu'elle a trouvé de la drogue chez sa fille et lui demande qui d'elle ou de lui en consomme. Pas ce genre de fille. Pas de le genre toxico paumée. On se demande bien quel genre de fille elle peut être, de toutes façons, tant les reflets renvoyés par le kaléidoscope se télescopent. Cela manque de cohérence, parfois – souvent. Palpatine, traumatisé par le manque de levrette, l'a souligné dans son billet de blog : les scènes de sexe et de défonce ne sont pas aussi extrêmes que ce que le comportement des personnages laisserait imaginer. Et pourtant, ce défaut est peut-être essentiel à la réussite du film ; sans cela, on aurait peut-être tout rejeté en bloc : mais quoi, ce sont des toxicos1 / des jeunes paumés / des pervers sado-maso / (autre qualificatif péjoratif de votre choix vous permettant de mettre les personnages à une distance respectueuse, i.e. empêchant l'identification).

Indice de ce que la manière dont s'exprime l'auto-destruction du couple importe peu : il n'y a aucune complaisance dans les scènes de défonce, qui ne constituent pas un ressort esthétique (à part le cône à carreau de lumière, la caméra n'imite pas le trip des drogués). Le réalisateur ne s'appesantit pas sur ces scènes comme il le fait pour d'autres, au point de déclencher autour de moi des soupirs qui n'ont rien de lubrique. Je paris d'ailleurs que les trois ou quatre départs qu'il y a eus pendant la séance n'était pas le fait de gens choqués mais ennuyés2. Premières longueurs : Murphy cogne à la porte d'Electra qui vient de le plaquer ; il tambourine, il hurle, il insulte, il supplie, il pleure, il injurie. C'est bon, on a compris, mec : Murphy est désespéré ; on peut passer à la scène suivante. Mais ça continue. La caméra filme bien plus longtemps qu'il est nécessaire – qu'il est a priori nécessaire, car ces scènes à rallonge finissent par avoir un effet semblable aux répétitions dans l'opéra baroque (dans Alcina, du moins) : la première fois, on comprend, la deuxième, on ressent et, si troisième il y a, on est pénétré de la peine ou du tourment de celui qui le chante. Les hurlements de Murphy ne constituent pas une information qui va nous permettre d'avancer dans l'histoire ; ils sont le propos même du film. Je sais, on aimerait mieux l'ignorer et s'en dispenser, mais c'est la détresse même de Murphy et d'Electra qui fait Love.

Les scènes de sexe, reparlons-en, des scènes de sexe3. Toutes en musique, quasiment toutes sur les Gnossiennes de Satie. Y'a pas mieux pour vous foutre le vague à l'âme. Et encore, je suis gentille avec le vague à l'âme : c'est une putain de mélancolie qui vous cheville le corps. À voir ces corps qui se frottent l'un à l'autre, loin de l'excitation qui a bien dû les animer à l'époque où la scène n'était pas encore un souvenir, on se dit que c'est pour essayer de se défaire de cette mélancolie qui leur colle à la peau comme la mort colle à leurs viscères, pour essayer de s'en débarrasser. Ils ne s'en sortent pas, évidemment, récoltent seulement la mélancolie dont l'autre croit se décharger quelques instants. Plus ils s'accrochent l'un à l'autre, plus ils s'entravent ; comment s'étonner que, bientôt, les reproches fusent ? Je ne peints plus, tu ne filmes pas, observe Electra alors qu'ils se trainent dans l'allée d'un cimetière, sous la pluie. Transformer sa mélancolie en œuvre d'art ou tenter de l'oublier dans la drogue : leur usage de substituts artistiques et de narcotiques fonctionnent comme vases communiquant – à sens unique, manifestement, car leur tentative de se rendre insensible à leur misère les empêche de s'en détourner. Il ne leur reste plus que le sexe pour s'en consoler, mais l'on voit là encore qu'intriquer les corps ne suffit pas à faire cesser la solitude de chacun fasse à l'idée de sa propre mort ; la peur, que l'on nomme pudiquement instinct (de reproduction), reprend le dessus et le sexe devient à son tour une drogue. On voulait faire l'amour et on se retrouve à s'envoyer en l'air. Rien n'est éludé, les scènes de sexes sont filmées de but en blanc : il n'y a rien qu'on ne veuille nous montrer, il n'y a que ce que nous ne voulons pas voir.

On aurait envie d'engueuler Murphy et Electra, qu'ils se bougent, qu'ils arrangent les choses, merde, qu'à défaut de le combler, ils nous fassent oublier l'abîme qu'ils ont ouvert sous nos pieds ; ce serait bien la moindre des choses. Mais leur histoire, qui a commencé par Murphy demandant à Electra si elle avait peur de la mort, est inextricable – comme la vie, sans issue. Ils ne peuvent que se détruire l'un l'autre jusqu'à l'overdose, réelle ou métaphorique, et Love ne peut pas nous offrir de happy end, seulement la consolation de l'amour : à Murphy, en pleurs dans sa baignoire, en manque d'Electra, le réalisateur substitue l'image des deux amants enlacés dans cette même baignoire, à leurs débuts, sans pleurs, sans sourire, sans mouvements, comme un cœur qui continuerait à battre faiblement. De cette douche sans fin émane la même douceur – et la même violence – que la fin d'Amour, lorsque le vieil homme, après avoir étouffé sa femme, se couche auprès d'elle, gaz ouvert et portes fermées. Amour de Haneke, Love de Gaspar Noé : il faut regarder frontalement la mort et la destruction pour donner un titre pareil à son film et faire surgir une beauté pure de tout kitsch. Lequel kitsch est entièrement contenu dans l'espèce de maison de poupée ou de parking pour petites voitures qui traîne dans la chambre de Murphy, surmonté d'un « LOVE » pailleté. Cet objet affreux distille la même tristesse que l'enseigne d'un motel miteux perdu au milieu de nulle part ou la maison hantée d'une fête foraine abandonnée – la tristesse des Gnossiennes de Satie, aussi lancinantes que Love. Même si c'est loin d'être un film parfait, ses images comme sa musique continuent de vous hanter et de résonner des jours après...

 

J'étais persuadée d'avoir lu ça dans l'interview par Trois couleurs de Gaspar Noé, mais c'était en réalité celle de Lionel Baier, quelques pages plus loin, pour un film que je n'ai pas vu : « L'amour, les sentiments, ça ne marche que parce qu'il y a une fin. On va vers les sentiments absolus parce qu'ils nous permettent d'échapper à la fatalité de la mort. Il faut adorer la mort, elle permet tout le reste ! » C'est comme le sperme de bon matin : dur à avaler. Et pourtant, je suis sortie étrangement sereine du cinéma. On ne s'en sortira pas vivants, alors, à quoi bon s'exciter ?

Ohne Palpatine


1
 J'entends très nettement mon professeur de philosophie de khâgne reprendre l'argumentation de Descartes : mais quoi, ce sont des fous !
2 Le seul truc vaguement choquant, c'est de se rappeler la quantité de poils que peut avoir un pubis non épilé.
3 « Au début, je voyais les séquences érotiques isolées au montage, et certaines me paraissaient excitantes. Mais le film commence par l’annonce que, peut-être, il est arrivé malheur à l’héroïne. Mises dans ce contexte, les scènes de sexe, qui, prises individuellement, pourraient sembler jouissives, deviennent mélodramatiques. Elles sont empreintes de toute la suite, du fait qu’on sait que ça va mal tourner. Ce qui devait être joyeux devient anxiogène. Je crois que le fait de savoir que toute la vie du héros va foirer empêche le spectateur d’être dans l’excitation. C’est beau, mais on sait que c’est déjà en train de disparaître. » Gaspar Noé interviewé par Trois couleurs