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31 août 2016

Adieu au monde d'hier

Stefan Zweig, Adieu l'Europe est composé d'une succession de scènes qui se termine par le suicide de l'écrivain et de sa seconde femme, Lotte. On ne voit pas leurs derniers gestes, on ne voit pas les corps ; on les aperçoit seulement dans le miroir de la porte d'une armoire mal fermée, devant laquelle passent l'inspecteur de police, la domestique qui les pleure et leurs dernières fréquentations elles aussi émigrées. Tout le film est empreint de la même pudeur, et on peut difficilement imaginer plus bel hommage cinématographique au romancier dont l'oeuvre toujours envisage l'humain sans jamais le dévisager.

La dernière fois que j'ai vu semblable incarnation de la dignité humaine – gestes mesurés, regard infini – c'était dans Une belle fin (Josef Hader m'a fait penser à Eddie Marsan). Aenne Schwarz est elle aussi formidable, mélange de vieillesse et de jeunesse qui fait les belles-fortes femmes, aux traits bouleversants de vécu. À eux deux, ils donnent à sentir la sphère d'intimité dans laquelle le couple s'est replié pour survivre loin du monde qui les a abandonné. De la vieille Europe policée ne parviennent plus aux exilés que quelques bribes en ruine, à l'image de ce Beau Danube bleu interprété par une fanfare en grande pompe de pacotille, qui fait rire Lotte et pleurer son mari : voilà tout ce qu'il reste de Vienne et d'ailleurs, mémoire risible-pathétique.

Le romancier, célébré partout sur son passage (je ne mesurais pas sa popularité pré-mortem, trop habituée au mythe du génie incompris), ne s'engage ni ne se dérobe : s'il refuse de condamner l'Allemagne au congrès d'intellectuels où il a été invité, c'est moins par lâcheté que par refus de la vanité qu'il y a à prendre publiquement position sans rien risquer – ni sa personne ni une quelconque effectivité –, ainsi qu'il l'explique à un journaliste dans les toilettes luxueuses de l'hôtel où se tient le congrès. Absence de courage pour le journaliste off record, d’obscénité pour le romancier off stage. La réversibilité des sentiments et des attitudes fait malheureusement de meilleurs romans que de politiques. Le romancier et, à sa suite, la réalisatrice, ne tranchent pas – sauf, pour cette dernière, lorsqu'il s'agit de mettre fin à une séquence qui n'a plus rien à offrir que la répétition du même.

La particularité du film, en effet, l'une de ses particularités en tous cas, qui contribue beaucoup à son effectivité, est de ne pas se subordonner à une action qui obligerait à condenser le temps – et, se faisant, se condamnerait à ne pouvoir l'appréhender. Plutôt que d'opérer de micro-ellipses en continu, Maria Schrader prélève quelques tranches de vie qui permettent paradoxalement de s'installer dans la durée – le temps n'y est plus segmenté-accéléré. On perçoit mieux, ainsi, les étincelles d'amour et de joie qui continuent de se produire alors même que l'Histoire se déroule telle que l'on sait en Europe : broyer du noir n'empêche pas Stefan Zweig de sourire. Ni de travailler. Jusqu'à l'avant-dernière scène, il y a de la joie, dans la boule de poils qu'un de ses amis lui offre pour son anniversaire. La seule dégradation tangible, qui accompagne la situation politique, concerne la santé de Lotte, manifestement condamnée à moyen terme. Ni le romancier ni sa femme ne donnent l'impression de s'enfoncer dans la dépression ; il n'y a pas de descente aux enfers continue, pas de fonction affine inexorable ; ils s'usent d'être en alternance heureux et coupables d'être en vie, états contradictoires pour ainsi dire simultanés, tension continue qui les fait clignoter de l'un à l'autre comme des néons en fin de vie.

Stefan Zweig ne se soustrait pas à la fin du monde, qu'il prédirait ; il constate seulement, douloureusement, la disparition du sien. Le romancier fait confiance aux mouvements souterrains de l'Histoire pour faire émerger un nouvel ordre, une nouvelle aube, mais n'a pas la force d'attendre ni n'aurait celle de s'y adapter.

« […] Mais à soixante ans passés il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d'errance. Aussi, je pense qu'il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde.

Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l'aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux. »

(Le film lève le mystère de la prononciation : zvègue et non zwaïgue)

 

15 août 2016

Jason Bourde

Le dernier Jason Bourne est un bon film du vendredi soir, quoique visionné en pleine semaine. Pour une fois, j'ai suivi sans problème qui trahit qui, et je peux vous résumer le film :

Mathilde Froustey a failli devenir directrice de la CIA.
(Qu'y puis-je si l'actrice Alicia Vikander ressemble à la danseuse ?)

Côté réalisation, mieux vaut ne pas avoir mangé trop lourd avant la séance ciné. Paul Greengrass tente de nous donner le sens de l'urgence par d'incessants mouvements de caméra – des années à peaufiner la HD numérique pour, au final, réinventer la perception approximative du mec qui tourne la tête…

Les seuls plans fixes concernent les écrans : des interfaces au design de rêve pour des applications métiers ultra-secrètes, où les dossiers sont rangés comme au premier jour de votre disque dur, arborescence plane et libellés saisis par un maniaque de taxinomie (opérations secrètes en toutes lettres – capitales, bien sûr). Dans ce monde merveilleux, il suffit de zoomer sur une image floue pour que les pixels accourent par millions, et les barres de progression ne marquent jamais de temps d'arrêt. Bref, c'est l'informatique comme on en rêverait et après tout, ce n'est pas plus irréaliste que la dernière course-poursuite en voiture…

Pour que les films d'action ne tournent pas à la comédie, tout de même, il ne serait pas absurde que les scénaristes se paient les conseils d'un consultant en informatique ; cela éviterait le hacker hardcore qui s'exclame « Utilisez SQL pour corrompre leur base de données », élue quote du film. Mais bon, on a bien ri. On a bien Matt Damon. Et du Moby pour danser au générique. Que demande le peuple ?

 

29 juillet 2016

Danser la chute

Au feu rouge, de retour de chez le maraîcher, un pamplemousse dans une main, un avocat dodu dans l'autre, je me suis surprise à faire le mouvement qu'Ohad Naharin demandait aux danseurs lors d'une audition – pas évident de soupeser du vide, de suggérer quelque chose de précieux dans une simple oscillation des mains, l'une à côté de l'autre, l'autre après l'autre, en alternance. Cela m'a rappelé qu'il était peut-être temps d'écrire cette chroniquette…

Ohad Naharin ? Un vague nom.

La Batsheva Dance Company ? Jamais vue danser.

Ce n'est pas une raison pour ne pas (c'est même une raison supplémentaire pour) aller voir Mr Gaga, sur les pas d'Ohad Naharin, documentaire de Tomer Heymann.

Première scène : un danseuse entre en tremblements, jusqu'à cambrer, jusqu'à chuter. Elle se relève et reprend, encore et encore, sous l'oeil du chorégraphe, immobile, accueillant chaque nouvelle tentative de quelques mots à peine encourageants. Lui-même est devenu incapable de cela, s'est bousillé le dos.

Plus tard, il demande à une autre danseuse de lui donner son poids, afin qu'elle sente le lâcher-prise par lequel elle doit passer pour se laisser tomber. Elle se suspend à lui, qui lui demande ensuite de se laisser tomber jusque dans cette position et, une fois le mouvement acté, invite à réitérer : mise en confiance, la danseuse remet à nouveau son poids entre des mains… qui ne la rattrapent pas. Elle tombe, sans raideur, sans amortisseur. C'est vache mais efficace. Mais vache, parce qu'il ajoute : « Tu ne m'en veux pas ? » À quoi la danseuse ne peut répondre que non, non, alors que oui, évidemment, oui parce qu'elle ne peut plus répondre non.

De sa deuxième femme, danseuse comme la première, asiatique aussi et belle comme la première, il dit que « ce n'est pas la première ni la dernière femme avec qui [il] travaille et partage [sa] vie ». Ni la dernière. Ils ont un enfant ensemble, et il est plus âgé qu'elle. Ni la dernière. Il y a des choses que l'on ne dit pas, et il y a encore des manières de dire. L'absence de modalisateur m'a choquée. Ni peut-être la dernière, au moins.

Sa première femme, pourtant morte des suites d'un cancer, est épargnée : le film lui est dédié. Le rencontrant, elle a tout de même lâché Alvin Ailey, où elle était soliste, pour le suivre dans sa quête chorégraphique. Elle n'a eu de cesse d'arrondir les angles avec les danseurs qu'il engueulait et pressurisait de ses propres angoisses, angoisse de vivre, de ne pas vivre assez, angoisse de créateur. Elle, jamais un mot plus haut que l'autre, semblait savoir mieux que lui-même ce qu'il voulait, et l'expliquait aux danseurs – une interprète au sens fort, intermédiaire avec le monde (avec lequel il a bien fallu ensuite apprendre à composer). Il a fallu sa disparition pour qu'il amorce un travail sur lui-même – d'où cette tranquillité mi-sage mi-sadique qu'on lui voit tout au long du documentaire, obtenue à grande peine, lutte contre la révolte permanente dans laquelle il semble se débattre, contre lui-même, contre l'intolérance qu'il oppose à ce qui ne le traverse pas (il n'a jamais pu se couler dans les pas des autres, fusse Martha Graham ou pire encore, Maurice Béjart) et à ceux qui ne le suivent pas dans ses préoccupations.

Son regard, yeux verts perçant un visage travaillé par les ans, séduisant dans sa dureté, trahit-révèle une envie-frustration-exigeance incroyable – pas un appétit, pas une soif, comme on dit : un désir aussi vif que douloureux, que joie dans la création –, ce qui fait l'homme que sa première femme a passionnément et patiemment aimé, le chorégraphe que le monde de la danse a reconnu comme créateur de talent, et l'être il faut bien le dire désagréable mais indéniablement émouvant que le documentaire nous propose de rencontrer, au-delà de l'aspect biographique (une autre histoire, presque une épopée à elle seule : l'enfance au kibboutz-paradis perdu ; le service militaire dans les troupes de divertissement en pleine guerre, qui explique-refoule peut-être des choses ; la formation académique tardive ; ou encore l'incident diplomatique créé par son refus de couvrir ses danseurs par convenance religieuse…).

Mit Palpatine

 

04 juillet 2016

La forêt de guingois

« C'est l'idée qu'il est beaucoup plus facile de se perdre dans une univers très normé, rectiligne, que dans le chaos, où l'on peut se créer nous-mêmes des points de repère. »

Grégoire Leprince-Ringuet, dans le Trois couleurs de juin

 

Charmée par cette bribe d'interview, la curiosité piquée par l'idée de dialogues versifiés, j'ai voulu voir La Forêt de quinconces, premier film de Grégoire Leprince-Ringuet, qui promettait d'être délicieusement poétique et décalé. Las ! L'unique mérite de ce film aura été de me faire mémoriser l'orthographe de « quinconce ». Je n'avais rien vu d'aussi mauvais et d'aussi prétentieux depuis Adieu au langage de Godard.

Les vers vont et viennent au gré du manque d'inspiration, s'effilochant en répliques d'une platitude qui ne peut s'expliquer que par la nécessité d'un alexandrin à combler, le tout ponctué de « putain » parce que, voyez-vous, on est cool, quand même. Le swag ultime du théâtreux qui s'écoute déclamer (parce que parler c'était trop prolo) consiste à prononcer la prose comme si c'était des vers, au lieu de jouer sur la musicalité de la poésie pour la faire couler de source – comme de la prose. M. Jourdain a de beaux restes !

Mais Molière est trop péquenot : c'est la tragédie antique qui est convoquée. Pensez-vous, il fallait au moins ça. Une fois passée la tarte à la crème du destin-SDF au coin de la rue et ses choix à pile ou dans-ta-face, plus rien n'étonne, ni la Camille-Circée, magicienne comme on est boudeuse, ni les furies qui picolent tranquillement dans la cave d'un bar. La noirceur de l'âme est à peu près aussi sensible que la dépravation dans Hécate et ses chiens, de Paul Morand. Je suis à peu près sûre qu'ils sont de la même eau littéraire ; j'aurais dû me méfier lorsque Grégoire Leprince-Ringuet donnait Paul Valéry comme poète préféré.

Le recours au mythe aurait pu fonctionner, notez, mais l'enflure tragique est entérinée par une réalisation héroï-comique. Palpatine n'a même plus essayé d'étouffer ses accès de fous rires après la scène dans le métro, très poème RATP : les personnages montent dans une ligne qui traverse un pont qui se trouve sur une autre, l'intérieur ne correspondant aux rames ni de l'une ni de l'autre, le tout tantôt plein tantôt vide sans logique entre les plans. Le reste à l'avenant (mention particulière, quand même, pour le reflet lunaire qu'on dirait produit par un couvercle de casserole). La licence poétique prend cher.

Quant au poète réalisateur, il s'avère sous sa direction piètre acteur : mono-expressif de bout en bout (si le but était de reproduire l'expérience de Koulechov, il a clairement surestimé ses talents de monteur). Le blouson en cuir noir, dont son Paul ne se départit pas et que j'ai déjà connu1 sur un Pierre lui aussi poète maudit2, achève de m'agacer, sans que je sache si c'est à cause du Pierre en question (prolixe, timide et passionné jusqu'au harcèlement) ou de ce qu'il se trouve ainsi réduit à un stéréotype de lui-même (ce Paul bien né est irritant là où Pierre-en-galère était agaçant – pitié dangereuse pour un garçon mal dans sa peau). Me voilà ramenée au temps de ma khâgne, sans retrouver l'humour qui y était omniprésent : on jouait à se prendre au sérieux ; Grégoire Leprince-Ringuet, lui, prend le jeu au sérieux, jusqu'à la pose – seulement passé du selfie au film.

La vraie, l'unique question que pose ce film est : mais pourquoi est-on resté jusqu'au bout ? Même comme nanar, ça ne fonctionne pas entièrement, souligne Palpatine, dont j'ai pourtant cru qu'il finirait par gêner nos voisins par ses rires (j'ai pour ma part testé la méthode de Dame Fanny et signé « c'est chiant » en faisant éjaculer mon pouce vers l'écran). Alors ? Pour le plaisir de bitcher, il faut bien l'avouer. Et peut-être aussi se rappeler que nous sommes aussi toujours un peu risibles en wannabe cinéphiles3. Les arroseurs arrosés, quoi. Cela m'apprendra à ne pas aller voir Beigbeder.

 

1 Au jeu des ressemblances troublantes, il y a l'actrice qui a exactement la même dégaine (long cheveux, short, port de tête) que ma mère sur les photos où elle a mon âge (ou plus jeune, déjà ?).
2 Presque toujours un poésie nrf dans la poche de son blouson ou de son jean. Je crois que c'était la première fois que je voyais un livre de poche dans une poche.
3 J'aurais du mal à me faire passer pour cinéphile, tolérant tout juste le noir et blanc, mais vous voyez l'idée : qui veut des trucs un peu chiadés et affiche son mépris pour le beauf.