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15 août 2014

C'est ça, la vie

Il est rare de trouver des portraits d'enfants aussi justes que ceux de Boyhood. Le mini-adulte héros des films destinés aux enfants n'est souvent pas beaucoup plus intéressant que le personnage secondaire que l'on trouve dans les films destinés aux adultes, où l'enfant l'est et le restera de toute éternité, contrepoint tout trouvé pour rappeler aux adultes qui l'entourent, au choix, leurs responsabilités, l'innocence à préserver (pauvre petit ange) ou la vérité (qui sort de la bouche des enfants). Je n'aime pas ces enfants, ces enfants que l'on devrait aimer juste parce que ce sont des enfants. Je n'aime pas les enfants, c'est cela que ça veut dire. Car chez les enfants comme chez les adultes, il y a des personnalités que l'on aime, d'autres que l'on n'apprécie pas et d'autres encore qui nous laissent indifférent – même si ces personnalités ne sont parfois qu'ébauchées.

Boyhood ne filme pas des enfants, il filme deux êtres en devenir, Mason et Samantha, au milieu de leur famille séparée, décomposée, recomposée. L'enfance n'y est pas séparée de l'âge adulte par cette barrière qui met d'un côté les parents qui savent et de l'autre côté, les enfants puérils. Pendant que les enfants se forment, les adultes continuent de tâtonner : ainsi la mère, davantage consciente de ses responsabilités que le père, pas très présent, fait pourtant autant de bourdes, affublant ses enfants de beaux-pères alcooliques. Trimballés de maison en maison, Mason et Samantha font leur bonhomme de chemin, un chemin que l'on se rappelle avec eux avoir déjà emprunté. Aux tournants de l'existence, Richard Linklater préfère en effet les parcelles qui les séparent et les relient, un quotidien que l'on avait oublié avoir vécu : par exemple, le trajet en voiture où une frontière, matérialisée par un oreiller, est nécessaire pour que le frère et la sœur arrêtent de se chamailler (je me souviens avoir tenu le rôle de l'oreiller entre ma cousine et son frère) ou bien les mots en l'air auxquels on a attaché une grande importance et que leur locuteur ne se souvient même pas avoir prononcés (déception de Mason, 16 ans passés, lorsqu'il découvre que son père a revendu la vieille voiture qu'il lui avait promise à 8 ans). Ce vécu similaire (universel ?) explique sans doute la grande proximité dans laquelle on se sent avec les deux protagonistes1, malgré un background made in United States avec serment d'allégeance au drapeau le matin en classe et des cadeaux d'anniversaire qui font s'exclamer mon voisin : « A gun and a Bible: THAT's Texas! ».

Les premières fois, la naissance d'une passion et les efforts pour la transformer en métier, le départ de chez ses parents, déménagement, divorce, remariage... tout y est sans y être. Richard Linklater filme sans avoir recours à ces arrêts sur image : à l'instant où on les vit, ces étapes n'en sont pas, elles ne sont qu'une succession d'instants et d'instants parmi d'autres2, simplement plus commodes à utiliser comme repères par la suite. Lorsqu'on les voit réinscrites dans l'histoire d'un individu, on a envie de dire : oui, c'est ça, c'est exactement ça, comme ça que cela se passe,pas comme le résumé galvaudé qu'en font les téléfilms et les quatrièmes de couverture.

Filmé sur une durée de 12 ans, avec un scénario brossé à grandes lignes et affiné chaque année, Boyhood épouse le mouvement de la vie où, de l'aveu du père de Mason, on improvise. Pas de plan pour un destin tout tracé mais un idéal de vie que l'on ne cesse d'ajuster à mesure que l'on y avance et que l'on rencontre des imprévus, bonnes ou mauvaises surprises. Boyhood nous montre l'enfance comme l'amorce de ce mouvement, qui se poursuit bien au-delà. La seule chose qui prend fin avec l'enfance, c'est la conscience de ce que la construction de soi ne s'arrêtera pas, que les parents, les adultes, n'en savent pas plus, qu'ils continuent d'improviser eux aussi. Le film s'arrête une fois que ce continuum a été établi, lorsque Mason, que l'on suit depuis ses 7 ans, atteint l'âge qu'avaient ses parents lorsqu'ils l'ont eu. Le temps retrouvé met en évidence ce curieux mélange d'altérité et d'identité qui nous constitue, résultat de la sédimentation de toutes les personnes que nous avons été et que nous ne sommes plus vraiment.

Boyhood : génial comme un grand film, simple comme une madeleine.

 

À lire : une interview d'Ellar Coltrane (Mason), et une du réalisateur à propos du processus artistique, du tournage ou encore de la manière de montrer Mason et Samatha grandir sans qu'on s'en aperçoive d'une scène à l'autre.

Mit Palpatine

 

1 De même, quand ma collègue me raconte des anecdotes sur ses enfants, je me sens toujours plus proche des enfants que d'elle, bien qu'elle ait dix ans de plus que moi et ses enfants, vingt de moins (merci de ne pas en tirer de conclusion hâtive).
2 Pour vous dire à quel point les transitions peuvent être douces et les étapes, pas forcément ressenties comme telles : en voyant la mère de Mason pleurer alors qu'il fait ses cartons pour la fac, je me suis demandée comment réagirait la mienne avant de me rappeler que j'avais déjà (ou enfin pour les non-Tanguy) emménagé chez moi.   

À la recherche de Vivian Maier

À la recherche de Vivian Maier, c'est une histoire de cartons : des cartons d'affaires, des cartons de journaux et surtout des cartons de pellicules, trimballés de maison en maison par une étrange gouvernante, puis acquis à une vente aux enchères par un certain John Maloof, fils de brocanteur, qui espérait y trouver de quoi illustrer le livre d'histoire qu'il avait entrepris. Déception... et surprise : les photos sont de bonne facture. Après tirage de quelques-unes, il s'avère même qu'elles n'ont rien à envier aux plus grands photographes : les parallèles avec Willy Ronis, Lisette Model, Diane Arbus ou Robert Franck, frappants de similitude, témoignent de la même acuité du regard.

Commence alors la double quête de John Maloof : chercher à connaître la photographe et à faire reconnaître son travail. Pour ce qui est de la seconde partie, c'est vite vu : la publication des photos sur internet au fur et à mesure de leur numérisation, puis l'exposition que John Maloof organise et le livre qu'il publie rencontrent un franc succès (bingo), mais un succès populaire qui ne lui ouvre pas la porte des musées (dead end). Le documentaire fait rapidement la mise au point là-dessus. Là, on ça se révèle plus complexe, c'est lorsqu'il s'agit de tirer au clair l'identité de la photographe : c'est cette quête-ci principalement que relate le documentaire.

Parvenu à ce point, l'ex-khâgneux aura un petit accès de Contre Sainte-Beuve : quoi, l'œuvre découverte, évacuée une fois sa valeur démontrée, n'aura été qu'un prétexte pour se pencher sur la vie de son auteur ? L'ex-khâgneux se renfonce dans son siège, frissonnant d'un plaisir coupable dont il ne pourra cependant pas être accusé : comment aurait-il pu se douter que, sous son titre proustien1, À la recherche de Vivian Maier donnerait dans l'Enquête spéciale pour esthète ? Dédouané par la référence littéraire, l'ex-khâgneux plonge avec délice dans le roman-photo et s'aperçoit peu à peu que, si la vie de l'artiste ne saurait expliquer ses clichés, c'est encore et toujours de l'humain dont il s'agit, dans les portraits volés de l'artiste comme dans les revirements de son étrange psyché.

Les témoignages contradictoires des familles où Vivian Maier a été employée esquissent le portrait d'une femme un peu barrée, qui trimballait sa vie avec elle dans des monceaux de cartons mais redéfinissait son identité à chaque changement de foyer : il ne fallait l'appeler que Vivian ; elle se fâchait si on l'appelait Vivan : c'était Mrs Maier ; non, Mayer. Les anecdotes se succèdent et la parfaite nanny est soupçonnée de maltraitance, sans que l'on puisse déterminer quelle est la part de névrose et d'imagination enfantine. Ce n'est bientôt plus la vérité, schizophrénique, qui importe mais l'acte même de témoigner : le mystère qui entoure Vivian Maier fait surgir tout une galerie de personnages, qui poursuivent l'œuvre même de la photographe de rue. Aux passants, pris à leur insu, qui regardent la photographe de travers, succèdent les parents et les anciens enfants, dont les petites idiosyncrasies sont filmées de manière tendre et crue tout à la fois. L'œil du réalisateur rejoint alors celui de son sujet – le summum du cocasse est atteint dans l'alternance de deux témoignages qui soutiennent mordicus des positions opposées sur l'authenticité de l'accent français de la nanny, thèse de linguistique à l'appui (qu'on ne vous sortira pas, parce que, croyez-moi, vous ne voulez pas).

C'est finalement en France, où Vivian Maier a bel et bien vécu, que John Maloof trouve, à défaut de la vérité, l'apaisement : rencontrer l'homme auquel la photographe a confié quelques-uns de ses tirages éloigne l'angoisse d'une malédiction à la Toutânkhamon, après que les anciens employeurs de Vivian ont martelé que jamais cette femme, qui enfermait ses affaires à double-tour, n'aurait montré ses photos et que cette exposition médiatique ne lui aurait pas du tout plu. L'exigence de l'artiste concernant le développement de ses photographies (et le coût d'une telle exigence) soulage le pilleur de sarcophage : alors qu'il craignait, l'ayant dévoilée, d'avoir profané une œuvre tenue secrète du vivant de son auteur, voilà qu'il n'aurait fait que prolonger ses intentions !

Tout est bien qui finit bien : John Maloof a trouvé la légitimité qui lui faisait défaut et le spectateur, une nouvelle œuvre à explorer. Concluant sur le mystère qu'est et demeurera certainement Vivian Maier, le documentaire nous renvoie en effet aux seules traces tangibles qu'elle a laissées : ses photographies. Un point pour Sainte-Beuve.

Mit Palpatine

 

1 Je ne sais pas qui a traduit The Nanny's Secret par À la recherche de Vivan Maier mais il a bien réussi son coup, parce que la référence proustienne est aussi efficace pour les Français que Mary Poppins pour les anglophones.

10 août 2014

Hibernation estivale

Un gamin lance une pierre dans une vitre et c'est le début de la fin, qui mettra trois heures à arriver. La famille du gamin et celle d'Aydin, le propriétaire de la vitre, se trouvent pris dans une série de visites et contre-visites de plus en plus embarrassantes, qui ne sont pas sans rappeler les mécanismes à l'oeuvre dans Carnage. Mais à la différence du film de Polanski, il n'y a dans celui de Nuri Bilge Ceylan aucun rythme ni mordant. L'enfer, c'est les autres, certes, mais à l'image de Necla, la soeur d'Aydin, et de Nihal, sa très jeune femme, qui ne savent à quoi s'abattre, un enfer bien ennuyeux. La haine, qui aurait au moins le mérite d'être dramatique, est étouffée sous la neige et, dans ce coin paumé d'Anatolie, l'attraction-répulsion sartrienne tourne à la compatibilité mesquine des torts et des travers de chacun : Necla reproche à son frère d'être un intellectuel de pacotille donneur de leçons ; Nihal reproche à son égoïste de mari de se mêler de tout et de ne s'intéresser à rien, utilisant son érudition pour étouffer les autres ; Necla reproche à Nihal son mépris pour qui ne cherche pas, comme elle, à se donner bonne conscience par des actes de charité, tandis qu'Aydin reproche aux deux femmes leur oisiveté, qui engendre irritabilité chez l'une et comportement enfantin chez l'autre. Chacun de ces reproches prenant la forme d'une dispute mi-éthique mi-égotique d'une vingtaine de minutes, Winter sleep ne donne qu'une envie : hiberner, pour échapper aux rancoeurs et aux arrangements de conscience ressassés par ce triangle où l'amour a été remplacé par l'amertume. Un film pénible et pointless qui remporte la palme d'or de l'ennui.

08 juillet 2014

La fascination du visible

Sur le moment, la fin d'Under the Skin m'a frustrée : moins à cause de l'absence d'explications (D'où vient cette créature de rêve et de cauchemar qui sillonne l'Écosse à camionnette pour appâter les hommes ? Pourquoi les fait-elle disparaître ?) que du manque de cohérence dans le suivi de l'intrigue (Que diable devient le motard qui récupère les corps ? Sans parler desdits corps.). Mi-curieux, mi-fasciné, on a suivi l'intrigante et voilà qu'elle disparaît sans crier gare, faisant disparaître avec elle tout espoir de résolution. Alors qu'on était si près de d'atteindre un parfait objet non identifié !

Cela fait pourtant une semaine que les images du film continuent de me hanter. L'affaire eût-elle été expliquée qu'elle aurait été classée. Irrésolue, elle persiste. Plus encore que l'incipit, où une forme noire, spatiale ou phallique, pénètre un œillet blanc pour s'ouvrir brusquement sur une pupille dilatée, c'est l'inquiétante étrangeté dans laquelle baigne le plus banal des quotidiens. À ce titre, le passage le plus marquant est certainement les lumières qui se reflètent sur ce qu'on met un certain temps à identifier comme un casque, le casque d'un motard qui roule sous un tunnel. La forme surgit en creux, dans le mouvement même de son effacement. Et c'est encore par l'effacement de tout environnement que Jonathan Glazer créé ses plus belles images : effacement par la blancheur, aussi chirurgicale qu'onirique, lorsque la créature semble dépecer le corps d'une femme à mesure qu'elle revêt ses vêtements (comme dans Proust ou les intermittences du cœur, le contrejour préserve la pudeur) ; effacement par un noir si profond qu'il en devient brillant, puis liquide lorsque les victimes masculines, suivant la créature de rêve, viennent y sombrer, comme dans des sables mouvants (ou le bassin d'or de la publicité pour le parfum de Dior, J'adôre). Aucune aridité cependant dans l'abstraction : plus le décor est abstrait, plus les corps sont présents. C'est nus et en érection que les hommes entrent en eau trouble et c'est de moins en moins habillée que la créature les y attire.

Le piège semble bien rôdé, jusqu'à ce que la créature attrape dans sa camionnette un jeune homme au visage difforme : les moqueries l'ayant rendu revêche à tout contact humain, la perspective du coït ne suffit pas, la créature doit en passer par une phase de préliminaires où – c'est une première – sa peau entre en contact avec celle de l'homme. Qu'elle laisse filer. Ébranlée, elle se défile, semblant désapprendre tout le savoir humain dont elle usait, s'arrêtant de conduire sa camionnette, qu'elle abandonne dans le brouillard, au milieu de la route. Elle qui ne sourit que pour obéir au mécanisme de la séduction, qui capture des hommes tranquillement, qui assiste à une noyade sans faire un geste, sans comprendre presque, voilà que l'humanité lui colle à la peau, transformant peu à peu la sensation en sentiment. Pour ressentir, il fallait d'abord sentir !

À mesure que s'estompe son indifférence, on comprend que c'est en réalité ce qui nous captive. Ne sachant pas ce qui sera significatif ou non, ne sachant donc pas quoi regarder, on regarde tout, avec attention : les passants, même laids, même médiocres (de futurs victimes ?), les rares paroles échangées, pourtant banales (s'y cacherait-il un indice ?), la route et de signalisation (dès fois que l'on devinerait où l'on va)... L'étrange n'est pas la créature mais nous, à travers le regard qu'elle pose sur nous. Et l'on est d'autant plus fasciné par son regard qu'on ne comprend pas tout de suite ce qu'il y a qui mérite d'être observé. Ce regard qui suspend le jugement et qui renouvelle le monde à nos yeux, sous nos yeux, n'est-ce pas là la définition même de la poésie ?

Il n'est pas sûr cependant que, pour renaître, ce monde ne doive être englouti. Il faut voir que la poésie n'intervient pas ici dans l'enchantement mais dans l'effroi de la fascination – fascination qui trouverait son origine dans le fascinus, le sexe dressé des hommes. Le désir de savoir (ce qu'il est advenu des hommes, disparus en pleine érection) mène à l'effroi : on voit l'homme pris dans le liquide noir comme dans du formol quand soudain, il ne reste de l'homme que la peau, qui se met à flotter, sans plus de consistance qu'un sac plastique.

Excité, le spectateur s'est enfoncé dans les eaux troubles du film, qu'il était venu voir attiré, appâté, par Scarlett Johansson (quitte à débander déchanter). Tout le monde ne parle que du corps de l'actrice (que l'on voit dans sa beauté et dans son imperfection, désacralisé) mais il faut une sacrée trempe pour se laisser filmer ainsi, s'abandonner à la caméra pour ensuite, à l'écran, devenir cette prédatrice qui nous happe du regard. Il faut une présence incroyable pour ne pas avoir l'air inexpressive, une présence que peu d'actrices possèdent (Mia W. est l'une de ces rares actrices, preuve que la sensualité dont il est question n'a que peu à voir avec les canons d'un corps désirable). Quelque chose qui a à voir avec la peau et que l'on ne voit pas. Quelque chose.

The true mystery of the world is the visible, not the invisible. Under the skin est en la manifestation si parfaite que le film prend fin lorsque l'on a la peau de la créature, de ce qu'il y avait en-dessous et que cela ne nous avance en rien. Autant une invisible rationalité aurait été compréhensible, autant le visible se refuse dans le mouvement même par lequel il se donne. Le mystère sait se faire désirer et c'est ce qui le rend si excitant.