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09 octobre 2010

Concert également flottant

(jeudi 7 octobre)

Il semblerait que, comme en danse, il y ait après la fatigue une zone de plus grande acuité pour l'auditeur. Je ne sais pas si ce sont les escaliers qui m'ont réveillée, mais pas un seul instant la somnolence qui m'accompagnait depuis mon départ en train n'a trouvé dans la musique motif à bercement, et trop fatigués pour s'agiter, mes neurones n'ont pas parasité l'écoute d'idées décousues. Une zone de calme serein, en somme, parfaite pour accueillir la Petite suite de Debussy. Le programme rapporte qu'à l'époque de sa création, on avait reproché à la pièce d'être du « Debussy pour enfant », mais si le tintement du triangle m'évoque parfois l'atmosphère de Noël (tout comme la cannelle dans le thé), elle est immédiatement diluée dans la douce agitation du bord de mer, aux clapotis impressionnistes. Je ne cherche pas à faire ma critique musicale (j'en serais bien en peine), simplement à traduire l'image qui m'est venue, un fondu-enchaîné par lequel les lumières chaudes de Noël, des guirlandes, des bougies ou des cuivres, que le regard fatigué et plissé rend floues comme les boules du sapin, deviennent des tâches rondes de lumières qui quittent leur décor pour se retrouver, lorsque l'on rouvre les yeux, dans le scintillement des vagues, dans un ailleurs balnéaire.

J'avais une impression de déjà-entendu et, vu l'étendue de ma culture musicale (on est plus proche de l'étang que de la mer) et qu'il me venait des images de En sol (raté, c'est Ravel), j'en ai déduit que j'avais dû le voir en danse, mais le programme précisant que Debussy a refusé toute adaptation chorégraphique, je penche finalement pour une réminiscence trompeuse de la Mer, que j'ai pas mal écouté lorsque j'étais petite parce qu'il se trouvait sur le même CD que le Boléro. Il faut croire que c'est une association heureuse, puisque Petite suite était également suivie d'un morceau de Ravel.

Le Concerto pour la main gauche, pour piano en ré majeur était... frappant. Après avoir cessé de me demander si la main droite, posée sur le genou, viendrait apaiser son double furieux (et pour cause, le concerto a été composé pour Paul Wittgenstein qui avait perdu un bras à la guerre), j'ai oublié cette bizarrerie qui donne pourtant le ton à tout le morceau et me suis pour ainsi dire habituée à la virtuosité de Jean-Frédéric Neuburger, dont la main semble douée du don d'ubiquité pour occuper ainsi tout le clavier. Le morceau qu'il nous a offert en bis a montré qu'il était fort heureusement pourvu de deux mains gauches. Dans le Concerto, la frappe est nerveuse et puissante, doublée par l'orchestre de quelques accents jazzy et de pulsions fortes comme celles du Boléro, j'adore. Ce serait une parfaite musique pour un passage de Mademoiselle Else, dont l'envie d'en faire une chorégraphie me titille depuis un moment déjà. Mais ceci est une autre histoire un autre fantasme.

Après l'entracte et l'éloge palpatinien de Lola (bientôt un lieu commun du concert), la soirée a repris et s'est finie par la Symphonie n°4 en fa mineur de Tchaïkovski (comment voulez-vous que je retienne des titres comme ça ?). Depuis le second balcon, nous avons une vue imprenable sur l'hémicycle de l'orchestre, les cordes qui descendent des contrebasses jusqu'aux violoncelles comme des petits cailloux éboulés de rochers, les cuivres qui sont souvent cachés pour le parterre, et le chef. Campé sur deux jambes imputrescibles, Kazuki Yamada engage un duel avec l'orchestre, feinte sur une mesure très marquée et donne le départ aux violons d'un coup de fleuret baguette, le tout sans s'escrimer, très noble. C'est finalement le public qui est soufflet soufflé et n'ose battre que ses mains.

04 octobre 2010

Et je serai joyeux et triste De tant me souvenir bientôt !...

 

Souvenirs concerts réchauffés

 

Passée directement d'un flottement post-vacances et pré-rentrée à un élan de motivation pour mon mémoire, mon blog ne se rappelle pas à moi avec la même urgence. Avant de les égarer dans un coin de ma mémoire oublieuse, je voudrais tout de même déposer ici quelques-unes des impressions des deux derniers concerts entendus à Pleyel. Ne commençons pas par le commencement, j'aime à garder le meilleur pour la fin – sans savoir s'il s'agit du principe argumentatif du crescendo ou d'un goût tout ce qu'il y a de plus gustatif (la dernière bouchée d'une salade composée doit réunir un petit morceau de chaque élément ou du moins de mes préférés pour que le plat se finisse sur une bonne note).

 

Mercredi dernier, si je savais à peu près à quoi m'attendre avec Beethoven, et que Miss Red m'avait dit le plus grand bien de Dvorak, Jörg Widmann était en revanche un parfait inconnu pour moi. Con brio, ouverture de concert, ouvre effectivement le concert, mais je suis loin d'être assez mélomane pour voir en quoi il peut s'agir d'un hommage à Beethoven. Cela dépote, plein de dégringolades de percussions (façon môme du dessus qui laisse tomber un sachet de billes), et de coups d'archets - surprises et rebondissements soudainement coupés pour partir dans une toute autre direction, après avoir sauté à saute-mouton par-dessus un bout de mélodie suivie. Je trouve ça très amusant. Le compositeur dit avoir fait « une pièce sur l'émancipation des timbales », et une fois dépassé le comique de la formulation qui m'évoque à la fois un « li-bé-rez Blan-qui, li-bé-rez Blan-qui » de cours d'histoire et le sketch de Gad Elmaleh sur la chèvre qui veut al-ler gam-ba-der et plus re-ster at-ta-chée, on trouve peut-être là l'explication des percussions très présentes, qui saturent moins la partition qu'elles ne sont décalées par rapport au reste de l'orchestre dont elles ne se bornent pas à souligner les envolées bourrines.

Les envolées lyriques ne tardent pas et sont servies comme il se doit par Martin Helmchen, sorte de Jaromil blond, tout fin et élégant qui me rappelle un garçon de la fac qui faisait son mémoire sur « le vers chez Vigny ». Tête penchée sur l'épaule et lèvres qui articulent des sons à vide, les pianistes ont parfois l'air un peu autistes, mais on ne saurait leur en vouloir. Le concerto pour piano en sol mineur d'Antonin Dvorak me plaît. En l'écoutant j'ai des bouffées de Dame aux camélias, mais en lisant le programme, l'effet secondaire s'avère sans danger, puisque « le piano semble improviser ses souples arabesques, dans un style qui rappelle parfois Chopin ».

Les cinquante minutes de la symphonie héroïque de Beethoven ont en revanche été trop pour moi. Alors que je croyais avoir maîtrisé ma concentration auditive, et que je pouvais encore ignorer les quelques embardées de rêveries dans la deuxième pièce, à la troisième, les exploits de l'orchestre sont restés bien loin des élucubrations qui défilaient sous mon crâne. C'est grandiose et ça souffle, ça gonfle (la voile, la voile, pas l'auditeur), et la vague enfle et... j'ai dérivé, un bon coup d'archet m'a éjectée de la tempête ; je me retrouve sur mon siège comme dans l’œil du cyclone. Éclair de lucidité avant le tonnerre d'applaudissement.

 

Mon attention n'avait pourtant pas faibli le jeudi précédent, soutenue par un plaisir assez vif. Non pas tant pour Im Sommerwind, « idylle pour grand orchestre », d'Anton Webern : quelque curieuses que soient au début quelques transitions en blanc, l'écoute est bien agréable, mais la pièce est si discrète qu'elle ne persiste pas dans ma mémoire et tombe dans l'oreille d'une amnésique.

La saison passée, à Garnier, j'avais déjà goûté Ernest Chausson, qui s'est de nouveau présenté à mon esprit avec la douceur et la simplicité d'un chausson aux pommes lorsque je l'ai découvert sur le programme. Le Poème de l'amour et de la mer, hormis les termes, n'a rien à voir avec la sonnet de Marbeuf, il s'agit de deux poèmes de Maurice Bouchor, que je ne me serais pas précipitée pour lire s'ils n'avaient été chantés par Susan Graham. Coiffure casquée laquée de lionne (mes hypokhâmarades comprendront s'il n'ont pas séché les cours de géo), bouche vibrante, et bras charnus, la mezzo-soprano porte une robe-toge en soie, turquoise et mauve, violette, bleue ou verte, je ne sais plus, mais d'eau j'en suis sûre, car c'est sur les différentes nuances de couleur que mon imagination a fait apparaître « l'île bleue et joyeuse ». « L'île sur l'eau silencieuse/ Comme un nénuphar flottera... », comme l'île des morts d'Arnold Böcklin, qui dériverait avec la majesté du Château des Pyrénées sur une mer de nymphéas. Il y a des roses, des cieux, des lilas et de chers petits pieds, mais Chausson éloigne le raffinement de l'ornementation et empêche la délicatesse de sombrer dans la mièvrerie. Il faut le temps que s'écoule la musique pour s'installer dans le poème, pour oublier les majuscules de « la Jeunesse et l'Amour » qui transfigurent la bien-aimée lorsqu'elle apparaît au poète « comme l'âme des choses », pour s'arrêter aux ruisseaux « qui mouillerez sa robe », et pour ressentir le vertige des oiseaux qui passent « l'aile ouverte/ Sur l'abîme presque joyeux » avant que les pensées ne roulent « comme des feuilles mortes », cortège dans le sillage dévasté de l'amour mort. Comme je lisais toujours un peu d'avance dans le programme, je me suis demandée comment serait dit « l'oubli » - sans insistance, presque de manière effacée, il aurait fallu s'en douter, mais :

« […] moi, tout mon sang se glaçait,
En voyant mon aimée étrangement sourire...
Comme des fronts de mort nos fronts avaient pâli,
Et, muet, me penchant vers elle, je pus lire
Ce mot fatal écrit dans ses grands yeux : l'oubli... »

« La Mort de l'amour » sans amour mort, sans aucune Ophélie noyée ; un souvenir qui a sombré et dont Chausson effleure la nostalgie à la surface des eaux.

Le mystère de Dutilleux n'a quant à lui rien d'élégiaque, il n'est pas du passé mais du présent. Le Mystère de l'instant approche « cette énigme physique et philosophique qu'est l'instant, état de temps unique, entre éternité et nullité ». Alors qu'il vaut mieux ne pas en perdre un seul dans la musique classique (celle qui semble si indéfinie et mouvante qu'on en parle au partitif, « de la musique », découpée à la minute comme le ruban l'est au mètre) sous peine de devoir courir après celui qui vient de passer pour ne pas perdre le fil, ils sont ici presque autonomes et s'apprécient... à chaque instant. Les temps successifs n'exigent jamais d'être transformés en durée pour être entendus et compris : c'est reposant pour l'attention qui, libérée de l'instant passé (quand bien même il aurait échappé) peut alors seconder la curiosité de l'instant à venir. J'adore. Aucun risque de se laisser emporter par un mouvement impétueux, la pensée n'est pas contrainte par un enchaînement imposé et revient sans cesse à ce qui la fascine d'autant plus volontiers qu'elle pourrait s'en éloigner à tout moment. Plaisir instantané.

La soirée a été magnifiquement complétée par la quatrième symphonie de Schumann que j'ai essentiellement suivie sur un violoncelliste aux cheveux hirsutes mais d'un gris très doux, aux mains amoureuses (un anneau vient le confirmer) et au visage presque impassible, parfaite toile pour projeter toutes ses imaginations sans qu'une mimique tragique (en lesquelles sa voisine de derrière était experte) ne fasse grimacer la musique – seulement illuminée de temps à autres par un sourire commun avec d'autres musiciens dans les moments où les archets s'emballent (et où j'imagine que la technique ardue devient assez jouissive).

Le lendemain matin, la discothèque de Palpatine s'est trouvée allégée d'un CD de Dutilleux.

19:58 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : concert, pleyel

29 septembre 2010

Et l'amour et la mort ont l'amor en partage

Dimanche dernier, lors de la matinée Roland Petit à Garnier, on s'est aimé à en mourir, d'ennui. Si je me laisse entraîner à quelques propos acerbes, il ne faudra pas en déduire que c'était mauvais, mais décevant – quoique, c'est peut-être pire : avec une princesse-citron givrée, on n'est pas surpris de finir avec un petit goût d'amertume, mais Roland Petit, c'est Notre-Dame de Paris, c'est Carmen, c'est l'Arlésienne, quoi ! Ce n'était pas mauvais, mais c'était plutôt petit que Petit (d'accord, là c'était bas). L'impression d'avoir été flouée par un chorégraphe que j'aime bien, mais dont je ne connais au fond pas grand-chose ; même chose que pour la soirée Béjart à Garnier, en somme.

 

On ne peut pas dire que le Rendez-vous ait été manqué, mais on ne peut pas dire non plus que cela ait été une réussite, et pas seulement parce que la Plus belle fille du monde a finit par trancher la gorge au Jeune homme qui le lui avait donné. La pièce est déséquilibrée : la première scène plante l'ambiance sans l'intrigue qui se déploiera à la troisième scène, après avoir occupée la deuxième.

On a déjà connu Jacques Prévert plus inspiré, même si les photographies de Brassaï agrandies pour former le décor de chaque scène rendent bien le même Paris d'après-guerre. Après avoir poussé la chansonnette et fait dansé un couple d'écoliers à pas serrés et cheveux nattés, le jeune homme, en vadrouille avec le bossu (titi parisien cabossé, Hugo Vigliotti aux singeries épatantes – à proprement parler : il semble singer des morceaux classiques), rencontre le Destin, mélancolique Pierrot noir qui n'a conservé de blanc que sa collerette surannée (l'usure de son pantalon pourrait peut-être finir par le blanchir). Benjamin Pech n'est plus l'homme, même jeune, de la situation ; lorsqu'il s'éloigne de la lame de barbier du Destin, les limites d'un cercle invisible l'empêchent de couper les liens qui en font sa marionnette, et le frère de la Prisonnière. On voit dans d'impressionnants mouvements saccadés-torturés que le jeune homme ne peut pas résister au vouloir quasi-magnétique de la présence noire qu'est Michaël Denard, presque effacé à force d'être hiératique.

On devrait avoir retenu la leçon depuis Œdipe, nul n'échappe à son destin : on ne s'en éloigne que pour mieux y tomber, et la grâce que le jeune homme a obtenue en plaidant un rendez-vous (des mains qui dessinent des courbes, pour mouvements de manche) avec la plus belle fille du monde (Eleonora Abbagnato, on ne peut pas lui donner tort) n'est en réalité qu'un sursis. Voilà le vrai rendez-vous : pour moi, il s'agit du retour de la danseuse après une année sabbatique ; pour le jeune homme, il n'y a pas de quoi se réjouir, il s'agit de la mort. Doublement mortelle, Eleonora Abbagnato est affreusement sexy avec sa mise en pli blonde des années trente et sa jupe légère au-dessus d'un simple justaucorps bleu qui transpire l'assurance et la séduction. Après un duo qui tiendrait plus du duel que du pas de deux, où la fille au superlatif attire le jeune homme de ses grandes jambes sur talons aiguilles, qu'elle développe et qu'il doit replier devant elle, elle fait basculer la petite mort dans la grande d'un coup de lame.

 

Alors qu'on était enfin mis en train à la fin de ce crescendo pianissimo par lequel le ballet sortait de l'anodin, voilà que le Loup n'y est pas. J'avais gardé un souvenir autrement satirique et joyeusement grinçant des fables animalières d'Anouilh. L'argument serait plutôt nouille : à peine marié à la Jeune fille en voile, le Jeune homme file avec une bohémienne qui, reprenant un tour de bonimenteur, s'arrange pour faire croire à la naïve (Emilie Cozette, qui débarque) que son tendre et cher (éphémère Yann Saïz) a été transformé en loup (Stéphane Bullion, avec les mains crochues d'un gamin crispé par toutes ses croches sur son piano). Chaque couple part de son côté, le premier dans les fourrés, le second dans la forêt – pas de deux en petite tenue rose ourlée façon toile d'araignée (mais nooon, le loup la lui a déchiré de façon stylisée). Quand la bohémienne a finit son affaire, elle va pour rendre son mari à l'ex-vierge effarouchée qui n'en veut plus : elle a vu le loup et y a pris goût. Tant et si bien qu'elle finit par se planter au bout de la fourchette des paysans qui ne l'entendent pas de cette oreille ; pas d'animalité si elle n'est pas officialisée en mairie. Je charge un peu le loup la mule, mais ajoutez à cela des décors et costumes criards type ballets russes dans ses moins heureuses trouvailles, une Emilie Cozette fade, et un Stéphane Bullion qui ressemble plus à un agneau (enfin, à un mouton, pas comestible), et vous vous trouverez heureux de vous sauver avec Sabrina Mallem en belle bohémienne, et la musique de Dutilleux.

 

Pas le meilleur de Roland Petit, soupiré-je à l'entracte. Palpatine soulagé reconnaît s'être ennuyé. Je comprends mieux à présent pourquoi dans son autobiographie, Karen Kain dénie à Roland Petit le statut de grand chorégraphe ; pour elle, c'est un magicien. Quand cela opère, le résultat est magique, sinon, on fait illusion, comme c'est la cas des deux premières pièces. Heureusement, le Jeune homme et la Mort appartient à la première catégorie. Le jeune homme est visité par une femme fatale qui le pousse au suicide ; l'argument est à la limite du thème, on reconnaît là le trait épuré de Cocteau. J'aurais eu tendance à dire que la danse tire toute son intensité de la passacaille de Bach, mais ce serait plutôt de la violence qui lui est faite, s'il est vrai que le ballet a été chorégraphié sans musique précise, sur des airs de jazz, avant de trouver le morceau qui fasse véritablement l'affaire. Musique et mouvements ne sont pas sans rapports, comme on aurait pu le craindre, mais ceux-ci ne collent pas non plus à celle-là, et c'est ce qui fait décoller la chorégraphie, célèbre pour les sauts du jeune homme.

Jérémie Bélingard y est bond, même si je ne suis pas fan de sa danse et que son interprétation fait pâle figue à côté de celle de Nicolas Leriche, que j'avais vu aux côtés d'Eleonora Abbagnato (ça, c'était une tuerie, jeune homme). Ceci dit, Alice Renavand fait une entrée fracassante, diablement sexy dans sa robe jaune frémissante sous les piétinés sur pointes en grand plié seconde. La perruque noire violente son visage tout mignon et la rend plus impitoyable encore d'avoir pu sembler douce un instant. Même si parfois sa cruauté flanche un peu du côté de la brutalité, Alice Renavand mène indubitablement la danse, et rehausse ainsi la prestation de Jérémie Bélingard, dont le côté suiveur est repris par le rôle. Juste, le regard exorbité de possédé lorsque la mort pointe du doigt la corde, c'était un peu too much (ou alors le troisième torturé dans l'âme était celui de trop – pourtant, contrairement aux deux autres qui me sont indifférents, j'aime bien Benjamin Pech) ; un chouilla moins, cela fait parfois tellement plus...

La mort s'esquive pour laisser le jeune homme se pendre, comme si mourir était un acte de volonté (déjà, dans le Rendez-vous, le Destin avait glissé la lame dans la poche du jeune homme). La descente de croix de poutre et l'ascension sur les toits de Paris dans des décors magnifiques font de la fin du ballet une apothéose (c'était presque la première fois qu'on construisait en dur pour le théâtre et il fallait au début près de trois quart d'heures pour monter le décor – heureusement que les entractes étaient mondains). Cette fois-ci, il n'y a que sur scène que l'on a regardé sa montre.

 

17 septembre 2010

L'airelle sur le gâteau

Hier soir, reprise du « marathon culturel » (© Melendili) : premier concert de la saison, à Pleyel. Pour la peine, j'ai étrenné ma robe d'anniversaire, lequel était bien en août ; il y a eu quelques rebondissements dans les retouches, trop large (c'est ça de ne pas avoir beaucoup de poitrine) puis trop serré (c'est ça d'avoir un dos relativement large), avant de découvrir que la partie à incriminer n'était ni ma poitrine ni mon dos, mais tout simplement la longueur de buste, déplaçant la taille de la robe aux hanches ; il a suffit du regard expert de la responsable du magasin et d'un centimètre de bretelle en plus pour qu'elle tombe divinement bien. Toute guillerette, j'ai décidé de mettre cette robe d'été nonobstant les nuages : après avoir couru à la danse et chez le kiné, j'étais plutôt réchauffé – le froid s'est chargé ce matin d'achever de me transformer en poulette.

Je vous entends râler contre mon caquetage, elle annonce un concert et parle chiffons. D'abord, que j'vous f'rais dire, c'est point une bonne idée de me chiffonner en en parlant de la sorte, et ensuite, j'y viens, au concert ; je ne ferais pas l'impasse, il m'a moult plu.

 

C'était le premier de la saison pour moi mais aussi pour le chef d'orchestre, qui a un umlaut dans son nom, comme Arvo Pärt, qu'il a d'ailleurs programmé, c'est dire si c'est de bon augure. Paavo Järvi, donc. Posture rigide et bras déliés, il me fait penser à un homme un peu guindé de la bonne société, qui serait néanmoins bon danseur (de valse, évidemment). Pas de gestuelle extravertie, ce n'est donc pas lui que je regarde. Et non, avant qu'un esprit malin ne le suggère, je ne reluque personne, moi (certes, c'est un peu facile, il n'y a pas d'équivalent masculin à Lolaaaaa). Je regrette un peu d'être si près que les cordes cachent tout le reste de l'orchestre (pratique pour attribuer chaque son au bon instrument – bah quoi, je ne suis pas douée mais je me soigne), du coup je laisse mon regard balloter au gré des archets : le premier violon a une expression sympathique, on dirait qu'il sourit sans bouger les lèvres (il est également très possible que mes lunettes ne soient plus assez fortes), et j'ai retrouvé le contrebassiste qui me faisait penser au poète de Spitzeg, mais maintenant, j'hésite avec Speedy Gonzales, rapport à l'embonpoint où vient s'inscrire une moustache peut-être mexicaine après tout. Heureusement, mon œil et mon oreille n'évoluent pas toujours en synesthésie : aucune maracas n'est venue troubler l'ostinato des contrebasses. J'adore ce gros instrument ; avec une pulsation régulière, on dirait presque des battements de cœur, un afflux sourd qui mettrait en mouvement le tronc et donnerait son intention à la danse que les bras et jambes exécuteraient sur les ornementations déliées des cordes.

 

Je suis repartie dans la danse, mais (pour une fois) ce n'est pas ma faute : La Péri de Paul Dukas est un « poème dansé pour orchestre ». La lecture de l'argument suffit à mettre l'imagination en branle. Un prince (toujours des princes – ne pourraient-ils pas se contenter d'être des héros ? - je suis sûre que Figaro serait d'accord avec moi, en plus) découvre dans le giron d'une Péri (une fée, pas une péripatéticienne) la fleur censée lui accorder l'immortalité et s'en empare ; lorsqu'elle se réveille, celle-ci se met à danser-supplier sensuellement jusqu'à ce que le prince lui rende sa fleur, grâce à laquelle elle peut retourner d'où elle vient. Immédiatement, la forêt d'archets devient une forêt de conte, mi-hantée (inquiétants ostinati des cordes – si c'est bien comme cela que l'on dit) mi-enchantée (pépiement des cuivres), où je ferais danser la fée et le prince pieds nus (je me suis peut-être laissée influencée par la mention des ballets russes dans le programme – qui n'ont en réalité pas dansé à cause d'une querelle d'artistes).

Sans rien imaginer de ce qu'Ivan Clustine a bien pu faire avec ce ballet, je me suis demandée comment on pourrait bien chorégraphier la fin, lorsque la Péri disparaît et que la musique s'évanouit . Je la verrais bien traîner sur le côté, lorsque la musique fait entendre qu'elle ne va plus nulle part, et glisser en coulisse au moment où elle cesse. Ou alors qu'elle finisse par se tourner de dos en quatrième pointée derrière, le regard au-dessus de son épaule droite. Ou alors réserver cette deuxième pose au prince qui, sans la fleur d'immortalité, va lui aussi disparaître dans un sens malheureusement plus métaphorique. Le programme le dit bien mieux sans délire chorégraphique : « Alors que le thème de la péri, saturé de lumière, se dissout dans l'éther, celui du prince, plombé par une longue descente chromatique des violons, est irrémédiablement gagné par les ténèbres. » (On plongerait le prince dans l'obscurité tandis qu'une poursuite faiblissante laisserait la trace de l'absence de la péri – bah, quoi, je peux bien me raconter des histoires, d'abord j'ai le droit, j'emploie le conditionnel – et chorégraphier au conditionnel, cela ne mange pas de pain.) « Le violon solo, enfin, plane au-dessus d'un décor déjà refermé, tel un écho lointain des charmes évanouis. » Pourquoi n'a-t-on pas en danse de pareils programmes, qui dégagent la cohérence de l’œuvre en accompagnant son développement ? Loin de toute pédanterie mélomane, les termes techniques sont si étroitement liés à la signification qu'on devine presque ceux-ci en comprenant celle-là.

 

Pour sûr, on ne dansera pas sur Kullervo de Sibelius, pas même dans la campagne finnoise en sabots, qui s'accorderaient de toutes façons assez mal au rythme épique de la chevauchée du héros éponyme. On ne fera néanmoins pas connaissance tout de suite, il y a d'abord tout une partie orchestrale que je trouve un brin déroutante, avec son patchwork de mélodies décousu de blancs. Selon les programmes, « les silences, de plus en plus prégnants, renforcent l'impression de délitement et d'énergie trop tôt consumée ». Pourquoi pas, je veux bien adopter l'interprétation. Il n'empêche que c'est le troisième mouvement qui me tire de ma léthargie mollement intriguée.

Là, cela devient dément.

Non pas que Kullervo me fasse rêver avec ses bas bleus et ses cheveux blonds, mais sa course (en théorie pour collecter l'impôt, ce dont on ne pipe mot ; en pratique pour courir la pucelle) est rendue haletante par le chœur, composé uniquement d'hommes (Estoniens – un argument de plus pour Mimi dont je ne serais pas surprise de croiser un pull jacquart au cours de la saison, vu la programmation). Je ne sais pas si les voix gravement viriles donnent chœur aux pulsions du jeune homme ou réveillent les miennes, mais c'est prenant. Au point que Kullvero, n'y tenant plus, prend la troisième pucelle qu'il rencontre. Le viol est passé sous silence mais non pas éludé, puisqu'il constitue l'abîme de toute l'histoire : le retour à un passage uniquement orchestral qui contient en germe le drame souligne que l'acte n'a rien d'anodin. Lorsque les voix reviennent, c'est d'abord sous la forme individualisée de Kullervo et de Sisar, l'ex-pucelle, qui s'avère être... sa soeur. Autant le viol ne semblait pas outre mesure source de tourment, autant l'inceste est immédiatement condamné comme l'horreur absolue d'un crime contre nature : la sœur est désespérée de n'avoir pu

« devenir un savoureux fruit des champs,
Comme une airelle aux lèvres rouges, [c'est très nordique, comme comparaison]
Sans avoir vécu l'horreur,
Sans être souillée par l'outrage ! » ;

et après un assez long cheminement orchestral (pas d'emportement terrible, c'est plutôt mitigé et d'autant plus insoutenable) au terme duquel le frère revient sur le lieu de son crime (l'assassin y revient toujours, paraît-il – ah oui, la jeune fille s'est suicidée entre-temps), c'est la nature qui l'accuse : plus de fleurs et de gazon où s'ébattre,

« L'herbe reste blottie en terre,
La fleur des prés ne s'épanouit plus,

Sur le lieu du forfait funeste,
Rien ne pousse à l'endroit
Où le fils a outragé sa sœur
Et souillé le fruit de sa mère. »

En passant par la mère (rapide remake d'Œdipe), la formule insiste davantage sur l'inceste (que sur le viol) et rappelle que le crime est contre les lois de la société comme de la nature. Il semblerait d'ailleurs que ce soit cette dernière qui se venge lors du suicide de Kullervo, puisqu'il a fiché dans le sol l'épée sur laquelle il s'empale :

« Le jeune garçon aux bas bleus,
Planta la garde dans le champ,
Enfonça le pommeau dans la lande,

Tournant la pointe vers sa gorge,
Il se jeta sur la pointe. »

 

Orchestre, chœur, voix solistes... la pièce se clôt dans le sens inverse : les voix sont peu à peu noyées sous la puissance de l'orchestre et la conclusion du chœur puis l'orchestre se renferment sur la tragédie. C'était terrible. Surtout à cause de ou grâce au (tout dépend du sens donné à « terrible ») le choeur d'hommes, qui prend en charge la narration comme dans les tragédies antiques. Plus ça va, plus j'en viens à cette évidence enfantine : j'adore qu'on me raconte des histoires.

(Je ne suis pas la seule à avoir aimé : Palpatine est sorti comme un voleur pour aller acheter le CD)