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17 novembre 2013

Quai d'Orsay

affiche du film

 

En déjeunant, Palpatine et moi regardions The West Wing. Je ne vous raconte pas le choc des cultures avec Quai d'Orsay : la dynamique de l'aile ouest laisse place aux couloirs étroits des bureaux mansardés ; le président, Nobel d'économie, à un ministre des Affaires étrangères qui stabilotte les rapports comme les Fragments d'Épicure ; la marche mesurée du senior staff, alliant réflexion et volonté, à l'inertie du cabinet dont le directeur pique du nez en réunion, régulièrement réveillée par l'agitation perpétuelle du ministre. Celui-ci passe toujours en coup de vent : les papiers qui volent à son arrivée et affolent les secrétaires, à la recherche de presse-papiers improvisés, deviennent une running joke poussée jusqu'au générique où l'on nous assure qu'aucune porte du quai d'Orsay n'a été maltraitée durant le tournage. Il faut dire que les drôles d'animaux qu'on y croise sont d'une autre espèce : une conseillère aux dents longues (qui trouvera toujours une manière de vous baiser, parce que c'est comme ça qu'on montre son amour en politique), des paresseux aux divers domaines d'incompétence et un ministre-Taz peuplent la jungle qu'Arthur, le petit nouveau promu aux « langages », découvre avec des yeux ronds d'explorateur déboussolé – et nous avec.

Ultra-choupi (les petites rides autour des fossettes, sur un visage juvénile, ça me fait craquer), Raphaël Personnaz forme avec un Thierry Lhermitte en très grande forme un drôle de duo, qui fournit au film deux pôles entre lesquels Bertrand Tavernier fait circuler les tensions (plus ou moins) politiques pour un traitement toujours survolté de l'incompétence d'un ministre pince-sans-rire et de son équipe. Les imitations qu'Arthur est toujours prêt à faire de ses collègues pour sa copine ne font que souligner, par leur mise en abyme, le ton joyeusement parodique de l'ensemble.

 

Premier jour d'Arthur, en imper, face à Alexandre, déjà en train d'asséner des vérités générales le doigt en l'air

Mot d'ordre en rythme ternaire : légitimité, lucidité et efficacité
 

Je ne saurais dire si ce film aux accents toonesques1 est passé comme une lettre à la poste grâce ou en dépit de mon cruel manque d'intérêt pour la politique : c'est à peu près comme ça que je perçois les choses. On ne sent que trop un fond de vérité dans l'incapacité du ministre à prendre des décisions et l'inefficacité de son personnel mais, plutôt que de s'en désoler, on prend avec le réalisateur le parti d'en rire. Et pas qu'un peu : la scène du Stabilo m'a achevée ; j'ai tellement ri que je me suis cognée la tête sur le fauteuil de devant. Au final, une belle représentation de l'esprit français : on y trouve dépeints ses travers (le dîner où le ministre étale son vernis de culture littéraire devant une poétesse à qui il n'en laisse pas placer une est assez énorme) par un maniement de l'ironie des plus adroits. Il n'y a plus qu'à lire la BD. 


1 « un divertissement joyeusement absurde dans lequel la politique ressemble à un cartoon de Tex Avery », dixit Trois couleurs, « quelque part entre Bip Bip et Dominique de Villepin » pour Anouk Brissac, dans Illimité.

16 novembre 2013

Gravity

As usual, full of spoilers – et remarques diverses et variées : pour une chroniquette express, allez directement là où le gras est le plus dense.

 

Il ne se passe rien dans ce film. Du coup, je suis intriguée que ma cousine, pas contemplation ni masturbation intellectuelle pour deux sous, affiche son enthousiasme sur Twitter. Palpatine se sent conforté dans son interprétation a priori : l'absence de scénario est compensée par de l'action, beaucoup d'action, sans signification. Que fait-on alors du Petit Rat philosophe, qui semble avoir également apprécié ? Intriguée, je suis. Puis, dans une interview d'Alfonso Cuarón de Trois couleurs, je lis ça :

« [...] C'est assez différent de Gravity, mais il y a la même idée qui consiste à se servir des scènes d'action comme de métaphores pour convoquer des thèmes plus profonds. À partir de ce script, on a commencé à discuter de notre envie de faire un type de cinéma très épuré du point de vue narratif, avec peu de dialogues, en se concentrant sur d'autres manières de transmettre des idées et des concepts. Les scènes d'action peuvent remplir ce rôle. »

Et ça :

« Aujourd'hui, beaucoup de films grand public fonctionnent à la manière des fictions radiophoniques, à tel point que si vous fermez les yeux pendant la séance, vous ne perdez rien de l'intrigue. Tout est expliqué, tout est dit. […] Quand je dis que j'ai des doutes sur la place du scénario, cela ne veut pas dire que je n'aime pas les histoires au cinéma. J'adore les œuvres avec de bons scénarios, mais je pense que dans un film, l'histoire est secondaire par rapport à la cinématographie. Ce n'est qu'un outil du cinéma parmi d'autres. L'expression cinématographique peut être purement abstraite. La cinéma a plus à voir avec la musique qu'avec la littérature. Je suis méfiant quand on considère que le récit est le point central du film, car le récit peut apporter trop d'illusions. C'est un travers humain que d'embellir notre histoire ou notre identité par la chronique. »

 

J'ai enfoncé mes lunettes sur mon nez, rajouté la seconde paire devant et me suis jetée dans l'espace. La bonne nouvelle, c'est que la technique 3D semble avoir fait des progrès depuis le Pina de Wim Wenders : cela ne me déclenche plus aucun mal de crâne. La mauvaise, c'est que l'on comprend vite pourquoi Ryan (Sandra Bullock), la scientifique de la mission qui fait équipe avec un astronaute de profession, a envie de vomir son petit-déjeuner. Lorsqu'une pluie de débris la propulse loin de la navette (ces idiots de Russes ont fait exploser à distance un vieux satellite sans se poser la question de savoir si leurs anciens copains de la guerre froide étaient en l'air – presque sans rancune), la caméra se met à tourner avec elle et l'on se rappelle avec effroi les quelques lignes du début du film, rappelant une ou deux lois de physique dans l'espace, dont le principe d'inertie qui veut que le mouvement soit infini. Je n'ose pas imaginer le nombre de vocations d'astronautes brisées par cette scène. Quelques autres, à l'estomac plus solide, auront tenu jusqu'à s'apercevoir que le champ visuel et la mobilité corporelle, extrêmement réduits dans les scaphandres, ne vous donnent aucune emprise sur votre corps – vision anxiogène à l'opposé de la représentation ludique de l'apesanteur.

 

Ryan relié à Matt, la Terre en arrière-plan

 

Voilà posées les bases pour le film d'action catastrophe. Pour la relation à soi et à l'autre, il faut revoir quelques notions des forces : « si vous jetez une balle dans l'espace, non seulement cette balle ira tout droit infiniment, mais la force que vous avez utilisée pour la lancer en avant vous projettera en arrière. » C'est Matt qui pousse Ryan en avant (« Les dames d'abord ») pour s'éloigner d'elle et démarrer son sac à dos propulseur grâce auquel il va la remorquer, en espérant qu'ils atteignent tous deux la prochaine station orbitale. Cet espèce de cordon ombilical qui la relie à Matt (George Clooney – Œdipe a du bon, parfois) est ce qui vient contrarier son inertie – dans tous les sens du terme : physique et psychologique. Parce que c'est là que l'on s'éloigne radicalement du film d'actions classique, où la volonté de survie du héros est un présupposé : on n'est pas certain que Ryan, qui n'a plus de mari et dont la petite fille est morte quelques années plus tôt, veuille vraiment s'en sortir. Ce qui tient le spectateur en haleine (je ne me suis pas ennuyée une seule seconde) n'est plus la question de savoir si elle va survivre mais si elle va retrouver la volonté de vivre, qu'elle survive effectivement ou non. Le rôle des péripéties n'est pas d'abord d'entretenir le suspens (même si mes ongles ont perdu quelques millimètres) mais de secouer l'héroïne, de la confronter à la peur de l'infini (la mort, dans l'espace) pour que l'instinct de survie, qu'elle tente d'étouffer en diminuant les quantités d'oxygène, se réveille. Les différentes navettes qu'elle emprunte pour atteindre celle qui lui permettra de rentrer sur Terre sont comme autant d'étapes vers la renaissance à soi : ce n'est pas pour rien que la capsule tombe dans la mer et que le film se termine quand, titubant sous le poids de la gravité, elle se relève et marche enfin, mal assurée mais sauve.

 

Ryan, en position de Foetus

 

La métaphore est plus fine qu'il y paraît : les mots schématisent ce que l'action fait passer de manière beaucoup plus nuancée – à l'exception de la scène-pivot où Ryan semble avoir baissé les bras et, tentant vainement de rétablir la communication avec Houston, capte des paroles d'une langue qu'elle ne parle pas, accompagnées d'aboiements et de cris de bébés. Heureusement, les larmes qu'on cherche à nous tirer donnent lieu à un formidable tableau esthétique lorsque celles de Ryan, au lieu de couler, se transforment en bulles d'eau et flottent autour d'elle. L'humour, oublié depuis qu'on avait perdu Matt dans l'espace, refait alors surface, avec le pilotage à l'aveugle de la dernière navette, chaque pays n'ayant étiqueté les boutons que dans sa propre langue – et le Chinois n'est pas franchement intuitif.

De mémoire, ce passage est la seule concession faite à la musique hollywoodienne. Le reste du temps, la bande-son aurait plutôt tendance à adopter la perspective de la caméra embarquée, donnant à entendre la respiration et la voix de Ryan : on évite ainsi que se prolonge le silence oppressant que l'on nous donne à entendre au début (c'est-à-dire si ces crétines de gamines, arrivées dix minutes après le début du film, n'avaient pas froissé des papiers pendant cinq bonnes minutes encore). Aux scientifiques de formation qui râlent systématiquement sur ce point (n'est-ce pas, Palpatine et @_gohu ?) : le réalisateur a bien pris en compte le fait que le son ne peut pas se propager dans l'espace ; révisez plutôt vos points de vue. Comme son titre le suggère, Gravity ancre sa puissance métaphorique dans les lois de la physique. Gare à vous si vous persistez à y voir un film métaphysique : le Petit Rat a menacé d'envoyer lire Kant en allemand quiconque usurperait ce terme !

11 novembre 2013

Calamity Jones ou la vengeance violette

affiche-sherif-jackson avec le trio infernal

Shérif Jackson. Un personnage dans un trio. J'imagine qu'on a donné au film ce titre pour qu'on identifie immédiatement le genre qu'il parodie (et éluder la difficulté de traduction du titre original - Sweetwater). 


Autant le western m'ennuie profondément avec ses plans plus interminables que des spaghetti, autant c'est savoureux lorsque le crétinisme des personnages est remplacé par la folie sous toutes ses formes : fanatisme pour le prophète local, auquel on dit « Oui, prophète », même lorsqu'il reproche à ses hommes leurs élans libidineux juste après s'être tapé ses trois femmes d'affilée ; fantaisie pour le shérif, un original (I prefer unusual to queer – unusual) aux longs cheveux blancs toujours prêt à esquisser trois pas de danse grotesques pour mieux sauter sur l'importun du moment ou à donner un cours de géographie policière en dessinant au couteau sur la table ; folie vengeresse pour une splendide rousse1, ancienne prostituée devenue l'épouse d'un pauvre Espagnol, qui se fait offrir une non moins splendide robe violette par le marchand auquel elle a fourré son parapluie dans l'œil pour l'avoir reluquée dans la cabine d'essayage. Ce trio d'enfer a évidemment la gâchette facile, même si le shérif préfère y aller à coup de grands battements : le prophète prêche la mort sur le champ comme châtiment à toute offense divine et la miss rousse, qui donne quelques leçons à son mari, tire au pistolet comme personne. Alors quand les intrus tués par le prophète s'avèrent être au cœur de l'enquête du shérif, que la rousse connaît bien depuis qu'il a pendu son père et que le mari de celle-ci disparaît le lendemain d'une altercation avec le prophète, forcément ça ne peut pas bien finir, pour notre plus grand plaisir de spectateurs trimballés de cadavre en scène loufoque. 


1  J'ai mis un certain temps à retrouver la blonde sous la rousse mais cette manière de placer le regard et de pincer les lèvres en une moue boudeuse, ce ne pouvait être que la desperate housewife de Mad Men. Magnifique travail des maquilleurs pour donner à January Jones le teint adéquat et transformer la blonde Betty en rousse sulfureuse.

04 novembre 2013

Un château italien en Espagne : gâté, pourri

Une famille, dont les enfants sont depuis un certain temps déjà en âge d'en avoir, tourne autour de son château italien, coûteux en entretien, qui ressemble à un musée sans visiteur : faut-il l'ouvrir au public, curieux de visiter la propriété de feu le patron de la grosse usine du coin – le parc est propice aux pique-nique ? Faut-il vendre certaines de ses pièces aux enchères – mais pas le Brueghel, proteste le fils, qui ne le regarde pas ? Avachie sur un divan, Louise, la fille, glousse tandis que la mère essaye d'en sortir quelque chose. Le spectateur n'y parviendra pas plus : le film est à l'image de ce château, attirant sur le principe, vite décevant à la visite. Certes, il y a bien comme le Brueghel quelques pièces qui valent le coup d'œil (la relation ambiguë frère-sœur, les délires de la piété ritale, l'humour et la dignité du frère puis celle de sa veuve, qui survit comme elle peut au milieu de cette famille ni à fait ni à faire) mais l'impression qui domine est que l'on a jeté ça au public sans trop y réfléchir, en se disant que, curieux des gens riches et célèbres, il y trouverait bien quelque à se mettre sous la dent – et l'on s'étonne après qu'il l'ait dure.

Ce n'est pas le malheur des nantis qui agace (la réalisatrice a l'intelligence de ne pas l'utiliser comme excuse à sa situation sociale : c'est comme ça, la maladie et la solitude n'arrivent pas qu'aux pauvres) mais le gâchis total des talents, que l'on a essayé de concentrer dans la figure du vieil ami ingénieux devenu un emmerdeur alcoolique, mais qui rejaillit sur les autres, sans que l'on sache trop bien si c'est sur les acteurs ou les personnages qui sont de toutes manières acteurs (les joies de l'autofiction). Ah non, pardon, Louise a arrêté de tourner pour « laisser plus de place à la vie dans [sa] vie » (en italien dans le texte) et Nathan, son jeune amant (Louis Garrel) ne veut plus faire l'acteur, trop las pour aller jusqu'au bout d'un film ou d'une pièce – dans laquelle il joue un travesti parce que, vous comprenez, quand il joue une pièce, ce n'est pas lui, ce ne sont pas ses mots. En revanche, ses maux et sa mélancolie-marque-de-fabrique sont fidèles au rendez-vous, tandis que son babillage, habituellement délicieusement agaçant à force d'auto-dérision, est en berne1. Pas folichon, folichon.

D'une manière générale, les personnages sont incapables de prendre une décision quelle qu'est soit ni de s'y tenir. Tout le film est ainsi à l'image de la relation entre Louise et Nathan, qui n'arrêtent pas de chercher une occasion pour se séparer, pour de toutes façons finir par revenir ensemble – et Louis Garrel de revenir dans les films de Valeria Bruni Tedeschi même s'il n'est plus avec elle. Quelques moments pathétiques que l'on voudrait faire passer pour de la fantaisie viennent agiter ce bazar, pas assez loufoque pour être joyeux. On finit par se dire que personne, dans cette famille, ne sait vivre – comme si, en l'absence de contraintes extérieures, ils n'avaient pas pu se construire, seulement se répandre indifféremment en plaintes ou en joie. De même, Un château italien aurait pu être un bon film s'il n'avait été construit en Espagne, sur les fondations d'une intrigue imaginaires.

 

1 Une exception, lorsqu'il demande au frère ce qu'il a à l'œil  :
« – Le sida. 
– Ah. 
– Une maladie comme une autre. 
– J'ai aussi un truc à l'œil mais c'est un peu moins grave. » 
Le tout en peignoir rose.