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15 avril 2017

Gala des écoles de danse

Ne soupçonnant pas que le gala des écoles de danse en rassemblerait autant dans un programme aussi varié, je n'avais pas pris de place. Heureusement, à l'instant où j'apprenais qu'il n'y aurait pas de Pass, gala oblige (lol), une spectatrice s'est offerte de me revendre sa seconde place.

Quoiqu'il fasse la part un peu trop belle à l'Opéra de Paris eut égard à ses invités*, le programme est bien conçu : les extraits très classiques alternent avec d'autres plus modernes, limitant autant que faire se peut la comparaison. Entendons-nous bien : comparer est ce qui fait tout le sel d'une soirée de ce genre, et la motive. Mais il est humain que, dans l'effort de différenciation par lequel on tente de cerner la spécificité artistique de chacun, on soit tenté de placer nos chouchous au sommet d'un hiérarchie qui égare l'appréciation dans le jugement. Aussi, si par mégarde j'émettais des critiques envers les danseurs de cette soirée, je vous serais gré de bien vouloir les rapporter à l'école dont ils procèdent, car mon intention n'est pas de juger de jeunes gens encore en formation, seulement les choix artistiques et pédagogiques que leur prestation semblent manifester. 

L'école de l'Opéra de Paris a repris le programme de son spectacle et ouvert le bal avec le troisième acte de Raymonda, un choix qui résume somme toute assez bien la gloire et les limites de l'école française : la pompe est là, on est ébahi par les alignements impeccables des tout jeunes danseurs, admiratif de la propreté et du placement des solistes à peine plus âgés, mais… mais on s'ennuie ferme. Non seulement les danseurs sont trop jeunes pour insuffler à ce ballet la dose de sensualité qui le sauve de la gloriole (même si Margaux Gaudy-Talazc ne ménage pas ses paumes dans la variation de la claque), mais la justesse des poses et positions se fait au détriment de la danse, reléguée dans les mouvements de poignets de la soliste, où seul cela respire.

L'arrivée de la John Cranko Shchule rattachée au ballet de Stuttgart fait l'effet d'un électro-choc. Torses nus, chaînes argentées lâchement attachées aux pantalons noirs : les punks débarquent au milieu des tutus. Avant même que je vérifie le nom du chorégraphe, cela crie Mopey ! Friedemann Vogel ! dans mon esprit. A spell on you est bien une pièce de Marco Goecke ; j'élargis avec lui mon vocabulaire du pioupiou au rapace. Les quatre danseurs maîtrisent tous la gestuelle du chorégraphe, mais celui qui ouvre seul la pièce (Riku Ota ? Navrin Tumbull ?) est proprement électrisant : gestes acérés malgré la rapidité de leur répétition, présence impressionnante. Je me demande soudain ce que je fais à Paris. Forte envie d'émigrer en Allemagne…

… ou peut-être à Londres, finalement. Accompagnée par Harris Bell, Hang Yu nous offre le plus beau moment de la soirée avec Concerto pas de deux de MacMillan sur la musique de Chostakovitch. J'oublie qu'il s'agit d'élèves, j'oublie mon indulgence, je suis juste subjuguée par la danseuse, suspendue à ses gestes comme on le serait à des lèvres. La chorégraphie se déploie avec son buste qui s'incline et se cambre au-dessus de ses jambes en quatrième, sur pointes, de profil. Éblouissement orange. Le Royal Ballet tient là sa future Sarah Lamb.

La San Francisco Ballet School poursuit l'illustration et la défense des danseurs anglo-saxons. Là encore, les danseurs paraissent un peu plus âgés qu'en début de soirée : est-ce ce qui fait la différence ? À l'aise dans le style néoclassique straightforward décomplexé qui constitue le socle de leur répertoire, ils sont prêts à intégrer la compagnie (on a d'ailleurs plus l'impression d'une compagnie junior que d'une école).

La Ballettschule des Hamburg Ballett est clairement un cran en-dessous : la technique est moins raffinée, et les corps, plus adolescents, encore un peu patauds. Mais… mais on s'en fout pas mal, parce que ça danse (Bach suite 2, de Neumeier). À tout prendre, je préfère largement voir danser ces jeunes artistes épanouis que nos danseurs un peu trop proprets pour ne pas paraître guindés. Lors du défilé final, il faut voir leur sourire qui s'élargit lorsque le public, après quelques secondes à se demander pourquoi ces élèves n'ont pas les mêmes corps et les mêmes justaucorps que les autres divisions, les reconnaît soudain et redouble d'applaudissements…

L'académie Vaganova rouvre le bal après l'entracte avec le pas de deux du cygne noir (c'est un gala ou bien ?). Je m'attends à voir débarquer une longue liane gracile et un grand dadais. Eleonora Sevenard et Egor Gerashchenko, bardés de muscles, me poussent à vérifier : non, non, ils sont bien de l'académie Vaganova, pas de l'école du Bolchoï. Ils envoient du lourd. Vraiment lourd. Pour tout dire, c'est assez moche. Les pas de liaison n'existent plus, la musicalité est bombardée, les fouettés entrecoupés de tours à la seconde bras en l'air (hop, sans les mains) : la machine de guerre est lancée sur Garnier, détruisant tout cliché de lyrisme éthéré sur son passage. Efficacité soviétique. Y'a pas à dire, les Russes savent se faire applaudir.

Retour en terres apaisées avec un joli trio canadien, dans des extraits de Chalkboard memories, une chorégraphie sans grande spécificité (ou qu'il aurait fallu voir en entier ?). Les artistes en herbe poussent décidément partout.

Les élèves de la Royal Danish Ballet School se font les dignes représentants du style Bournonville, dans un pas de quatre tiré d'Abdallah (jamais entendu parler). Les trois filles, aux lignes plus Opéra de Paris que l'Opéra de Paris, ne sont pas parachutées dans une technique que des muscles étirés au point d'être invisibles rendent impossible ; tout est ici adapté, harmonieux, mesuré (sans pour autant être facile ; la petite batterie, notamment est redoutable). Les pas de liaisons cessent d'être négligeables ; cela danse, délicat. C'est suranné, peut-être, mais plus vivant que notre pompe parisienne, tout en lui étant le plus apparenté (on remarque d'ailleurs la proximité des écoles lors du défilé final : les élèves danois sont les seuls invités à défiler avec les bras à la seconde, comme leurs hôtes). 

L'école de l'Opéra de Paris ferme le gala qu'elle a ouvert avec The Vertiginous Thrill of Exactitude. C'est évidemment moins piquant que par leurs aînés, mais cela danse, enfin l'honneur est sauf. Je cherche des yeux Bianca Scudamore, louée par le tout-Twitter balletomane, et trouve sans peine la jeune danseuse mi-Ida Viikinkoski mi-Léonore Baulac (la prochaine décennie de l'Opéra sera blonde). Quitte à passer pour une rabat-joie, cependant, je noterai qu'elle ressort d'autant plus que tous semblent avoir été formés pour tenir les rangs. Comme ailleurs, on trouve à l'école de danse de l'Opéra de jeunes artistes prometteurs, mais ils semblent ici avoir moins été formés comme tels qu'être passés à travers les mailles du formatage. Prophétie autoréalisatrice confortant la hiérarchie "naturelle" : parce que les futures étoiles le sont déjà en puissance et émergeront conformément à leur essence, on forme surtout au corps de ballet… s'assurant par là qu'il n'advienne pas de surprise ; seuls les plus pugnaces déjà repérés seront équipés pour monter jusqu'au sommet. Une tout autre impression** émane de la plupart des écoles invitées où, manifestement, on ne naît pas étoile, on le devient. Mais est-ce bien surprenant ? Toute république qu'elle est, notre nation, lorsqu'il est question de ballet, revient à ce qui a fait son berceau : la danse y demeure quelque part de droit divin… Reste à savoir si cela n'est pas quelque peu anachronique dans un "gala des écoles de danse du XXIe siècle". Avec en filigrane, la question de savoir ce qu'est, ce que devient le style français, et comment on préserve un héritage tout en faisant évoluer les mentalités et l'enseignement qui en sont les gardiens…

* à moins que chaque école rende la pareille et fasse de même ?
** impression, parce que cela reste à relativiser : chaque école a probablement (sûrement) envoyé ses artistes les plus prometteurs et (peut-être) gardé ses bataillons de corps de ballet…

19 mars 2017

Bestioles d'une nuit d'été

Quelle idée de faire entrer Le Songe d'une nuit d'été de Balanchine au répertoire du ballet de l'Opéra de Paris ? Même s'il nous épargne côté pantomime, le ballet m'a paru assez pauvre au point de vue chorégraphique : battements d'ailes, temps levé, blablabla et saut de chat balanchinien, saupoudré ici et là de quelques bizarreries virtuoses cache-misère (la vitesse d'exécution joue peut-être dans cette impression : avec le cast original, cela vrombit déjà davantage).

La plus grande richesse de la production se trouve dans les costumes chatoyants de Christian Lacroix. Refaire faire la garde-robe du ballet par le couturier est toujours une idée plaisante (cf. les Joyaux et La Source), mais n'aurait-on pas pu le solliciter pour un autre ballet que Le Songe ? ou à tout le moins pour un autre Songe que celui de Balanchine ? J'ai découvert il y a peu la version d'Ashton, qui m'a semblée autrement plus intelligente dans la manière de caractériser par la danse les personnages.

Pour ce qui est de la lisibilité, en revanche, cette pièce de Shakespeare, c'est toujours le foutoir, et avec un peu de préparation, on ne s'y retrouve pas plus mal chez Balanchine que chez un autre - même le pas de deux de Titania avec un illustre inconnu (Stéphane Bullion en porte-fleurs a fait ma soirée) n'est pas si absurde : il suggère que Titania vit sa vie comme elle l'entend, ne formant avec Obéron qu'un couple symbolique. Et franchement, en pleine forêt enchantée, on n'est pas à une absurdité licence poétique près. On s'en tiendrait à l'acte I que ce serait ma foi plutôt plaisant. Mais Balanchine will be Balanchine : il nous colle au second acte un divertissement qui, tout en restant foutraque, masque la joyeuse bigarrure du premier acte, aplanie sans être unifiée. Cela se traduit également dans les costumes, avec l'apparition soudaine de tutus plateaux et la disparition des couleurs identifiant les deux couples à rebondissements (on ne peut en vouloir à Christian Lacroix : dans la chorégraphie de Balanchine, c'est blanc bonnet et bonnet blanc). Au point où on en était, on aurait pu s'en tenir aux jolis tableaux, tel le final avec les immenses capes du couple royal et les lucioles qui font regretter la magie d'une Bayadère, pourtant bien kitsch.

Reste le plaisir de retrouver les danseurs, notamment Marion Barbeau dans le rôle de Titania… que je m'obstine à écrire Tatiana : mon inconscient réclame la danseuse dans des rôles dramatiques plus consistants. Même si sa beauté farouche déjoue la niaiserie dans lesquels menacent de tomber certains rôles (elle avait déjà sauvé le Casse-Noisette tricéphale de l'an dernier), il serait bon de ne pas l'y cantonner… Ida Viikinkoski, pour sa part, semble en passe de devenir la nouvelle Stéphanie Rombert, aka la force brute qu'on colle aux fouettés (après Gamzatti, Hippolyte). Comme le reste de la distribution, elle est bonne, mais je n'accroche pas plus que cela (pas même au Puck à juste titre loué d'Hugo Vigliotti)(je crois que j'attendais secrètement Allister Madin).

Bref, rien de bien nouveau sous les projecteurs : Balanchine a tendance à me barber ; Marion Barbeau, à m'enchanter.

28 janvier 2017

Souris meet Chauve-Souris

L'Opéra de Rome est venu au théâtre des Champs-Élysées avec La Chauve-Souris, qui n'avait pas été donné en France depuis sa création. Il me semblait pourtant l'avoir vu il y a quelques années… en DVD. Hormis le carnaval du second acte (oubliable, il faut bien le dire), je m'en souvenais plutôt bien, et c'est avec plaisir que j'ai retrouvé sur scène ce ballet-vaudeville au second degré (mais y a-t-il des vaudevilles au premier degré ?). Roland Petit offre aux danseurs une partition truculente. Les effets appuyés du chorégraphe, qui alourdissent parfois ses ballets, participent ici de sa légèreté : c'est attendu - avec humour.

Installée avec Mum au parterre, je me régale de ce cadeau de Noël. Rebecca Bianchi est tout à fait délicieuse - encore plus en épouse délaissée qu'en vamp' prête à la reconquête. Question de costumes, d'une part (la guêpière accentue l'étroitesse de ses hanches et fait paraître ses épaules larges en comparaison, alors que la robe initiale et la perruque rousse lui vont à merveille) et de style, d'autre part : ses mimiques gestuelles sont impayables et la scène où elle s'enroule dans le fil du téléphone, un petit bijou d'humour qui m'a fait repenser à La Voix humaine… Une de mes scènes préférées avec celle des garçons de café chez Maxim's, qui comporte force sauts écarts et autres clins d’œil virtuoses : les trois danseurs (malheureusement non crédités sur le site du théâtre) sont juste excellents, surtout le grand, là, roublard et réjouissant. Quant à Antonello Mastrangelo, il est tout simplement parfait en ami-de-la-famille-à-défaut-d'être-amant. Le danseur a la petite batterie en verve ; il parle avec les pieds comme on dit des Italiens qu'ils parlent avec les mains - on ne peut plus adapté à ce rôle survolté.

Le casting était complété par Friedemann Vogel, que j'ai fait des pieds et des mains pour voir (pour n'avoir pas vu qu'il y avait deux représentations le même jour - l'échange de billets n'est normalement pas possible). Et la guest star était… à côté de la plaque - au point que Mum a cru que c'était Antonello Mastrangelo que j'attendais avec tant d'impatience. Friedemman Vogel a pourtant pris trois semaines de répétition pour s'imprégner du style de Roland Petit, qu'il n'avait encore jamais abordé, mais il faut croire que ce n'était pas assez. Ou alors il est trop allemand, ainsi que l'a suggéré Palpatine lorsque je lui ai raconté ma déconvenue. Le comique lui échappe. Sa technique est précise, mais son interprétation pataude. Comme s'il n'était pas capable d'auto-dérision. Ou plutôt comme s'il ne parvenait pas à laisser libre cours au sans-gêne du personnage, pourtant indispensable dans ce rôle pour que le danseur atteigne le second degré. Trop humble, paradoxalement, pour se défaire tout à fait du lyrisme où il excelle.

Parce que c'est l'impression qui a dominé lors de la rencontre animée quelques jours auparavant par Philippe Noisette : Friedemann Vogel est un anti-Roberto Bolle. Incapable de choper les sous-entendus de l'organisatrice quant à sa bogossitude (et ce n'est pas une question de langue : il passe de l'allemand à l'anglais au français sans aucun soucis - et en plus il est polyglotte, ouais). Trouvant tout naturel, parce qu'il est tellement doué que tout lui est venu naturellement, sans vraiment passer par la frustration ou la compétition. Son humilité n'a pas rendu la tâche aisée à Philippe Noisette : les réponses, tournant rapidement court, obligent à multiplier les questions. Il est difficile de le faire parler de lui ou de sujets un peu polémique dans le ballet (il n'a bitché qu'une seule fois à l'insu de son plein gré, lorsqu'il a été question de toutes ces langues qu'il parle : "Dans le monde du ballet, on parle anglais… sauf en France où on parle français."). Il s'étend un peu plus lorsqu'on lui parle de son art : il dit son émerveillement face au talent des chorégraphes, le fait que tout s'assemble comme par magie, la chorégraphie des solistes, des ensembles, la musique, les lumières… (un talent à part qu'il ne se sent pas avoir) et parle avec ferveur de ses interprétations.

J'ai pensé à JoPrincesse, parce que Friedemann Vogel est manifestement lui aussi un hyper-sensible qui vit les choses instinctivement. Les rôles tragiques, notamment, le laissent exsangue, au-delà de la fatigue physique engendrée par tout ballet un peu costaud : It stays in your system. Après avoir dansé La Belle ou Le Lac*, vous êtes évidemment fatigué, explique-t-il, mais contrairement à un Roméo et Juliette, vous ne vous sentez pas run over by a train (tout le monde a ri).

J'ai pensé à Anne Deniau, aussi, parce que Friedemann Vogel est un de ces artistes dont on ne peut pas être fan. On peut enclencher le mode fan girl, évidemment, et mimer le pioupiou devant l'oiseau allemand (ici à 3'00, si, si, on clique), mais cela ne prend pas - même s'il accueille les manifestations d'enthousiasme avec une gentillesse incroyable. Il déçoit et se doit de décevoir (les attentes) pour nous surprendre à nouveau sans faire du Vogel. Et parfois ça ne marche pas. Bon. Du coup, j'ai été contente que C., croisée à la sortie, se dise enthousiasmée par sa présence. Heureuse aussi d'entendre un danseur de l'Opéra, installé derrière moi, laisser échapper une onomatopée pendant le spectacle (il serait très bien dans La Chauve-souris, soit dit en passant).

Au final, Friedemann Vogel était peut-être une erreur de casting, mais un bon choix tactique de la part d'Eleonora Abbagnato : la guest star a fait venir du balletomane sans éclipser la troupe qui l'invitait, la mettant même en valeur par un faux pas de côté.

 

* E. et moi avons bugué sur le non-tragique du Lac avant de nous souvenir que certaines versions ont un happy ending

07 janvier 2017

Des cerises qui valent leur pesant de cacahuètes

Impressing the Czar revisite l'histoire de la danse classique, paraît-il. Cela commence donc à la cour du roi ou du tsar, ou dans un hôtel, on ne sait pas bien, il n'y a plus de cacahuètes, seulement un bric-à-brac doré pour tout indice baroque (tentures-peintures, fauteuil, arc, flèches…). La scène, divisée en deux, comporte une plateforme dorée à carreaux qui évoque de loin l'échiquier du pouvoir. Dans cet espace morcelé, les messieurs portent ou tombent la redingote (marque intemporelle du passé, qui donne toujours beaucoup d'allure, il faut bien l'avouer), les femmes des robes de bal, sauf une, habillée en Kylian-like, sauf deux en assistantes-de-la-Défense, et leurs homologues masculins en cravate, et ceux qui reviennent en scène, là, et Mr Pnut, qui fait peanuts dans son pagne imprimé faune, tous abdominaux dehors, véritable parodie de Roberto Bolle - l'inspiration de la statuaire, sans doute. Mais s'il est Apollon, la mise en scène est certainement dionysiaque : un chaos organisé, où il y a toujours quelque chose à regarder, toujours quelque chose à zapper. Des bribes d'autres chaînes nous parviennent d'ailleurs, conversation téléphonique avec la réception, news d'Obama à Trump, et une histoire de cerises que Mr Pnut voudrait acquérir.

On retrouve lesdites cerises dans le tableau suivant, dorées comme un fruit des Hespérides, suspendues au milieu, quelque peu surélevées : In the Middle, Somewhat Elevated. À peine les remarque-t-on lorsque la pièce est donnée seule : c'est une petite touche d’espièglerie, voilà tout. Dans Impressing the Czar, le détail devient l'aiguille qui dégonfle comme une baudruche le morceau de bravoure. À moins que ce ne soit l'exécution sommaire des danseurs - et des danseuses, surtout, danse en force et physiques compacts (sauf une, grande). Je m'étais déjà fait la réflexion que la pièce fonctionne mieux avec des physiques longilignes, qui prolongent d'autant plus le mouvement. Mais cela va au-delà, comme le confirme cette danseuse élancée, qui manque étonnamment de souplesse dans le tronc, alors que ses jambes nous assurent que, non, elle n'est pas raide. Il manque à mon goût un chouilla d'élasticité dans le mouvement et la musicalité (les crashs sonores déchirent souvent des gestes déjà entamés ou gâchent la surprise de ceux qui arrivent avec une fraction de retard). Ce n'est pas bien loin, pourtant : il suffit qu'une danseuse sur pointe défie le déséquilibre en ramenant sa jambe au ralenti pour que ça s'électrise. Retour à la terre, fin du frisson. J'avais un meilleur souvenir du Semperoper Ballett Dresden dans cette pièce : il jouait la nonchalance là où le ballet de l'Opéra de Paris joue la provoc, et ça marchait. Là… ça danse, c'est sûr.

Que faire après avoir mené le ballet à son paroxysme, au bord de la dislocation ? Deux trajectoires possibles. La première est de revenir au classicisme : c'est la position actuelle de Forsythe, qui s'emploie activement à remonter ses anciennes pièces (et quand je dis activement, j'entends qu'il est resté debout derrière moi pendant tout le spectacle, à débriefer en live avec son compère). Le Forsythe de l'époque choisit l'autre option : il continue dans la dislocation et met aux enchères les oripeaux dont il a débarrassé le ballet. On ne sait pas trop à quoi ça rime, pas même la commissaire-priseur prise au dépourvu. Une métaphore, peut-être ? Personne ne répond ; Forsythe surenchérit. Poussé à bout, le ballet n'est plus ? Eh bien, dansez maintenant.

La danse classique est morte, vive la danse. On revient au cercle primitif, à mi-chemin entre danse de la pluie sioux et débandade disco, le pouvoir dionysiaque amplifié par l'unisson de toute la troupe. Bongo Bongo Nageela. À côté, Blake Works, c'est peanuts : les jupettes et les déhanchements de la création étaient bien sages par rapport à cette bacchanale d'écolières des deux sexes (qu'on croirait sorties de Dah-dah-sko-dah-dah). Les hommes, travestis, sont peut-être ceux qui s'en donnent le plus à cœur joie, relevant allégrement les jupes qu'ils n'ont pas d'ordinaire : écolières gone mad.

Et le tsar, dans tout ça ? Probablement comme deux ronds de flan, la mâchoire Tex Avery. Ou alors tout sourire en coin, mi-amusé mi-indulgent.
Et vous, quel genre de tsar Forsythe fait-il de vous ?