23 avril 2016
AA 2/12 Les Lumières et le ballet d'action
Ce billet fait partie d'une série de compte-rendus sur Apollo's Angels, de Jennifer Homans.
« C'est précisément parce que le ballet était un art de la cour par excellence et semblait incarner à tant d'égards le style aristocratique français qu'il est devenu une cible pour les hommes et les femmes qui aspiraient à créer une autre société, moins rigide dans sa hiérarchie. » Le ballet s'est étendu dans toute l'Europe et les tentatives de le restructurer viennent de partout. On cherche à lui insuffler un nouveau dynamisme en empruntant à des formes plus populaires telles que le mime et la pantomime. On veut faire de cet art des dieux (le Roi-Soleil est Apollon, remember) un art plus proche des hommes, et l'émotion est perçue comme le moyen de contrer tout ce que la belle danse peut avoir de factice.
En Angleterre : à la recherche du ballet anglais
Les conditions qui ont permis au ballet d'émerger sous la forme qu'il a connue en France ne se retrouvent pas en Angleterre : la noblesse est dans ses campagnes ; il n'y a pas de cour vivace ; et ce qui vient de France est forcément un peu soupçonneux. Charles I essaye de copier la cour de Versailles sans succès ; Cromwell est trop puritain pour le vouloir ; et les rois qui suivent ne sont pas très doués avec l'étiquette. Bref, la belle danse n'est pas trop leur tasse de thé ; ils préfèrent un style plus comique, plus vivant, influencé par la commedia dell'arte.
C'est dans ce contexte pas hyper encourageant que John Wearer, maître à danser et auteur de plusieurs traités sur le sujet, tente de promouvoir la danse comme un art qui peut réguler les passions, « a social glue » qui permette d'apaiser les tensions entre les gens. L'idée n'est pas, comme c'était le cas en France, d'accentuer les hiérarchies sociales, mais au contraire de les lisser. Pour faire de la danse un art respectable et pour ainsi dire moral (pas français, quoi), John Wearer relie le ballet non pas au ballet de cour, mais à la pantomime de l'Antiquité (ah, la vertu des Anciens…). Bref, il veut imposer le ballet à l'anglaise, bien policé. En 1717, il monte The Loves of Mars and Venus, qui est un succès… jusqu'à ce qu'un théâtre concurrent en monte une parodie - « pantomime reverted to clowning ». Fail. Revanche de l'histoire : si, sur le moment, ses idées ne prennent pas, elles ont fini par définir le style anglais, encore reconnaissable aujourd'hui (on parle des Deux pigeons, right ?).
En France : rivalité Opéra / Opéra comique
En France, pas de mélange des registres hauts et bas comme en Angleterre : seul l'Opéra a le droit de représenter des tragédies lyriques et des opéras-ballets. La pantomime se présente alors pour les autres troupes comme un moyen de contourner cette restriction, tout en exploitant le goût croissant pour la comédie italienne. L'Opéra comique, créé en 1762, devient ainsi un rival sérieux pour l'Opéra, en perte de vitesse du fait même de son privilège.
Cette tension est pour ainsi dire incarnée par Marie Sallé et sa rivale Marie-Anne Cupis de Camargo (la dernière entrée ferme la porte). Marie Sallé, danseuse d'opéra et de mime, qui s'est produite à Londres, mélange les genres pour raconter une histoire en transmettant des émotions (mal dit comme ça, on se croirait sur le plateau de Danse avec les stars, mais bon, faut se rappeler que la belle danse n'était pas vraiment portée sur la narration ni l'épanchement sentimental). Pour ce faire, elle abandonne les robes de cour pour des tenues à la grecque, qui dévoilent le corps (d'où l'émotion ?). Contrairement à beaucoup d'autres, la « cruelle prude » n'est pas courtisane, mais elle marque tout de même la transition du style français de la cour au boudoir, i.e. du publique à l'intime ou encore de l'héroïque à l'érotique.
Marie-Anne de Cupis de Camargo, quant à elle, mise tout sur la virtuosité technique, en s'appropriant la batterie (les sauts) normalement réservés aux hommes. Elle fait raccourcir ses jupes pour qu'on admire le travail de ses pieds (peut-être des fétichistes parmi ses nombreux amants ?). Les deux rivales annoncent le XIXe siècle, où la danseuse supplantera le danseur. Ah, les filles d'opéra… La zone trouble entre l'art et le demi-monde est un thème récurrent dans l'histoire de la danse. Il faut dire que les danseuses, au service du roi, étaient indépendantes ; elles n'avaient pas à remettre leur salaire à leur père ou mari… et l'augmentaient en travaillant comme courtisane. Du coup, forcément, la renommée était autant affaire de talent que de vie privée.
Noverre et la pantomime
La commedia dell'arte, l'opéra italien, les pièces jésuites, la pantomime de John Weaver… l'idée que l'on puisse raconter une histoire avec le corps aussi bien, voire mieux, qu'avec les mots est dans l'air du temps. Elle prend forme autour de Noverre, le maître de ballet le plus célèbre de l'époque, auteur des Lettres sur la danse (1760) et d'environ 80 ballets diffusés en Europe. Il commence sa carrière à l'Opéra comique (tiens donc) et entretient notamment des liens avec Garrick, un acteur anglais qui a réformé le théâtre de la même manière que Noverre souhaite réformer le ballet : en ôtant les masques et en recourant à une diction/gestuelle moins grandiloquente. Tel qu'il est, sur le déclin, le ballet lui semble vide de sens ; Noverre voudrait que la danse parle à l'âme, qu'elle émeuve… et le moyen d'y parvenir, selon lui, c'est la pantomime.
Exit le ballet de cour, place au ballet d'action. Enfin d'action, c'est vite dit ! N'allez pas vous imaginer un ballet de cape et d'épée… Le ballet d'action raconte une histoire, ok (par opposition à des divertissements ou des numéros), mais comme ce n'est pas évident de suivre qui trahit qui et pourquoi untel tue untel (Noverre veut sortir le ballet du merveilleux pour aller sur le terrain de la tragédie), la narration prend la forme de tableaux successifs, des fresques, quoi – un peu ironique pour un ballet d'action, je trouve. Il n'empêche, on se débarrasse des masques et des vêtements encombrants ; il y a un réel effort d'expressivité et de sincérité. Sous-jacente est l'idée que, contrairement aux paroles, le corps, lui, ne ment pas. Le ballet d'action va de paire avec l'idée utopique d'un monde pré-social, qui ne serait pas encombré de conventions. Rousseau voit même dans la pantomime un bon compromis entre une danse trop primitive et le langage trop policé.
L'ironie, dans l'affaire, c'est qu'à l'étranger, Noverre est embauché en tant que maître à danser français et, à ce titre, continue à enseigner les danses nobles en réaction auxquelles s'est définie la pantomime. Le client est toujours roi, et le client veut le maître à danser de Marie-Antoinette. Sept ans à la cour de Stuttgart laissent une empreinte superficielle ; à Vienne, la pantomime doit être tempérée avec des ballets français pour obtenir le succès ; et à Milan, ça ne plaît pas du tout…
De retour à Paris, Noverre ne résiste pas aux intrigues de l'administration de l'Opéra. Ses œuvres se perdent peu à peu au profit de pièces plus populaires, plus comiques, en comparaison desquelles la pantomime paraît raide. Aigri, Noverre qualifie ses lettres de rêves de jeunesse idéalistes… Son erreur est de s'être attaché à la pantomime sans s'interroger sur la manière dont bougent les danseurs. Si la pantomime ne suffit pas pour raconter une histoire – du moins, pas sans un (conséquent) livret d'intention –, elle permet néanmoins au ballet de gagner son indépendance, d'être reconnu comme un art auto-suffisant, capable d'expression. Les Lumières françaises ont ainsi amorcé le passage, actualisé au XIXe siècle, du ballet comme divertissement à une forme artistique indépendante.
16:40 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : danse, ballet, histoire de la danse, ballet d'action, noverre, appollo's angels, jennifer homans
21 avril 2016
Apollo's Angels
Pink Lady m'a mis dans les mains Apollo's Angels. Encore une histoire du ballet, me direz-vous. Oui, c'est d'ailleurs le sous-titre, et non : je n'en ai lu qu'une centaine de page, mais c'est largement assez pour constater que l'auteur va bien au-delà d'une histoire factuelle. Retraversant les époques et les noms bien connus des balletomanes, Jennifer Homans s'attache à restituer l'esprit du ballet et à comprendre son évolution dans les sociétés où il évolue. L'approche est aussi fine que le bouquin est épais. Du coup, je me suis dit qu'en faire des compte-rendus ne serait pas une mauvaise idée : d'une part, cela m'encourage à avancer dans ma lecture sans oublier ce que je lis au fur et à mesure, et d'autre part, cela rendra accessible (je l'espère) cette épopée du ballet, passionnante mais écrite dans un anglais relativement soutenu (et sans traduction française pour le moment). Voire vous donnera envie de la lire. (Oui, je sais, je ferais bien par commencer de la finir.)
Je mettrai ici les liens au fur et à mesure, des chroniquettes de film ou de spectacle étant fort susceptibles de s'intercaler entre les chapitres.
Évidemment, toutes les remarques pertinentes sont de Jennifer Homans ; les impertinentes, de ma pomme.
Première partie La France et les origines classiques du ballet
Chapitre 1 Les rois de la danseurs
Chapitre 2 Les Lumières et le ballet d'action
Chapitre 3 La Révolution française dans le ballet
Chapitre 4 Les illusions romantiques et l'essor de la ballerine
Chapitre 5 Orthodoxie scandinave : le style danois
Chapitre 6 Hérésie italienne : pantomime, virtuosité et ballet italien
Seconde partie Light from the East : world of art (je ne sais pas comment traduire ça sans l'avoir lu)
Chapitre 7 Les tsars de la danse : le classicisme russe impérial
Chapitre 8 East goes West : le modernisme russe et les ballets russes de Diaghilev
Chapitre 9 Laissé pour compte ? Le ballet communiste de Staline à Brejnev
Chapitre 10 Seul en Europe : l'épisode britannique
Chapitre 11 Le siècle américain I : les débuts russes
Chapitre 12 Le siècle américain II : la scène new-yorkaise
19:08 Publié dans Souris de médiathèque, Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, histoire de la danse, ballet, apollo's angels, jennifer homans
27 mars 2016
Soirée mousseline et chaussettes
Robbins, le maître, et Ratmansky, l'élève, sont résolument mousseline : quoiqu'émaillé de discrètes touches d'humour, le mouvement est fluide, continu, poétique. Il tombe bien. Même s'il tombe mieux sur certains que sur d'autres : l'ABT m'avait laissé un souvenir autrement plus incisif de Seven Sonatas. Si Sae Eun Park et Antonio Conforti1 se glissent sans difficulté dans le ballet, les quatre autres semblent encore un peu lutter– et pourtant, plutôt que le lyrisme générique de Sae Eun Park, ce sont les inflexions poétiques de Mélanie Hurel que je retiendrai, notamment ce porté comme désynchronisé où la danseuse qui bondit est rattrapée-empêchée par son partenaire, attentif à ne pas laisser s'envoler sa Willis indisciplinée.
Other dances n'est lui aussi que mousseline : mousseline violette pour Ludmilla Pagliero, et mousseline gestuelle pour Mathias Heymann, dont les retombées de sauts, les développés et les ports de bras n'en finissent pas, s'évanouissant les uns dans les autres (et avec eux, les soupirs d'admiration). Comme Sarah L. Kaufman a raison ! Qu'elle est apaisante, cette grâce que l'on oublie souvent au profit de prouesses plus immédiatement admirables…
Restriction de mousseline chez Balanchine : cela vaut autant pour la taille de la jupette que pour la qualité du mouvement, moins lyrique que géométrique – et en cela parfaitement mis en valeur par les jambes-compas de Laura Hecquet. Duo concertant est aride comme Balanchine et Stravinsky savent l'être, la poésie tout entière concentrée dans le halo de lumière final. J'en arrive à la conclusion que je n'aime pas Balanchine – du moins, pas le Balanchine en chaussettes. Aussi incroyable cela semble-t-il, je crois avoir trouvé, avec ce détail vestimentaire, le critère déterminant mon enthousiasme ou mon aversion pour ses ballets : d'un côté, Agon, The Four Temperaments, Duo Concertant, en chaussettes, de l'autre, Jewels ou Theme and variations, en fanfare.
Tout comme il est un pivot dans l'histoire de la danse, Balanchine est le pivot de cette soirée, qu'il fait passer de la mousseline chic à la chaussette choc. Les chaussettes noires d'In creases, assorties au liseré des justaucorps, remportent une victoire incontestable sur les chaussettes blanches balanchiniennes. Non seulement Justin Peck a le bon goût de choisir une musique de Philip Glass (mouvements pour deux pianos, en fond de scène), mais sa chorégraphie dépote grave, complètement jouissive dans son rythme et son traitement du groupe, notamment lorsque celui-ci s'avance dans une formation triangulaire, la pointe dirigée vers Letizia Galloni qui, restée seule au centre, ploie en cambré à mesure que la troupe se rapproche… Sorry, Sarah and your art of grace, la géométrie l'emporte sur la poésie : Justin Peck increases grandement mon enthousiasme pour cette soirée !
1 Qu'on me le garde à l’œil !
18:58 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, garnier, ratmansky, robbins, balanchine, peck
26 mars 2016
Iolanta et Clara
Un opéra et un ballet dans la même soirée, ohlala, quelle nouveauté, j'en suis toute chamboulée. Un mélange des genres inouï, qu'on vous dit, oubliant que l'opéra-ballet date du XVIIe siècle et que le répertoire de l'Opéra de Paris comporte, ça par exemple, un Roméo et Juliette de Berlioz-Sasha Waltz (qui a également chorégraphié la splendide Medea de Dusapin) ou un Orphée et Eurydice de Gluck-Bausch. Ce n'est pas exactement pareil ? Vous avez raison : ces spectacles fusionnent les genres quand la soirée Iolanta / Casse-Noisette les juxtapose avec quelques points de suture (et des entractes stratégiquement placées pour que les amateurs d'opéra ne fuient pas avant d'avoir au moins entrevu le ballet) – à la manière, André Tubeuf le souligne à juste titre, de la soirée Barbe-Bleue / La Voix humaine. Il faudrait faire savoir à l'Opéra que programmer une mixed bill n'est pas déchoir, car je ne suis pas certaine qu'on gagne à « forcer » des œuvres ensemble avec des transitions grand écart dignes de dissertation khâgneuses peu inspirées. Espérons que cette mode passera – mode, oui, et non nouveauté.
Si nouveauté il y a, ce serait plutôt de voir accordés au ballet les moyens techniques (et budgétaires) habituellement réservés à la scénographie de l'opéra : vidéo-projection synchronisée sur 3 murs et au sol, lâcher de matériau depuis les cintres, et gigantesques accessoires à mi-chemin entre le décor et le costume, mais qui ne sont ni l'un ni l'autre… on a déjà vu ce genre de choses dans des ballets à l'Opéra (Doux mensonges de Kylian / les fleurs dans Wuthering Heights ou le rideau dans Kaguyahime / les framboises-moutons de l'essai chorégraphique non transformé de MAG…), mais rarement si concentré. Reste à voir si cela peut être accordé à un chorégraphe sans metteur en scène pour chaperonner le divertissement dansé… Car ce Casse-Noisette est clairement une excroissance de l'opéra qui, a contrario, fonctionnerait parfaitement seul, sans la mise en abyme construite a posteriori pour le ballet (la pièce où s'est déroulé l'opéra recule en fond de scène : Iolanta était donné pour l'anniversaire de Marie/Clara).
Iolanta : opéra d'après la jeune fille éponyme que son père a voulu préserver en lui cachant qu'elle était aveugle. Iolanta a donc été élevée à l'écart du monde, par une nourrice qui a banni de son vocabulaire toute référence à la vision. Ou plus précisément à la lumière, qui permet le passage du matériel au spirituel1 et transforme le bris du secret en révélation – du monde et de soi, qui coïncide comme souvent avec la rencontre amoureuse (reconnaissance pour qui vous a fait renaître au monde). J'ai trouvé ça très beau.
La thématique (outre que l'accent mis par la cécité sur les sons est plutôt opportun pour un opéra, il y a la fascination d'imaginer une autre manière de percevoir le monde – autre que la nôtre par rapport à autrui et par rapport aux sens communs).
La musique.
L'allure de Sonya Yoncheva.
Sa voix, qui touche particulièrement fort lorsqu'elle émet directement dans notre direction (plein centre, merci Laurent pour les places !).
La voix d'Alexander Tsymbalyuk, aussi enveloppante que son manteau de fourrure royal.
Le décor : une pièce au centre de la scène, par ailleurs plongée dans le noir ; de grandes fenêtres givrées, avec des variations de lumière qui recréent les heures du jour et la chaleur ressentie.
La mise en scène, aussi (surtout ?), très délicate. Le décor a beau être statique, l'espace restreint et le mouvement ne venir que des chanteurs, jamais leurs déplacements ne sont là pour « meubler ». Ils sont toujours justes – la nourrice, son mari, les servantes, tous ajustent sans cesse la place des fauteuils, de la table, et même des objets dans lesquels Iolanta ne pourrait pourtant pas se cogner2. Tous leurs gestes sont imprégnés de sa cécité, plus encore que son corps, courbé comme celui d'une femme âgée. Je ne suis pas certaine qu'un aveugle de naissance ait cette posture, dans la crainte perpétuelle d'un choc, mais peu importe : c'est une représentation qui s'adresse à nous voyants, pour qui la vue va tellement de soi qu'il faut sans cesse nous rappeler que Iolanta en est privée. D'où le dos replié, les grands clignements d'yeux et les mains tenues devant elle, vides, dans l'attente de ce qu'elle ne parvient pas à saisir. Ses mains sont incroyablement expressives : doigts qui se tendent vers l'inconnu désirable, se crispent dans l'impuissance, s'affolent au-dessus des roses blanches qu'elle ne distingue pas des rouges… on entend la musique dans ces doigts… musique céleste pour Vaudémont, l'homme qui révèle à Iolanta sa cécité en lui disant combien il la trouve belle. Robert se moque de son ami idéaliste en lui mettant sous le nez un ange du sapin – jolie touche d'humour, qui humanise une réplique très « théâtrale » (la précédente « tirade », de Robert, s'est soldée par un rideau qui lui est tombé sur le bout du nez, tadaaa… pam).
Je crois que c'est ce que j'ai particulièrement apprécié, au final : la mise en scène se concentre sur l'humain, rien que l'humain. La transposition du jardin, où est censée se dérouler l'action, dans une pièce close tend à souligner cette recherche de l'intériorité (évidemment, il y a quelques éléments qui ne collent pas, mais ce n'est pas grave ; et même, cela donne un tour tout de suite plus poétique aux éléments évoqués mais non représentés – par exemple les rochers franchis par Robert et Vaudémont… entrés par la fenêtre). Humain, trop humain ? La dimension spirituelle n'est pas présentée comme un au-delà du matériel, mais n'est pas pour autant niée : elle s'ancre dans les corps, les attitudes et les voix. S'il n'y a pas de mouvement dans cette mise en scène, c'est parce qu'il n'y a que des gestes, minimes, anodins, mais significatifs. À tel point que, plutôt que de mise en scène, on aurait presque envie de parler de mise en gestes. Quelque part, dans son souci de storytelling, Dmitri Tcherniakov est plus chorégraphe que les chorégraphes qui suivent… mais le metteur en scène a perdu le fil en entrant dans la danse.
Clairement, la suite du spectacle manque de cohérence. La pirouette de la mise en abyme, bien qu'un peu facile, constitue une proposition narrative qui se tient… jusqu'à ce que l'on bascule dans l'onirisme. Alors que dans la version de Noureev, il est évident que Clara s'est endormie, on bascule ici dans le cauchemardesque sans transition. C'est la force de l'onirisme que de brouiller la frontière entre le rêve et le réel, me direz-vous, mais quand on vient juste de faire une transition grand écart à coup de collage rationnel, c'est peu heureux. Cela l'est d'autant moins que le recours à trois chorégraphes (très) différents n'assure aucune continuité stylistique : Arthur Pita propose du Matthew Bourne peu inspiré ; Édouard Lock semble chorégraphier sous une lumière stroboscopique ; et, au milieu, Sidi Larbi Cherkaoui s'échine à ressusciter un lyrisme quelque peu malmené.
Choisir un chorégraphe et s'y tenir n'aurait pas été une mauvaise idée – et si possible, tant qu'à faire, pas Arthur Pita. L'agitation qu'il orchestre pour l'anniversaire de Marie (qui n'est donc pas, pas vraiment Clara) n'est pas désagréable en soi, et peut faire sourire à l'occasion, mais cette comédie musicale sans chanson est plutôt malvenue après un opéra à l'économie gestuelle fort élégante et significative.
La prise de relai par Édouard Lock est beaucoup plus intéressante : avec sa gestuelle saccadée, il traduit parfaitement le malaise de la survenue du désir sexuel dans le cadre de la maison familiale. Surprenant Marie énamourée devant Vaudémont (aka le prince), la mère et à sa suite tous les invités se transforment en pantins lubriques, qui s'affalent sur les sièges, jambes écartées, se redressent sans crier gare, fixent les jeunes amoureux, leur jettent leur mépris et leur propre sexualité à la figure, montrant bien qu'ils savent où ça les démange. Ils ne les regardent pas seulement de travers, ils les regardent à ce niveau-là. Les jupes violemment retroussées ne sont peut-être pas très subtiles, mais cela fonctionne – presque trop bien. Cela poisse comme les vrais cauchemars, ceux dont l'ambiance glauque vous colle aux basques et qui continuent à vous déranger une fois réveillé. L'effet est bien plus réussi, à mon sens, qu'avec les chauve-souris à tête de poupées de Noureev, même si le vocabulaire d'Édouard Lock est moins riche.
Je commence d'ailleurs à penser que la richesse ou la pauvreté stylistique n'est pas un critère déterminant en soi pour juger d'une œuvre – pas l'unique critère en tout cas. J'avais été frappée du grief de Carnet sur sol contre Solaris : certes, c'étaient souvent les mêmes phrases qui revenaient, mais leur litanie et leur dénuement permettaient justement de laisser la musique toucher à l'intime, à l'être. Reproche-t-on sa simplicité à Hemingway ? Brandir la pauvreté comme chef d'accusation me semble un peu trop facile, un peu trop rapide. Quid de la pertinence ? Je ne dis pas qu'elle est toujours consciente, ni que l'adéquation entre un thème et un style n'est pas fortuite (à voir quelques œuvres postérieures de Wayne McGregor, je me dis qu'il a été dans Genus génial malgré lui) ; je persiste seulement à préférer un vocabulaire limité mais pertinent dans son emploi, à une richesse toute ornementale, aussi délectable soit-elle pour le spécialiste. Surtout dans un spectacle comme celui-ci, qui, avec ses costumes, ses décors et ses effets techniques à l'esthétique discutable (et pas qu'un peu), est moins un ballet qu'un spectacle, justement.
Je suis peut-être une midinette du sensationnel, mais j'ai été soufflée par la déflagration qui engloutit la maison de Marie et projette les gravats tombés des cintres contre le rideau d'avant-scène3. C'est au milieu de ces blocs de plâtre en polystyrène que Sidi Larbi Cherkaoui fait valser les flocons, silhouettes anonymes emmitouflées jusqu'aux yeux qui tombent, elles aussi, comme des hommes et des femmes sous les balles, le froid ou la faim. Le visuel est frappant ; on se croirait dans Stalingrad ! Le casse-noisette cassé devient ainsi un homme blessé que son aimée tente de relever – pour un temps seulement (avec un porté magnifique, où Marion Barbeau, qui n'a décidément pas froid aux yeux, se dresse en étendard en se retenant uniquement par le pied, flex derrière le cou de Stéphane Bullion4), car la suite du voyage fantasmagorique-initiaque doit se faire seule…
Voici donc petit chaperon rouge into the woods, des arbres sur trois murs, de la mousse vidéo-projetée au sol, où plane aussi l'ombre d'un oiseau aperçu au mur5. Et un loup, probablement garou. Et un hippogriffe, si, si, je vous assure, d'ailleurs cinq Weasley viennent d'apparaître et de reprendre les phrases d'Édouard Lock de tantôt. Je crains un peu de voir surgir une araignée géante, mais c'est un hippopotame géant qui traverse la toile de fond. WTF, mais au point où on en est, j'en ris de bon cœur. Les fantasmes de Marie m'amusent, qui fait bouger chaque Weasley-Vaudémont6 comme un pantin, comme pour tenter différents scénarios, allant, venant, reprenant leur cours au rythme des démangeaisons… Petite pensée émue pour Palpatine qui aurait aimé voir Marion Barbeau en pleine chorégraphie de masturbation.
Puis GROSSE pensée pour Palpatine en voyant les pingouins dans le tableau suivant. J'oublie totalement la consternation qui m'a prise devant l'étalage de jouets géants en plastique (qui ont dû coûter bonbon pour pas grand-chose, la vache), je m'amuse trop : outre Marion Barbeau qui caresse les oreilles de l'âne bleu comme si elle était dans Le Songe d'une nuit d'été, Lucie Fenwick empoigne *deux* pingouins et les mène par le bout du nez, avec une démarche de croqueuse d'hommes ; évidemment, les pingouins frétillent des ailes, ils n'en peuvent plus – moi non plus, je me retiens de taper sur l'épaule de JoPrincesse à côté de moi et pouffe dans mon écharpe tandis qu'Alice Renavand (qui incarne la mère de Marie) se lance dans une variation en talons aiguilles en dodelinant de la tête comme le chien de la pub Ice Tea. Aie confiaaaaaance.
Sidi Larbi Cherkaoui calme le jeu avec une valse des fleurs valse des âges qui me rappelle le spot de la CNP sur Chostakovitch https://www.youtube.com/watch?v=0N8B0Sf2UPc et le bal des têtes blanchis de Proust dans Le Temps retrouvé. C'est bête, mais entre le musique de Chostakovitch et ma perception du temps qui s'accélère, j'ai un pincement au cœur. L'entremêlement des mains comme motif qui se répète au fil de la vie m'émeut – réminiscence d'un temps passé sans cesse réactualisé… et réminiscence de l'adaptation d'Anna Karénine de Joe Wright, où la scène du bal était chorégraphiée par… Sidi Larbi Cherkaoui ! (Un jour, il faudra que je me penche sur l'intertextualité chorégraphique, au-delà du recyclage par le même artiste.)
Marie retrouve son prince / Vaudémont sur le chemin du retour vers la maison, avec à nouveau un pas de deux un peu convenu mais un magnifique porté, jambes allongées en écart sur les bras de Vaudémont. Fin de l'aventure mouvementée. Ce Casse-Noisette ne fera pas date, mais je me suis bien amusée, aidée en cela par la présence d'une JoPrincesse déjà toute acquise.
1 Spirituel plus que religieux – dans cette mise en scène en tous cas : la dimension religieuse n'est soulignée que par la coiffe des deux servantes.
2 Tous sauf Robert, l'homme auquel Iolanta est promise et qui entre par effraction, sans savoir où il se trouve : c'est un intrus – moins parce qu'il entre par la fenêtre que parce qu'il dérange tout ce qu'il touche, le chaises en parlant, le fauteuil en s'affalant dedans…
3 Qui apparemment n'était pas là au début – je n'ose imaginer la séance ménage qui a suivi.
4 Je me fais la réflexion, qui va faire hurler les puristes, que je m'emmerde quand même moins que pendant le pas de deux qui a traditionnellement lieu à ce moment-là…
5 À je ne sais plus quel moment, aussi, il y a une boule de feu géante : allusion la plus directe (et la moins subtile) à la lumière aveuglante pour Iolanta lorsqu'elle recouvre la vue. Tout le passage dans la forêt pourrait d'ailleurs faire écho à la détresse de Iolanta enfermée dans l'obscurité, la gestuelle saccadée faisant alors penser à des battements de cœur accélérés. C'est finalement en se détachant de la narration que le ballet se permet de développer des thématiques qui peuvent faire écho à l'opéra.
6 Roux pour faire correspondre le Vaudémont danseur ou Vaudémont chanteur – passons sur le fait qu'il aurait été plus simple de mettre une perruque au chanteur (qui bouge quand même moins !).
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