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02 janvier 2017

Black and ballerina


Couverture

 

En lisant Life in motion, l'autobiographie de Misty Copeland, on se dit que l'extraordinaire n'est pas tant d'être devenue étoile en étant noire qu'en ayant eu une enfance aussi pourrie (ce qui, statistiquement, avait peut-être plus de risques d'arriver du fait de sa couleur de peau, me direz-vous, le racisme favorisant la précarité). Elle et ses frères et sœurs (presque chacun d'un père différent) sont trimballés d'une maison à l'autre tandis que leur mère passe d'un homme à l'autre de manière dramatique et précipitée, entassant les gamins dans la voiture pour fuir… fuir un père de substitution aimant pour un homme violent (à la famille raciste)… et fuir la maison de cet individu devenant dangereux pour se retrouver avec un autre, sans le sou, dans un motel où les gamins dorment par terre et soulèvent les coussins du canapé dans l'espoir de trouver un peu de monnaie pour aller s'acheter à manger. On imagine mal une telle instabilité avec la régularité que suppose un entraînement de danse rigoureux. Son professeur, qui constate également cette contradiction, propose à Misty de l'héberger chez elle et la traite comme sa propre fille… jusqu'à ce que la mère réprouve cette influence et intente un procès (médiatisé) pour récupérer sa fille (qui revenait tous les week-ends).

Dans son malheur, Misty a eu la chance de croiser les bonnes personnes au bon moment, que cela soit pour la former à la danse, lui donner confiance en elle ou tout simplement payer ses paires de pointes… Il faut dire que la jeune danseuse impressionne par ses capacités et la rapidité avec laquelle elle progresse : un "prodige", c'est le terme répété à longueur de page par la principale intéressée, que l'on aurait vite fait de trouver prétentieuse si l'on n'entendait pas ainsi parler la petite fille, peu assurée, qui se répète comme un mantra le compliment qu'on lui a fait. Intégrer la compagnie junior de l'ABT après seulement quatre ans de danse, il y a de quoi être scotché.

Avec un tel background, son autobiographie est la parfaite success story d'une self-made woman (soucieuse d'exprimer sa gratitude à tous ceux qui l'ont encouragée et soutenue). Misty Copeland insiste énormément sur le fait d'être la première danseuse étoile noire à l'ABT : elle est fière de pouvoir être un modèle pour d'autres, inspirer une nouvelle génération qui verra que c'est possible, puisqu'elle l'a fait for the little brown girls*. Pourtant, de ce qu'elle raconte, il semblerait qu'elle se soit moins heurtée à un racisme ouvert (même s'il y a eu des insinuations et des remarques déplacées) qu'à un plafond de verre… au moins autant dû à la forme de son corps qu'à la couleur de sa peau. La gamine à qui on répétait qu'elle avait des lignes parfaites a connu une puberté tardive et spectaculaire : rares sont les danseuses à avoir autant de poitrine et des jambes aux muscles si apparents. Consciente de ses courbes hors norme dans l'univers du ballet, elle ne cesse dans le même temps de souligner que ses lignes et ses proportions sont celles de la ballerine par excellence, comme si, inconsciemment, elle ne s'était pas remise d'avoir perdu son corps d'adolescente ou cherchait à minorer ce facteur de difficulté par rapport à sa couleur de peau, qui a le mérite d'offrir une lecture plus emblématique de sa vie - la Barack Obama de la danse.

En sens inverse, je me suis aperçue qu'à la lecture, je minorais sans cesse le facteur black : danseuse noire, d'accord, mais danseuse atypique, surtout. Suspicieuse en tout : y a-t-il vraiment un plafond de verre ou "seulement" une absence de modèle / des modèles alternatifs privilégiés (tels que l'Alvin Ailey Dance Company, la discrimination positive faite compagnie) ? La "stagnation" de Misty Copeland dans le corps de ballet était-elle due à sa différence ou simplement à un relatif ralentissement dans sa progression de prodige (quand on passe de débutante à danseuse en compagnie junior en quatre ans, forcément, six ans dans le corps de ballet puis huit ans avant d'être nommée principal, cela paraît une éternité) ? Mais qui suis-je pour en juger ? Une nana blanche, qui a voulu devenir danseuse et n'en avait pas les capacités. Pas la mieux placée…

On pense souvent par rapport à soi et je ne fais pas exception à la règle. Comme la diversité ethnique dans un corps de ballet ne choque pas mon œil de spectatrice**, j'imagine qu'il en va de même pour tout le monde et regarde avec suspicion la danseuse qui invoque cela comme obstacle dans sa carrière… et c'est cette attitude même qui est problématique : aussi bien intentionné soit-il, ce refus de prendre en compte le négatif de la différence est quelque part un refus de la différence telle que vécue par la principale intéressée***. Non seulement prendre sur elle la gêne des gens est épuisant, mais c'est la preuve qu'il reste encore du chemin à parcourir…

Anecdote éloquente : le maquillage. Autant il est justifié dans les actes blancs des grands ballets où même les danseuses dites blanches se peintulurent pour ressembler à des spectres, autant il l'est beaucoup moins lorsqu'il s'agit de grimer une danseuse noire. ll a fallu des tonnes de maquillage avant que Misty Copeland propose et obtienne de danser le chat botté au naturel : I wanted to be a brown cat. Tant que les chats et les oiseaux ne pourront pas être indifféremment blanc, noir, marron ou de feu, il sera donc bon de lire et faire lire le livre de Misty Copeland (même s'il n'est pas hyper bien écrit, malgré l'ajout d'une co-auteur qui ne figure nulle part sur la couverture)(mais bon, on ne lit pas ce genre d'ouvrage pour son style ; la naïveté même de l'expression est parfois plus intéressante pour ce qu'elle laisse deviner).

Après cette lecture, je suis un peu déçue d'avoir été déçue en la découvrant sur scène, à Bastille, à la rentrée (dans l'oiseau bleu, qui avait un costume vaguement rouge - à croire que son oiseau de feu avait déteint). Même chose que pour Maria Kochetkova (qui danse petit malgré des extensions impressionnantes) : anticipation enthousiaste et… rien. À croire que je suis incapable d'admirer sur scène une danseuse dont j'admire la personnalité sur les réseaux sociaux.

 

* J'ai été étonnée de trouver "brown" et non "black". Je serais curieuse de connaître les nuances et les connotations attachées à chacun de ces vocables chromatiques… Est-ce que "black" est plus de l'ordre de la lutte (versus blanc) et "brown", dans le quotidien (ma collègue me racontait que son fils "beige" parlait toujours de son ami "marron" : plus juste et moins manichéen) ?
Edit : ou alors, c'est "métis", tout simplement ?

** Lors du dernier Lac des cygnes, j'ai mis un bon quart d'heure à m'apercevoir qu'il y avait un danseur noir dans le corps de ballet et il me faut toujours plusieurs longues secondes à scanner les alignements féminins pour retrouver et admirer Letizia Galloni. C'est dire si la différence provoque une rupture esthétique (non).

*** De se retrouver en minorité ethnique fait toujours un drôle d'effet, pourtant. Je me souviens avoir été surprise en arrivant à la fac de Villetaneuse… après, c'était le retour dans Paris intra-muros qui faisait bizarre : mais pourquoi n'y a-t-il plus que des blancs, d'un coup ? Dont moi, ah oui, c'est vrai, je suis blanche… On n'est pas habitué à penser sa propre altérité. Et cela doit être usant de n'être pensé que sur ce mode, toujours autre, sans jamais pouvoir être d'abord soi.

26 décembre 2016

Lac de soie

Dans l'après-midi, après plusieurs essais avec moult pokéballs, je réussis à attraper une licorne à 15 € pour Le Lac des cygnes sur la bourse opéra. Le soir, le premier Pass de la série est pour moi, rang 15 ; Palpatine récupère la place en hauteur. Cadeaux de Noël avant l'heure.

*

Lors de mon premier voyage au Canada, j'ai trouvé dans une librairie de seconde main la biographie de Karen Kain, dont je n'avais alors jamais entendu parler. Heureusement, le bouquin était illustré et je l'ai rapporté de ce côté-ci de l'Atlantique, où il est longtemps resté fermer à cause d'un premier chapitre très mon-père-ma-mère-mon-chien-et-mes-soeurs. Heureusement, un jour je suis passée outre, et j'y ai découvert cette évidence jusque là jamais aussi clairement formulée : être musical ne consiste pas à faire tomber le mouvement pile sur la mesure, mais à jouer avec la musique, à anticiper ou retarder le mouvement selon l'effet souhaité. Un poil de retard sur un adage accentue l'impression d'étirement, par exemple. Une ouverture de couronne légèrement retardée dans un saut lui donne du panache, ainsi que le confirme Léonore Baulac dans la diagonale de sa variation, la première du pas de trois avec Hannah O'Neill et François Alu. 

La danse de Mathias Heymann est technique faite musicalité. Il parvient à ménager une sorte de lenteur au sein même de la rapidité, qui donne à ses gestes un moelleux assez extraordinaire. Comme une écharpe en soie qui retomberait plus lentement qu'elle a été propulsée dans les airs, gonflée de courbes harmonieuses. L'image donnée par mon professeur pour le travail des ports de bras dans les pliés me revient. La retombée avec un temps de retard qui n'en est pas un*. François Alu a cette même intelligence du mouvement, cette même tranquillité en pleine accélération, mais il n'a pas le fini de Mathias Heymann : il peut sauter plus haut, la ligne créée par son pied me ramène immanquablement vers le bas. Il est de plomb là où Mathias Heymann est de soie. On ne choisit certes pas sa densité, mais certaines s'accordent mieux que d'autres. En l'occurence, Mathias Heymann est un partenaire parfait pour Myriam Ould-Braham, qui partage la même qualité de mouvement. 

Ce qui rend cette étoile extraordinaire, c'est qu'elle ne cherche pas l'être. Quand elle entre en scène, le brio et la virtuosité s'effacent ; ils sont là, peut-être, sûrement, mais ce n'est plus le propos. Les pas brillamment juxtaposés par tant d'autres danseuses se fondent dans une continuité qui fait le personnage, le rôle qu'elle incarne. Elle ne s'y glisse pas comme dans un costume qui lui pré-existerait, elle le crée à partir de son corps à elle, l'invoque par sa danse. Parfois, oui, cela arrive, l'interprétation se suspend un instant et Myriam Ould-Braham nous fait alors du Myriam : une danse déliée, légère et délicate. Du cygne blanc par défaut, dégoulinant de lyrisme. Au pire, c'est déjà bien. Mais c'est souvent incomparablement mieux. Tout se met alors à faire sens, y compris (surtout ?) les liaisons, les regards, tous les interstices de la chorégraphie. Les variations perdent de leur caractère exceptionnel ; à la limite, elles sont superfétatoires : c'est le moment où la danse, se montrant comme telle, risque de s'éloigner du sens et d'interrompre l'histoire que Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann content comme personne. Je suis suspendue à leurs corps comme on peut l'être à des lèvres. Les pas de deux et pas de trois (avec Rothbart), qui auraient tendance à m'ennuyer, sont ici le real deal.

Avec eux, la chorégraphie est si lisible que je suis frappée de détails que je n'avais jamais remarqué. À l'acte II, notamment, lorsque Odette est en attitude devant Siegfried, celui-ci relâche sa prise par les poignets pour passer sa main derrière celle d'Odette, comme une caresse dont il l'enveloppe en l'emmitouflant dans ses ailes. À l'acte III, dans la même position, c'est Odile qui passe ses mains derrière celles de Siegfried pour rabattre ses bras sur elle : Siegfried est bien captif de celle qu'il croit enlacer. 

À l'acte II, Odette arrive par derrière, craintive, et d'un piqué arabesque, se pose sur un bras tendu de Siegfried, comme sur une branche dont il conviendrait de vérifier la solidité. À l'acte III, ce même geste, répété avec Rothbart, donne au cygne des allures de faucon, les mains solidement ancrée comme des serres autour du bras du sorcier. La manière dont elle monte très progressivement sa jambe en arabesque appelle Siegfried à la suivre bien plus clairement que ne le ferait un index pointé et replié, viens voir là. L'arabesque qui monte en s'étirant vers l'arrière est irrésistible, inexorable. 

Alors que son Odette miroite le lac moiré de ses tremblements et frémissements, son Odile tranche et étincelle comme une rivière de diamants. Le mouvement est toujours délicat, mais il est épuré de ce qui semble alors inutiles tergiversations et minauderies. Peut-être les meilleurs cygnes noirs sont-ils ceux des danseuses que l'on imagine davantage en cygne blanc. L'Odile de Myriam Ould-Braham est presque sous-jouée, mais le contraste avec son Odette ne repose pas sur l'emphase (qui peut vite tomber dans la surenchère) : on n'a pas l'habitude de voir l'étoile se déparer de la pudeur et de l'humilité qui font d'elle la danseuse qu'elle est ; débarrassée de ses attributs, la voilà soudain indéniablement autre, fière et séductrice. La manière dont elle court à la fin de l'acte, buste légèrement cambrés, pieds ouvertement balancés vers l'arrière, la montre qui se gargarise d'être l'oiseau de malheur. Avec Rothbart, évidemment, partner in crime.

Après un premier acte un peu falot, Karl Paquette déploie ses ailes de Loïe Füller. Au troisième acte, c'est Snape qui déboule : je tressaille et ma voisine défaille (elle m'explique à l'entracte être très émue de le voir live après l'avoir vu et revu dans l'enregistrement DVD). Le corps de ballet ne contribue pas peu à la magie de la soirée ; les cygnes sont impeccables et c'est un plaisir d'attraper au vol les sourire dans les danses de cour (notamment le sourire XXL d'Amélie Joannidès). Quand, à la fin, Siegfried disparaît sous une épaisse couche de brouillard, on se demande si l'on n'a pas rêvé tout cela…

19 décembre 2016

Une Belle franco-russe

Jamais je n'aurais fait le déplacement à Massy sans avoir lu l'interview de Jean-Guillaume Bart sur Danses avec la plume. La modestie du chorégraphe, qui se pense davantage comme un metteur en scène, ses propos sur le classicisme (par opposition aux tentatives de reconstructions) et la danse-sens (par opposition à un ballet en hyper-extension) ont piqué ma curiosité : cette vision de la danse serait-elle visible sur scène dans sa Belle au bois dormant ?

Un public non averti en vaut deux

C'est la première fois, je crois, que je voyais des femmes voilées à un ballet. Et franchement, ça fait plaisir de constater qu'on peut remplir une salle sans la peupler uniquement de WASP CSP+. Pas d'applaudissement à l'entrée des solistes et d'autres, hésitants, bien avant la fin des variations… le public n'est manifestement pas rompu au ballet, mais cela ne l'empêche pas d'apprécier. Et de laisser ses voisins faire de même : pas de parfum qui cocotte, pas de bracelets qui gling-glinguent, c'est reposant. Les fées auraient jeté un sort à la gamine restée prolixe entre deux quintes de toux que cela aurait été parfait.

Balletomanie oblige, il y avait tout de même quelques transfuges parisiens dans mon genre. Ma voisine s'est ainsi avérée connaître la plupart des balletomanes (plus si) anonymes, lire parfois mon blog et tenir le forum Danses plurielles ! Rencontre fort agréable et fort à propos, puisque Elisabeth m'a fait prendre conscience de ma confusion entre Patrice Bart (La Petite Danseuse de Degas) et Jean-Guillaume Bart (La Source et cette Belle…).

Une princesse franco-russe

La musique enregistrée ne me dérange pas plus que ça (du moment que l'orchestration et l'enregistrement ne sont pas mauvais), mais je craignais pour les costumes, trop souvent cheap dans les tournées. À tort. Non seulement les costumes d'Olga Shaishmelashvili passent bien (bien mieux que sur les photographies), mais certains sont même de toute beauté : c'est notamment le cas du tutu long mi-noir mi-fuschia de Carabosse, qui permet au passage d'identifier la mauvaise fée comme pôle opposé à la fée Lilas.

La seule faiblesse de la soirée vient de la compagnie ; non que les danseurs du Yacobson Ballet soient mauvais, bien au contraire : ils sont prometteurs… mais un peu verts. À en juger par les bouilles rondes de certains, la moyenne d'âge ne doit pas dépasser la vingtaine. Fraîchement formés (à la méthode russe), ils peinent forcément un peu à travailler selon une autre méthode. En effet, si Jean-Guillaume Bart part de la version russe, il reste de son propre aveu influencé par la version Noureev et, d'une manière plus large, par l'école qui est la sienne. Tradition russe avec un twist français, donc.

La (très relative) difficulté des danseurs à s'y adapter m'a permis de mieux saisir ce qui à la fois me fascine et m'ennuie chez les Russes : tous les mouvements y ont la qualité de l'adage. Je l'ai compris en voyant la fée Lilas ouvrir sa couronne comme si elle avait trois actes pour le faire. Il s'en dégageait une impression de sérénité assez extraordinaire et en même temps, l'extase dans laquelle cette éclosion semblait la plonger n'était pas sans entraîner chez moi une légère irritation : émerveillée, la fée, mais aussi ravie de la crèche. Je finis par avoir envie de la secouer, de voir sa palette expressive élargie par un peu d'allegro, de piquant, que diable, du nerf, du muscle ! Et de réaliser que, justement, je ne vois pas leurs muscles travailler, alors que je suis au troisième rang. Tout se met en place lorsque, quelques jours plus tard, je lis dans une interview de Mathilde Froustey : "At San Francisco Ballet […] they see that if you have more muscle, you can jump higher and do roles like Kitri. If you have less, you’ll be more of a lyrical dancer and that’s great, too."

Le classicisme chez les Habsbourg

Moins de muscle, c'est aussi moins de matière, moins d'incarnation ; j'ai, en tant que spectatrice, moins matière à m'identifier, moins de facilité à rentrer en sympathie musculaire avec les danseurs. Du coup, il s'agit moins de sentir et de ressentir que de voir. Le classicisme s'expose dans toute sa splendeur, comme art des proportions. C'est hyper apaisant. Un monde réglé jusque dans ses débordements, où tout n'est que luxe, calme et volupté.

Le désagrément inattendu, c'est qu'en contrepartie, toute beauté moindre frappe comme laideur. Entre le roi bredouille qui a un charisme de comptable (désolée pour les comptables), et le physique moins classique d'Aurore (des jambes plus courtes que le buste, des mollets et un nez un peu proéminents… rien que de très normal, mais qui contraste les courbes archi-régulières de la fée Lilas), mon esprit se met à envisager la famille royale comme une famille historique en fin de règne - en tête les portraits peu flatteurs qui traînent dans les musées de second ordre. La reine, belle et oisive comme une Miss, serait alors un transfuge étranger, reine de beauté forcée à un hymen stratégique.

L'avantage de cette perception quelque peu honteuse (dernier renversement, promis, après j'arrête) est qu'elle éloigne spontanément du manichéisme. Aurore me fait peur* ; Carabosse (Svetlana Golovkina) me séduit : c'est très Maléfique dans l'esprit. Comment en vouloir à cette magnifique jeune femme snobée par le pouvoir de prendre sa revanche ? On est presque désolé pour elle lorsque le réveil d'Aurore la voit sombrer - littéralement, derrière la tête de lit devenue transparente (j'aurais bien vu ça dans une mise en scène de Matthew Bourne…).

Au final, charmée-agacée, je dois avouer que la reine de la soirée reste Daria Elmakova, en fée Lilas totalement ahurissante de beauté (même de dos, même avec vue peu flatteuse sous le tutu). Last but not least, j'aurais bien vu le loup (Leonid Khrapunsky) comme prince, alors qu'il n'était au premier acte que prétendant, injustement éconduit si vous voulez mon avis (mon médecin m'appelait le petit chaperon rouge quand j'étais petite #jdcjdr).

 

* La fée canari aussi un peu avec son sourire ravageur-carnassier.

PS : n'hésitez pas à me corriger si j'ai confondu des danseurs ; je n'ai pas eu la feuille de distribution.

07 décembre 2016

Belle et bonne figure

Laura Cappelle a décidément très bon goût. Bella Figura est juste magnifique. Je ne craindrais pas les superlatifs galvaudés par le retwittage frénétique des community managers que je dirais même : sublime.

Bella Figura est un ballet en il y a

Alice Renavand enserrée-enlacée-soulevée dans une araignée de tissu noir, lange-linceul des ténèbres ;

des avant-bras branlant au bout du coude, qui donnent soudain à voir les autres mouvements parfaitement galbés dans des collants translucides noirs,
la grâce surgissant dans les interstices ;

des torses nus et de grandes robes à panier rouges qui balayent la scène,
des torses nus même chez les femmes, des grandes robes à panier rouges même chez les hommes ;

des flammes de tissu et d'autres de feu,
la flamboyance du rituel, et le clair-obscur du jeu et de l'intime, quand on s'est déjà mis à nu et que l'on se déshabille encore ;

il y a

Dorothé Gilbert en pantin réaccordé,

Eleonora Abbagnato, de plus en plus petite fille à mesure qu'elle vieillit (envolée la séduction de l'italienne voluptueuse ; l'aplomb relève désormais de la détermination, d'une volonté qui parfois se suspend et laisse entrevoir cette fragilité d'enfant),

et Alice Renavand…

Alice Renavand, seins nus, oreilles décollées,
la timidité effrontée, qui soudain ne doute plus de sa puissance :
on ne peut plus la mettre à nu ; c'est comme ça, l'amour sacré, que le profane contemple tout habillé, sans l'armure glorieuse de la nudité,

non pas des masques, mais de belles figures que l'on se compose pour soi, pour exister
au dedans des yeux,
pour traverser la scène, la vie, brindille fragile et force flamboyante,
se joindre à la plus belle des danses macabres,
silhouettes osseuses et chair parcimonieuse,
des femmes et des danseuses,
des hommes,
sans que l'on comprenne pourquoi, mais là,

ça vit,

ça prend à la gorge,
toute cette musique, Foss, Pergolese, Marcello, Vivaldi, Torelli, ces chœurs, 
ces corps tout petits vus de l'amphithéâtre, silhouettes fragiles qui passent, qui sont passées, consumées par la beauté.

Il ne reste que ça, à la fin : de la beauté.

C'en est beau à chialer. Le siège de l'amphithéâtre aide bien, notez, avec le dos qui entaille le mien, et le manque d'espace qui remet la contracture en tension. Je tente à l'entracte de me replacer, mais me fait rembarrer par un ouvreur mal embouché, qui ignore manifestement que tout le monde a payé le même prix : retournée à l'amphithéâtre, je suis bien placée pour constater que la place âprement défendue est restée vide… J'enrage et morfle pendant tout Tar and Feathers. Cela m'occupe : sans (trop de) mauvais esprit, c'est le genre de ballet que l'on apprécie davantage une fois terminé, quand les plumes se détachent du goudron et que les éléments décousus se transforment en rémanences poétiques : Pierrot ennuyé qui balance les jambes au-dessus de la fosse… danseurs qui se planquent sous les lais du tapis du sol… et surtout le piano sur pilotis, piano perché sur d'immenses échasses, espèce de nénuphar dans les nuages.

On pourrait croire, comme ça… là… qu'il s'agit d'un ballet en il y a, mais c'est tout le contraire : une énumération sans ferveur. On n'attrape pas un détail au vol, dans une abondance enthousiaste ; on ramasse ce qu'on a pu sauver du néant qui menaçait. Bella Figura, ça marche ; on ne sait pas pourquoi, on ne se demande pas pour quoi ces pas là, c'est évident, on ne sait pas. Tar and Feathers, ça ne marche pas : on ne sait pas pourquoi et on se le demande sans cesse. Pourquoi ce groupe de ballerines mal fagotées qui miment et radotent une série de paroles ? Pourquoi la division de la scène en deux parties, l'une blanche l'autre noire ? Pourquoi ça aboie ? Les morceaux sonores et musicaux se déchirent les uns les autres comme la musique le silence, là où ceux de Bella Figura s'entremêlaient, comme chez Bach les voix qui rivalisent de joie.

L'élan vital de Bella Figura s'est enrayé : on est passé du rouge au bleu, de la danse au théâtre, du sensuel à l'absurde. De la profusion au néant. De la vie que l'on vit, où la question du sens ne se pose pas, à celle que l'on sonde, à la recherche d'un sens partout absent - un monde sans transcendance, et sans grande beauté. Après un débordement de sensualité, on nous assène cette pièce sèche sans même avoir la politesse du désespoir ; je n'y retrouve pas l'humour d'un Beckett ou autre dramaturge avec lequel Jiří Kylián se serait trouvé des liens de parenté. C'est une vision que l'on peut trouver pertinente (en ne cherchant pas), mais ce n'est pas celle dont j'ai besoin. Je n'ai vraiment pas besoin de voir répliqué sur scène le morcellement que prend ma vie sectionnée en jours ouvrés et activités prévues, minutées, juxtaposées. J'ai bien davantage besoin du souffle qui réunit tout ça, de l'enthousiasme qui porte et pousse, qui concatène les heures en un moi unique et inouï - quitte à disparaître dans la métamorphose.

Parler de Tar and Feathers, c'est encore parler de Bella Figura, en creux. Symphony of Psalms, c'est autre chose. Pas du tout un négatif. La force ne vient plus de l'individu et de ses failles, mais du groupe et de sa puissance liturgique. Cela ne veut rien dire, je sais, mais c'est ce qui se rapproche le plus de : le groupe tire sa consistance de ce que chacun de ses membres appelle la même chose de ses vœux - fusse d'exister hors du groupe. Dans des phrases chorégraphiques différentes et semblables, chaque couple répète la même chose et l'incantation prend forme, comme les motifs dans la mosaïque de tapis suspendus jusqu'au plafond. Je repense à ce que m'a raconté V., qui pour sa première année au Capitole a dansé la fille qui marche en déséquilibre sur les chaises, sur le solo de cor d'A., pour sa première année au Capitole également, puisque le couple s'y est fait embaucher simultanément. Trop de symboles, disaient ses mains émotionnées au-dessus de la table à laquelle nous dinions. Voilà, des symboles. Une émotion médiée. Symphony of Psalms est un beau ballet, mais il n'en émane pas la même beauté que Bella Figura, beauté au sens strict-intransigeant de ce qui est amené à mourir, beauté parce que tristesse et tristesse parce que

putain quelle beauté.

 

(Ce qui est étrange, c'est que je n'ai pas été franchement émue la fois où j'ai découvert ce ballet, dans un programme très similaire du théâtre des Champs-Élysées - peut-être à cause de la salle.)