11 janvier 2015
The Riot Club
Le Riot Club, nous apprend le prologue, plein de perruques, de verres cassés et de demoiselles troussées, est une confrérie d'Oxford fondée au XVIIIe siècle à la mémoire de son inspirateur, libertin mort sous l'épée d'un mari jaloux. Quelques siècles plus tard, la tradition qui veut que seuls les meilleurs, les plus forts et les plus intelligents en fassent partie a été librement réinterprétée : seuls les plus riches, les plus roublards et les plus résistants à l'alcool y sont admis. En l'occurrence, Miles et Alistair, davantage liés par un échange de chambre et un binôme de débat que par leur personnalité.
Miles, c'est le beau gosse qu'on verrait bien dans l'équipe d'aviron, très à l'aise avec les filles et surtout avec Lauren, la chic fille par excellence (canon, dégourdie, sans chichi – le charme prolo, aux dires de la confrérie). Alistair, la gueule d'ange contrite de vivre dans l'ombre de son frère aîné, connu du tout Oxford, c'est plutôt celui dont on devine qu'il n'y avait pas de fille dans son lycée (They're like use, only smarter, lui sort Miles, alors que Lauren est à portée de voix) et qui se fait reluquer par le professeur s'amusant à repérer les puceaux (Let's play Who's virgin. It'll be more difficult tomorrow.).
Le film suit leur initiation depuis le bizutage (chambre saccagée, ordinateur compris) jusqu'au dîner qui, élu lieu de débauche suprême par le club, constitue sa raison d'être. C'est dans un pub éloigné d'Oxford que le film prend des allures de huis-clos, allant crescendo, de la fête à la folie, à mesure que les jeunes gens s'enivrent de l'irrespect qu'ils ont jusque là prôné par pur esprit de provocation. Ce n'est pas tant l'excès qui fascine – la fête est bien plus exubérante dans Le Loup de Wall Street, par exemple – que la métamorphose qui s'opère, transformant des blanc-becs risibles en individus dangereux. Car rien n'indique au début que ces gosses de riches sont autre chose que des petits cons qui peuvent se payer un frac sur mesure pour une simple soirée, dégueuler à bord d'une Lamborghini et ponctuer leur dernière rasade d'un bris de cristal simplement pour se donner l'air désinvolte. Quand, en début de soirée, la serveuse qui vient de finir ses études et n'est pas impressionnée pour un sous soupire Boys... on a envie d'ajouter : will be boys. Il faut voir la tête de celui qui a réservé les services d'une prostituée1 lorsqu'elle refuse de passer sous la table pour « s'occuper » de chacun d'eux : de quoi va-t-il avoir l'air devant les copains ? D'un enfant mal élevé qui joue au débauché en manquant cruellement de raffinement.
Si l'on partage le mépris grandissant de la serveuse et de son père au cours de la soirée, on ne peut s'empêcher d'être surpris, fasciné, par des références à un monde qui n'est pas le nôtre : comment peut-on reconnaître un grand cru alors que les bizuteurs ont pris soin de cracher dedans ? Utiliser un vocabulaire érudit pour un jeu à boire (même sobre, on a plus d'hésitation qu'eux bourrés) ? Être fin saoul et identifier les volailles d'une farce avec assez de précision pour se rendre compte qu'il en manque une, sur les dix requises ? On a beau essayer de se raccrocher à l'honnête travailleur qu'est l'aubergiste et qui, avec sa fille, devient un contrepoint à la fascination peu saine qu'exercent les dépravés, la fascination demeure et la provocation n'est pas ce qu'il y a de plus dérangeant lorsque, l'aubergiste découvrant sa salle de réception saccagée, de fines lèvres lui susurrent à la figure : News for you: you don't hate us. You love us. You want to be us.
La fascination se mue en horreur quand l'irrespect se fait violence et le geste est joint à la parole, méprisante, éructante. Il faut croire que, pour ces gamins pour qui tout s'achète (la réparation des dégâts causés aussi bien que l'aubergiste et la réputation de son pub), seule la violence gratuite a encore quelque attrait. J'avais découvert à quel point la violence gratuite m'horrifiait avec Orange mécanique ; le bras gauche de Palpatine pourra confirmer que j'ai toujours aussi peu de résistance.
Soulagement après un paroxysme sadique (de Sade, vraiment : la violence physique est moins violente que l'idée de liberté et d'impunité dont elle s'accompagne) : la bande est rattrapée par la réalité, la légalité ; la police débarque. Plus tard, loin de l'hystérie collective où tous se ressemblent (selon les dires de la victime), foin de solidarité, il n'y a plus que des individus qui, selon les personnalités, se dégonflent (la mauviette qui sert de président au club), s'humanisent (Miles) ou se durcissent (Alistair). C'est un autre type d'horreur qui prend alors la relève : la parenthèse du dîner se referme, comme si le comportement criminel avait été anecdotique – un débordement parmi d'autres. On se remémore telle ou telle soirée, où le scandale avait été étouffé. Il le sera encore probablement cette fois-ci : Alistair, poursuivi par la justice, rencontre un ancien du Riot Club qui, selon sa propre formulation, ne lui offre pas seulement l'avocat qu'il lui faut, mais un futur. Se devine alors un réseau d'influence de personnes haut-placées, qui n'a rien à voir avec le folklore universitaire : les trois années passées à Oxford ne seraient rien d'autre qu'une initiation – à biaiser avec le pouvoir que ces jeunes gens sont appelés à incarner. Et le tueur à gueule d'ange de repartir le sourire en coin.
Le film nous abandonne comme ça, sur la vision glaçante de ce requin à fossettes.
1 Au passage, on voit l'évolution du langage et de la société : si « escort » est clairement une couverture politiquement correcte pour « prostitute », le « she's a sex worker » murmuré à l'oreille du patron l'emporte sur le « you're a whore » jeté à la figure de l'intéressée.
15:25 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma
04 janvier 2015
Troisième personne singulière
Dans Puzzle, Paul Haggis adopte une narration polyphonique tout ce qu'il y a de plus romanesque. Mais les personnages sont si bien incarnés et le storytelling si efficace que l'on ne se préoccupe guère de construction narrative. À peine cherche-t-on à relier les différentes histoires. On veut savoir si Julia, mère paumée qui cumule les contretemps, va réussir à récupérer la garde de son fils, confiée à son père, artiste new-yorkais qui vit dans son loft avec sa nouvelle copine, une jeune femme sensible au chagrin du gamin et aux malheurs de la mère. On veut savoir si Sean, un Américain qui a l'air d'un Italien mais qui déteste à peu près tout de l'Italie à l'exception des costumes dont il vient s'inspirer, va aider Monica, belle femme tzigane croisée dans un bar, à récupérer sa fille kidnappée ; s'il va croire la mère en détresse ou plutôt son banquier, qui le met en garde contre ce qui a tout l'air d'une escroquerie ; s'il continuera à être fasciné par la belle, arnaqueuse ou amoureuse. On veut savoir ce que va révéler le nouveau livre de Michael, écrivain à succès en mal d'inspiration qui s'est réfugié dans un bel hôtel parisien où il reçoit la visite d'Anna, jeune femme aussi ravissante qu'indépendante pour laquelle il vient de quitter sa femme, et avec laquelle il partage des jeux érotiques mi-tendres mi-cruels, dont on ne sait pas s'ils vont davantage les lier ou les séparer.
Les plans s'enchaînent si bien que l'on remarque moins les transitions au noir qu'on ne le ferait des pages blanches séparant les chapitres d'un livre. Il faut attendre la première incohérence flagrante pour que l'on commence à y prêter attention. Pourquoi donc Michael trouve, sur le bureau vieille France de sa chambre, un papier au dos duquel Julia a griffonné une numéro de téléphone à la hâte, alors qu'elle faisait la chambre... d'un hôtel ultra-moderne, au mobilier design ? Alors seulement, dans le télescopage des ors et moulures avec la vitre et le métal, prend-t-on réellement conscience des lieux, de leur éloignement et de l'étrangeté qu'il y a à faire se côtoyer des personnages qui ne se croiseront pas.
Si le film de Paul Haggis est un puzzle, c'est l'un de ces puzzles monochromes à plus de mille pièces, auquel il faut s'atteler à plusieurs personnes ; trois personnes, en l'occurrence, qui ont avancé chacune dans leur coin et fait émerger trois îlots distincts, dont on s'étonne soudain qu'une pièce puisse les relier. À vrai dire, la métaphore paraît bien trop peu adéquate pour qu'on ne soupçonne pas le traduction française d'avoir, sous couvert de mot « bilingue », choisi un cliché, et l'on commence à s'intéresser un peu plus au titre original, The Third Person. Qui peut bien être cette troisième personne ? La femme de Michael dans le binôme qu'il forme avec Anna ; le complice/maître chanteur de Monica, qui exige de Sean des sommes toujours plus élevées ; la copine du peintre, qui tend un mouchoir à Julia, en larmes d'avoir raté le rendez-vous avec l'avocate, ou bien encore le fils qu'elle n'a pas vu depuis deux ans ?
Attention : zone à haute densité de spoilers
Même si le motif du trio et l'incertitude des personnes à y inclure dans le cas de Julia a son importance, c'est une phrase d'Anna qui donne la clé du titre : découvrant le journal de Michael, elle s'amuse de ce qu'il parle de lui-même à la troisième personne. La troisième personne, c'est la mise à distance de soi par la fiction ; c'est la fiction, c'est tout le film, c'est Michael dans son journal, et Sean et Monica et Julie et tous les autres.
The Third Person ne propose pas de résolution magistrale, qui nouerait subitement les trois fils narratifs juxtaposés pendant tout le film et nous conduirait à oublier les histoires de chacun au profit de la ruse qui les a brillamment rassemblées. Au lieu de cela, les histoires sont absorbées, réincorporées, dans la fiction que s'efforce d'écrire Michael : les incohérences se trouvent levées par ce rattachement logique, mais surtout, surtout, l'histoire de l'auteur se trouve diffractée dans celles de ses personnages qui en assument chacune une facette, avec toute la force qui lui est propre.
Le fils enlevé à Julia, la fille kidnappée de Monica, le fils que Sean ne reverra plus... la présence de ces enfants, pour certains révélée tardivement, se révèle être le motif qui relie souterrainement les trois histoires, ces trois histoires que Michael n'a peut-être écrites que pour révéler, tout en le masquant, le secret qui lui pèse : pour prendre un appel de sa maîtresse, il a détourné la tête quelques secondes, quelques secondes d'inattention pendant lesquelles sa fille s'est noyée. Alors Julia qui, en pleine dépression, a failli tuer son enfant, c'est lui ; et Sean, qui a perdu son fils dans une noyade et vide son compte en banque pour sauver un enfant qui n'existe pas, c'est lui aussi, qui paye littéralement, littérairement, sa faute.
Diviser son histoire n'est peut-être qu'une manière d'essayer d'alléger la culpabilité. Et de retrouver un contact humain, après qu'Anna l'a quitté en apprenant sa part de responsabilité. On ne sait d'ailleurs pas très bien si c'est au terme du séjour parisien ou si celui-ci n'a été qu'une parenthèse rêvée par le romancier, qui n'aurait alors pas hésité à affubler Anna d'un secret qui pèserait au moins autant que le sien (un inceste poursuivi jusqu'à l'âge adulte) pour trouver une autre explication à l'échec de leur relation. À moins que le drame d'Anna soit réel. Au sein de la fiction. Peu importe, au final, de savoir ce qui a été écrit ou vécu par le romancier : le réalisateur nous l'a de toute manière fait vivre, dans une formidable démonstration de la puissance de la fiction.
Mit Palpatine
21:41 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, puzzle, the third person, paul haggis
30 décembre 2014
Home, bittersweet home
Le premier tiers (quart ?) de Coming home, en pleine Révolution culturelle, suit le point de vue de Dan Dan, jeune fille à l'école de danse qui travaille d'arrache-pied pour obtenir le rôle principal dans le Détachement féminin rouge1. Les mouvements volontaires de la chorégraphie qu'elle répète partout, dans le studio aussi bien que dans son salon, traduisent sa détermination. Autant dire qu'elle n'est pas prête à laisser sa mère tout gâcher en retrouvant son dissident de mari en cavale, pas du tout prête à voir ses efforts réduits à néant pour un père qu'elle n'a jamais connu. Et s'il le faut...
L'album photo que le père, Lu Yanshi, rouvrira des années après que Dan Dan a arrêté la danse, après avoir tenu un rôle mineur lors d'une représentation à laquelle n'a pas voulu assister sa mère, montre la trahison de sa fille comme une erreur de jeunesse, à mi-chemin entre le caprice et la jalousie : absolument toutes les photographies de l'album ont été découpées pour réduire le père à une présence fantomatique – la censure étatique intériorisée dans le cercle familial.
Une fois que cette intransigeance puérile est dépassée, que le père est réhabilité, l'émotion jusqu'alors contenue se déploie lentement. Pas de grande effusions au retour de Lu Yanshi : les retrouvailles n'ont pas lieu ; Feng Wanyu ne reconnaît pas son mari. Elle ne cesse pourtant de l'attendre ; c'est même l'une des rares choses qu'elle n'a pas besoin de confier à l'un des innombrables aide-mémoire placardés un peu partout dans l'appartement.
L'impossibilité de rattraper le temps perdu, que l'on perçoit d'habitude à travers la difficile réadaptation de celui qui a été absent (typiquement, le traumatisme du soldat incapable de retourner à une « vie normale » après les horreurs du combat), est ici abordée du point de vue de celui qui est resté. Car celui qui est resté n'en a pas moins moins changé : la mémoire défaillante de Feng Wany le rend perceptible, matérialisant en quelque sorte le lent passage des années.
Lent et irréversible. Lu Yanshi usera en vain de tous les artefacts qu'il pourra imaginer : mettre en scène une nouvelle arrivée à la gare ; se faire passer pour l'accordeur de piano pour jouer un air qui a marqué leur histoire ; faire témoigner les voisins, la famille ; livrer une malle de ses lettres non postées et venir les lire, pour que Feng Wanyu entende les mots de la bouche de celui qui les a écrit...
Ce que Marx ne dit pas, lorsqu'il écrit que tous les grands événements se passent deux fois, « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce », c'est que passé ces deux occurrences, lorsque le même échec se reproduit indéfiniment, la tragédie reprend le dessus et l'emporte irrémédiablement. Je soupçonne les quelques rires étranges entendus dans la salle d'avoir été des tentatives (vaine, elles aussi) pour repousser la tristesse qui s'empare du spectateur impuissant.
Car la tristesse va de paire avec la beauté de l'inachevé ; c'en est le prix. Jamais on n'aurait perçu avec autant de force l'amour de Lu Yanshi pour sa femme si elle était tombée dans ses bras. Quand il devient évident que cet amour ne sera plus jamais réciproque, que Feng Wanyu ne recouvrira pas la mémoire, son mari s'arrange pour prendre soin d'elle au mieux : lucide mais pas résigné, il écrit de nouvelles lettres et se fait, camarade lecteur, le messager d'un moi passé qui invite son épouse à bien se couvrir en hiver et à admettre de nouveau sa fille auprès d'elle. Il lui organise ainsi une nouvelle vie, d'où il est lui-même exclu, dans l'ombre de son propre souvenir, mais d'où il peut veiller sur elle – beauté infinie, infiniment triste, d'un amour qui n'exige pas de reconnaissance.
Mit Palpatine
1 Traduit par Section féminine rouge dans les sous-titres.
22:06 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, coming home
21 décembre 2014
Interstellar
Les champs de maïs au milieu desquels commence Interstellar m'ont fait penser à Looper. La station Cooper, à celle d'Elysium. Les vagues montagnes de la première planète visitée, aux paysages d'Oblivion. Ces ressemblances ne signifient pas grand-chose sinon que je me suis mise à regarder de la science-fiction, un peu. J'en arrive toujours à la même conclusion, bêtasse d'un point de vue logique, mais toujours surprenante pour moi qui ne me suis jamais vue comme une amatrice du genre : les bons films de science-fiction me font aimer la science-fiction – les films où les progrès supposés de la science donnent moins lieu à des gadgets technologiques qu'à l'étincelle narrative qui met l'imagination du scénariste en branle1, et ouvre une fenêtre de réflexion sur ce qu'est l'humain aujourd'hui et sur ce qu'il continuera à être demain, en dépit des évolutions de cette science toute puissante – dans nos imaginaires du moins.
Insterstellar commence au milieu des champs de maïs, envahis par une tempête de poussière, comme une préfiguration de ce que deviendra l'homme si les dernières céréales qui poussent encore meurent à leur tour. C'est la famine que choisit Christopher Nolan comme menace pesant sur l'humanité – non pas une menace extérieure, comme une invasion ou une tentative de destruction, mais une menace créée par l'homme, paradoxale pour nous qui vivons dans une société où la nourriture est surabondante, mais parfaitement cohérente avec la surexploitation qui en est à l'origine. Craignant pour sa survie, la communauté délaisse la matière grise pour les pouces verts : elle encourage les vocations de cultivateurs et décourage les explorateurs – les livres scolaires ont même été réécrits pour faire des conquêtes spatiales un leurre tactique de la guerre froide. Forcément, cela n'est pas franchement du goût de Cooper, ancien pilote qui s'ennuie ferme dans son coin de terre, malgré son fils, qui suivrait bien la voie de son père, et sa fille Murphy, qui remonterait volontiers sur ses traces, intelligente et curieuse comme elle est. Du coup, quand il découvre avec la gamine que non seulement la NASA existe encore mais qu'elle est en pleine exploration d'univers à coloniser, ni une ni deux, il embarque, laissant ses enfants pour ainsi dire orphelins.
Une poignée d'explorateurs sont déjà partis aux quatre coins de la galaxie pour constater ou infirmer la viabilité de la planète qui leur a été assignée, l'idée étant de retrouver celui qui a le terreau le plus favorable pour faire une bouture de la Terre (et laisser ladite Terre respirer un peu, en jachère). Et les autres, les explorateurs qui sont tombés sur une planète hostile ? Hence the bravery, répond le responsable de la mission. D'où la bravoure. De tout le film, c'est la seule phrase dont je me souvienne littéralement. Phrase terrible : sous le coup de cette petite conjonction de coordination, hence, les explorateurs sont déjà morts et enterrés. Hence the bravery suscite chez moi le même effroi que l'histoire de ces mineurs désignés pour aller mourir avec le coup de grisou qu'ils évitaient ainsi à tous leurs camarades. Désignés. Dans le Sacre du printemps, on dit élu. Car c'est un honneur. Il faut que c'en soit un pour supporter l'idée de mourir pour les autres. Pour le supporter et pour le vouloir – et le héros fut, glorifié par le cinéma américain. Sauf que là, avec Nolan, c'est autre chose.
J'ai lu à plusieurs reprises que le sacrifice est une thématique récurrente dans les films du réalisateur. Interstellar n'est que le deuxième que je vois, après Inception, mais cela me semble déjà discutable, tant la notion de sacrifice y est ambiguë. C'est ici que vous devez attacher votre ceinture ou vous éjectez de cette chroniquette, car l'on entre dans une zone de spoilers à tout va – spoilers qui ne vous gâcheront rien si, comme moi, vous aimez voir décortiqués les mécanismes de l'humain.
Un regard sur sa planète de glace suffit à comprendre que le premier explorateur que Cooper et son équipe (réduite à Amelia, la fille du savant qui orchestre la mission) parviennent à retrouver a menti pour qu'on vienne le sauver. La planète n'est pas viable mais lui, en le découvrant, n'a plus consenti à mourir. On n'est plus un héros lorsqu'on est seul, lorsqu'il n'y a plus personne d'autre aux yeux de qui être un héros. On n'est plus lâche non plus. Vouloir vivre n'est lâcheté qu'aux yeux de ceux qui ont vous ont désigné pour les sauver et qui vous condamnent à l'instant où vous laissez votre instinct prendre le dessus sur leur survie. Rien n'est plus touchant que la lâcheté de cet homme qui ne veut pas mourir sans avoir revu un visage humain – quand bien même tout, dans ce visage, l'accusera. D'avoir vu Gravity rend cela plus palpable encore : dans le film d'Alfonso Cuarón, la solitude n'est pas un vague sentiment, c'est l'effroi de n'entendre que sa propre respiration, de se savoir la seule personne vivante dans un espace profondément hostile. Interstellar, préférant la finesse méandreuse de la réflexion à la force du symbole, ne le fait pas sentir avec la même acuité mais le prend intelligemment en compte. Le propos n'est plus de confronter l'instinct de vie à l'instinct de mort, mais à un autre instinct de vie auquel il s'oppose.
L'individu contre l'espèce, aurait-on envie de dire. Sauf que l'instinct auquel se heurte l'individu est toujours celui d'un autre individu. Sous couvert de faire valoir le courage des autres, la lâcheté de l'explorateur nous avertit qu'il n'y a pas de noblesse d'âme héroïque comme il n'y a jamais d'intention pure. Cooper a sacrifié les joies de la paternité pour garantir un avenir à ses enfants ? Il a aussi sauté sur l'occasion, heureux comme un gamin qui ne tenait plus en place, pour laisser libre cours à son tempérament d'explorateur – et abandonné sa fille en pleurs. Le savant a laissé sa fille partir sauver l'humanité en sachant qu'il mourait sûrement avant de la revoir ? Mais c'est encore une manière de tromper la mort que de se donner l'espoir d'une longue descendance. Ne parlons pas d'Amelia qui décide de la planète à visiter (les réserves de carburant ne permettent pas d'explorer toutes les possibilités) pour y retrouver l'homme qu'elle aime : l'espèce ne peut définitivement pas compter sur la rationalité de ses individus pour se perpétuer.
Pourtant, le fait que son intuition se trouve justifiée et que la planète de son amant se révèle finalement être la plus viable est aussi significatif que la disqualification par ses coéquipiers d'un choix fait par inclination. Sans céder au discours selon lequel l'Amour (oui, avec une majuscule, le bon sentiment ne lésine pas sur les moyens, se réclamant de la poésie pour mépriser les règles typographiques) est l'alpha et l'oméga de la vie et nous sauvera toujours (la rime, la rime), Nolan souligne que si l'homme est un animal raisonnable, c'est en tant qu'il est capable de raison – parce qu'il est, parce que nous sommes, un animal profondément irrationnel. Quand bien même nous tentons de rationaliser a posteriori cette irrationalité (on trouve toujours des raisons pour rendre compte d'un choix instinctif). À chaque décision des personnages, on pourrait ainsi trouver un pour quoi différent du pourquoi. Dans cet écart entre but et motivation, ce faux dilemme entre l'espèce et l'individu, et ce vrai conflit entre individus, se rejoue l'insociable sociabilité kantienne. Ou, si vous préférez ne pas voir Kant dans les étoiles : la nature trouve toujours son chemin2. Ce n'est pas en abdiquant leurs intérêts au profit d'une cause supérieure que les hommes s'en sortent, mais en confrontant ces intérêts à ceux de leur semblable.
Pour que la friction ne conduise pas uniquement aux disputes et à la guerre, mais aboutisse également au développement des arts et des sciences ; pour que la fille de Cooper puisse lui faire la gueule sans que cela l'empêche de travailler sur la mission et de finir par s'exclamer : Eurêka ! ; pour que l'insociable sociabilité fasse son œuvre, en somme, il faut seulement laisser aux hommes de l'espoir. Le vieux savant l'a bien compris, lui qui a inventé un plan A (modifier dans des équations quelques paramètres comme l'espace, le temps et la gravité pour faire migrer quelques milliards de Terriens sur la planète bouture) uniquement pour faire passer le plan B (embarquer plein d'embryons dans la navette spatiale et laisser sa fille3 incuber le meilleur des mondes). Ce que Cooper et Ameli accusent comme mensonge fonctionne très bien comme illusion, et le réalisateur la reprend à son compte en nous montrant quelques images de la station Cooper (qui atteste de la réussite du plan A), avant de conclure sur l'âpreté de la vie qui attend Amelia (après avoir donné une sépulture à son amant, elle va devoir mettre en place le plan B, seule avec Cooper).
Mais peut-être cette fin heureuse est-elle encore un mensonge et que ce qui nous donne espoir, dans Interstellar, c'est la beauté, la beauté des plans mais surtout l'incroyable beauté, la beauté interstellaire, presque insoutenable, de la gamine (Mackenzie Foy), et l'éloge sous-jacent de la curiosité intellectuelle4, avec ladite gamine qui devient, équation platonicienne du bien et du beau oblige, une brillante scientifique (magnifique Jessica Chastain).
1 La relativité temporelle, par exemple, fournit ainsi un formidable outil narratif, qui permet de juxtaposer deux fils narratifs évoluant à des rythmes différents, en rendant les ellipses toutes naturelles.
2 Nolan a le bon goût de ne pas personnifier cette nature. La dynamique que les personnages mettent sur le compte d'un they extraterrestre se révèle l'effet d'une boucle temporelle : il n'y avait pas de they, seulement us, seulement Cooper transmettant des messages à sa fille depuis un autre espace-temps.
3 Comme le fait remarquer Palpatine, le repeuplement est rarement laissé à des filles moches...
4 Je laisserai l'homme-grenouille vous parler de la figure centrale de la bibliothèque – et de plein d'autres choses.
22:17 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, interstellar, nolan