18 octobre 2012
Like someone in boredom
Parfois, il ne faudrait pas laisser de seconde chance. Après un Copie conforme mi-figue mi-raisin, c'est carrément le pépin avec Like someone in love.
Une étudiante qui se prostitue se rend auprès d'un vieillard un peu spécial par rapport à ses clients habituels (dont on ne saura rien) : avec un pitch comme ça, je m'attendais à trouver une belle endormie. Elle a beau être belle et s'endormir dans le taxi, c'est raté. Il n'y a pas une once de sensualité dans ce film. De l'empathie, en revanche, il y en a à revendre : la jeune fille remuée de rater sa grand-mère venue passer la journée à Tokyo, le fiancé jaloux qui prend le vieillard pour le grand-père de sa moitié, celui-ci qui endosse le rôle sans moufter et elle encore, angoissé par le quiproquo qui ne peut pas bien finir (mais c'est quand même bien que ça finisse).
On passe du temps au restaurant, comme dans Copie conforme, mais encore plus en voiture, et je me prends à regretter le rythme effréné de Cosmopolis, autre huis-clos sur roues. Certes, la lenteur et la pudeur permettent de s'abîmer dans la contemplation de magnifiques reflets (le mac-business man qui se superpose dans la vitre à sa recrue, les lumières de Tokyo sur son visage à travers les vitres de la voiture, son corps dénudé flou sur l'écran de la télévision – vague idée du grain de la peau), mais la technique ne peut pas faire toute l'esthétique d'un film. Ni les gros plans réitérés sur les visages faire durer l'émotion.
On veut nous signifier je ne sais quelle profondeur ; on se heurte à la surface quotidienne des choses, des êtres et du temps. Car d'ellipses narratives, il n'y en a que très peu dans ce film – une nuit et quelques minutes d'un trajet, qui n'existent pour ainsi dire pas à la conscience de la jeune fille dans le sommeil. D'après Umberto Eco, il existe un moyen narratologique de définir le film porno : le temps du récit est exactement le même que celui de l'histoire. « Entrez dans une salle de ciné : si pour aller de A à B, les protagonistes mettent plus de temps que vous ne le souhaiteriez, alors c'est un film porno. » Like someone in love est un film porno. D'où la prostituée malgré l'absence de sexe. Reste à trouver quel est l'intérêt d'un porno sans sexe.
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27 septembre 2012
Vibrations à l'échelle de Richter
En voyant l'affiche dans le métro, je me suis dit qu'il fallait que j'aille voir cette exposition au centre Pompidou. Puis j'ai googlé Gerhard Richter, je suis tombée sur moult tableaux abstraits et j'ai relégué cette idée de sortie dans un coin éloigné de ma tête. Palpatine, encouragé par la gratuité que lui confère le statut de chômeur, y a jeté un œil, puis deux, puis est revenu si enthousiaste que je n'ai pas voulu louper ça – surtout sachant qu'il est aussi hermétique que moi à l'art contemporain. Quatre ou cinq tableaux parmi les œuvres figuratives exercent une fascination qui justifie à elle seule de se pencher sur l'ensemble de la production du peintre. Comment et surtout pourquoi le même homme a-t-il peint à la fois des toiles totalement abstraites et des portraits débordant de réalité ? Il ne s'agit pas de périodes totalement distinctes, l'artiste ne s'est pas détourné d'une voie qu'il aurait jugée trop étriquée ; il se revendique peintre, à l'opposé d'un artiste plasticien qui manie les concepts avant même la matière.
Et pourtant, ses peintures de photographies, où les traits de pinceaux sont effacés par le passage horizontal ou vertical d'un morceau de bois ou de métal alors que la peinture n'est pas encore sèche, se veulent aussi anti-artistiques que possible. La technique vaut aussi bien pour un tigre, dont elle forme le pelage, que pour un rouleau de papier toilette ou une voiture accompagnée de quelques lignes de l'article qui l'encadrait avant que le peintre ne découpe un morceau de journal pour le reproduire.
Le souci de neutralité prime, dans l'effacement de la patte du peintre, le choix du sujet ainsi que celui de la couleur. Ce gris, que l'on peine à dire dominant tant il se confond avec la matière, installe une atmosphère singulière : distance devant les peintures-photo, pesanteur devant une marine que l'on dirait terre lunaire, apaisement bleuté devant des nuages où il est impossible de projeter aucun anthropomorphisme. Mer ou nuages, l'onirisme est terre à terre ; voilà ce qui est là, et rien de plus – mais rien de moins non plus.
Une présence. Voilà ce que donne les tableaux. Pas l'existence, l'essence ou je ne sais quoi d'ontologique, conceptuel et philosophique – une présence. Qui suppose un observateur et une réalité qu'il perçoit mais dont il a conscience qu'elle lui reste extérieure. Richter ne veut ni prétendre à la vérité d'une réalité (rejet du réalisme académique comme socialiste, où la vision de l'homme ou de quelques hommes est attribuée aux choses mêmes), ni la faire disparaître derrière une pure subjectivité (rejet de l'art contemporain où l'artiste exprime ou conceptualise le monde tel qu'il est pour lui). Mais il est extrêmement difficile de faire abstraction du regard que l'on porte sur toute chose et dans son effort même pour mettre à distance la subjectivité (effacement des coups de pinceaux), le peintre la fait ressortir (les marques d'effacement deviennent sa patte, constituent un (non-)style identifiable). Peut-être aussi est-ce un moyen de ne pas l'occulter : on oublie facilement qu'une photo (la réalité), même banale, même documentaire, comme les choisis Richter, résulte d'un cadrage, donc d'un choix (la subjectivité) ; la reproduction de la photo en peinture vient le rappeler, les grands aplats d'effacement se substituant en quelque sorte au cadrage éminemment original d'une photo d'art. À la différence près que Richter revendique le caractère non-artistique de ces peintures – comme s'il ne voulait rien signifier d'autre que la distance et la relation entre une réalité et celui qui l'observe. Mieux, qui la vit. Car cette impression, que j'essaye de m'expliquer après coup, on ne la pense pas face aux tableaux, on la ressent.
[Eisberg im Nebel - le surgissement]
Il y a comme une illusion, un effet d'optique, m'a prévenue Palpatine. Je l'ai regardé avec suspicion, me demandant s'il se sentirait bientôt poursuivi par le regard de Mona Lisa, mais j'ai compris ce qu'il voulait dire : les tableaux vibrent. Il est question d'effacement et de flou dans les légendes comme chez les critiques, mais ces termes ne rendent pas compte de la vibration créée par ces bavures discrètes, régulières, et la lumière diffuse, qui infuse les tableaux.
Lorsque Richter représente une bougie, ce n'est pas la lumière de celle-ci mais de son regard à lui, qu'il répand sur la toile. Je l'ai compris en voyant sa Liseuse, hommage à Vermeer mais plus sûrement à sa femme : on se croirait dans un tableau de De Latour tant la chair est illuminée, mais il n'y a nulle bougie, nulle source lumineuse, qui soit représentée – seulement le regard d'un homme sur la nuque, les épaules, l'omoplate, l'oreille, sa boucle, la joue, l'aile du nez, la chevelure, son chouchou, chaque parcelle du corps et de la manière d'être de la femme qu'il aime.
Silencieusement, la lumière, chaude, riche, peint un blason de l'être aimé et le baigne dans un regard saturé d'empathie et de tendresse. Moins sensuels mais tout aussi concernés, les portraits de sa fille témoignent également d'une relation d'intimité.
Celui-ci, portrait d'Ella, me fait penser à iDeath, de Michal Ozibko, que l'on avait vu exposé à la National Portrait Gallery et dont Palpatine a un poster dans son salon – même position, même air d'introspection, comme si le monde intérieur du sujet affleurait à la surface du tableau.
Portrait couché, tête tournée, joue inerte... il y a je-ne-sais-quoi de glauque dans ce tableau, qui le rend d'une violente beauté.
Ces portraits aux couleurs chaudes contrastent avec ceux de ses proches, de la famille mais non intimes, traités de la même manière que les photos-peintures du début.
Après s'être laissé hypnotiser par ces tableaux figuratifs, on est plus à même de ressentir semblable vibration face aux toiles abstraites. Hormis les séries de gris, seule couleur à pouvoir faire apparaître le néant, selon Richter, c'est son sens de la couleur qui fait tout. Je ne sais pas si le terme de coloriste s'applique aussi dans l'art contemporain, mais c'est pour moi celui qui s'impose à la vue d'un tel tableau :
[Les couleurs fusionnent, on dirait le détail d'une étoffe froissée, véritable fleur de lave.]
Cela réinscrit en outre des œuvres plus conceptuelles dans une démarche où la sensation et la matière sont bien concrètes – 1 024 Farben devient ainsi un nuancier qui explore les variations de couleur plus qu'il ne les classe.
Je ne suis pas certaine, cependant, d'y avoir trouvé l'orange de mon chapeau ni le vert canard de celui de Palpatine – oui, les musées, c'est aussi fait pour jouer. Richter admet d'ailleurs qu'il ne peut pas empêcher les spectateurs de voir ce qu'ils veulent dans ses tableaux abstraits – alors même qu'il réfute l'idée d'interprétation, toujours dans sa volonté de s'éloigner de l'artistique (au point que je me demande quelle signification on peut bien accorder à ce mot).
[Venise]
Les contradictions ne manquent pas dans l'œuvre du peintre pétrie de tensions, entre figuration et abstraction, réalité et subjectivité, neutralité et interprétation... Les figures s'effacent et l'informe fait sensation : une nature morte s'étire comme une image télévisée à l'instant d'éteindre le poste – bouquet déjà fané – et je vois dans Venise une ancre de voilier et le monstre du Loch Ness devenu une grue origami – carnaval nautique éclatant. Richter dit de ses tableaux abstraits qu'ils sont des paysages bien plus réels que ceux qu'il peint dans la brume nostalgique de son style figuratif. Mais des paysages tout de même, des paysages sans concession, où l'ambiance d'un lieu ne peut plus être occultée par son apparence rassurante. Un tableau abstrait un paysage, voilà qui m'éloigne de mon impression habituelle de gribouillis (qui demeure cependant pour la table barbouillée, première œuvre inscrite au catalogue raisonné du peintre). D'un seul mot, Richter donne deux visages à une même réalité. C'est juste ce qu'il me fallait pour entrer dans cet univers coloré sans dessus dessous, un simple repère pour garder les pieds sur terre, comme le détail qui transforme des ondulations en rideau (ou un miroitement en feuillage chez Klimt, pour prendre un tout autre exemple).
[Rideau III]
[Ce paysage, où l'on ne sait si c'est l'environnement qui est à la marge de l'homme ou l'homme en marge de la nature, m'évoque à la fois Hopper et un article d'iPhilo lu récemment :
"L’environnement est un concept anthropocentrique car il suppose un centre (moi, nous), et une périphérie. Il révèle par conséquent un mouvement de mise hors de soi, d’aliénation et d’objectivation, de la réalité naturelle. La protection de l’environnement, même lorsqu’elle se fait selon les modalités de la préservation ou de la restauration, signale déjà la mort de la nature."]
Je parcours les toiles, les salles, je sens qu'il y a quelque chose, mais ne sait pas comment cela fonctionne sur moi. Et puis il y a cette toile, qui reprend la double réalité du paysage dans un tableau abstrait. Elle fait partie de tout une série réalisée à partir de couches de peintures grattées à des mois d'intervalles, faisant ainsi apparaître un temps, sinon un monde, passé – caché et dévoilé dans le même mouvement. Kundera parle sans cesse de Bacon, mais c'est Richter qui se trouve derrière Sabrina ! Le voilà ce tableau à double réalité, même s'il n'y en a aucune d'idéologique ici, et que Richter s'est depuis longtemps débarrassé de sa mue de réalisme académique ou socialiste. Le parallèle entre les deux hommes s'impose à moi, flagrant après avoir été préparé par la mention d'un catalogue raisonné (toute production n'est pas reconnue comme une œuvre, c'est à l'artiste d'en juger – la différence étant que si Richter en a détruit, il ne les a pas reniées) et la découverte de complexes contradictions qui ne sont pas sans rappeler les paradoxes terminaux de Kundera. La similitude n'est pas dans leur monde mais dans la façon de le penser, que je sais dans un cas et devine dans l'autre, contradictoire et cohérente à la fois. Il s'agit dans un cas comme dans l'autre d'une vision complexe qui ne se laisse pas comprendre à la première approche, mais qui m'intrigue et me donne envie de l'explorer (le prix des textes du peintre est un peu abusé, quand même – aucun ePub pour y remédier). Pensez donc : un des premiers tableaux abstraits qui m'ait touchée (et pas seulement amusée d'un point de vue intellectuel ou séduite d'un point de vue purement esthétique).
[Comme l'échographie d'un monde aquatique, sorte d'Atlantis inconnu ou inconscient]
10:37 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : peinture, expo
25 septembre 2012
We and the eye of Michel Gondry
« le crack des effets spéciaux cousus main Michel Gondry revient avec un intense huis clos »,
« adroitement trahi par des ouvertures sur le monde extérieur via les réseaux sociaux, liens YouTube et SMS envoyés à la mitraillette »
Étienne Rouillon, Trois couleurs, n° 104.
Les films de Michel Gondry que j'ai vus sont un curieux mélange de bric-à-brac (La Science des rêves), de sensibilité (The Eternal Sunshine of the Spotless Mind) et d'humour potache (Soyez sympas, rembobinez !). Presque aucun carton n'a été maltraité pour The We and the I : la sensibilité potache parvient à elle seule à dresser le portrait d'un groupe d'adolescents mouvant et mouvementé.
À bord d'un bus de ramassage scolaire, où se sont aussi perdus quelques civils pour leur plus grand malheur, les groupes sociaux se font et se défont au gré des arrêts et des affinités exclusions successives : caïds/souffre-douleurs, canons/pas sexy, frère et sœurs/bande, ceux qui y étaient/ceux qui n'y étaient pas... La référence récurrente aux invitations qu'une fille canon doit lancer pour son sweet sixteen est révélateur du groupe qui se définit par ce qu'il rejette, avec un système de liste blanche et de liste noire.
Certains tentent bien de se mettre sur liste rouge mais ils n'échappent pas pour autant aux sarcasmes des autres. Car l'exclusion se fait d'abord par le rire, gras comme la crème posée sur le siège juste avant que la victime de l'instant ne s'y assoit ou le beurre étalé sur le sol pour qu'un des collégiens vienne s'y rétamer sous l'œil d'une caméra – vidéo-gag qui est la chose la mieux partagée dans le bus. Cette chute répétée jusqu'à l'écœurement préfigure celle, finale, qui mettra fin au comique de répétition. La tragédie arrive sans qu'on y prenne gare, tout comme la cruauté arrive sans qu'il y ait eu réelle intention de méchanceté. Celle-ci se loge dans l'indifférence, feinte ou réelle, à l'autre et à l'humiliation qu'on lui fait subir pour éviter d'en être soi-même victime.
La violence est diffuse, psychologique plus que physique, jamais sérieuse, toujours ricanante : pas d'agression, de vol ou de racket (on ne taxe que des cigarettes, même pas de joint), seulement de la casse, morale (et que je t'enfonce comme une sous-merde) et matérielle (et que je te défonce ta guitare). Du coup, c'est le Bronx générique et non pas géographique qui est le sujet du film – le groupe et non la classe sociale (même si, évidemment...). On voit comment le We écrase le I, de la même manière que le possesseur de la guitare s'écrase, sans moufter, quand on la détruit devant lui. Pas de rébellion : patient, on attend et on souffre jusqu'à ce que le bus passe devant chez soi – y compris pour donner rendez-vous à un morveux qu'on a mouché comme il se doit devant les autres.
Si la tension s'apaise à mesure que le bus se vide, c'est parce que certaines histoires se sont dénouées à coup de flashbacks texto ou vidéo (mais pas téléphonés pour autant), préparant le spectateur à la fin (apaisée pour le ménager), mais aussi parce que le We s'efface devant le I, au point de ne plus désigner le groupe, défini par l'exclusion, mais le binôme amical ou amoureux potentiel, soudé par affinité. Ce n'est donc pas par manque d'imagination qu'après « The Bullies », « The Chaos », la troisième partie reprend le titre du film. The We and the Aïe.
Je n'en aurais pas mis ma main à couper, mais Palpatine a apprécié.
10:52 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma
24 septembre 2012
Les Saveurs du palais
Les Saveurs du palais est le genre de film où la simplicité et l'authenticité triomphent de l'establishment – ou du moins y opposent une noble résistance. Au menu : soupe à la grimace du chef de l'Élysée en entrée, fricassée de sourires et de sourcils froncés en (bon petit) plat, selon une recette d'Hortense Laborie, grand-mère de substitution pour le président, et Saint-Honoré à la crème mémé dégusté loin de la rue éponyme – dessert antarctique. Le bon sentiment est l'ingrédient de base, mais, servi par Catherine Frot, il est bien cuisiné, en toute simplicité – même s'il s'agit d'une simplicité de collier de perles. Il faut voir la complexité de préparation du chou farci au saumon ou le raffinement de la tartine de truffe préparée au débotté, pour le président descendu aux cuisines en catmini.
Des plats aux noms incompréhensibles, forcément...
La « cuisine simple » qu'il réclame à Hortense Laborie, laquelle ressemble davantage à une bourgeoise de province qu'à une mère de famille, est une manière d'en appeler aux terroirs pour exiger « le meilleur de la France ». On n'est pas dupe mais qu'importe, nos papilles prennent plaisir par procuration. La tarte aux fruits rouges et brisures de pistache, en particulier, m'a eu l'air tout à fait miamesque – presque autant que le commis qui l'a préparée.
16:32 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, film, estomac sur pattes