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20 avril 2010

Les chaussons rouges

 

 

Miss Red, fan des shoes de la même couleur, m'avait gardé une invitation de Télérama pour assister à la reprise du film de Michael Powell et Emeric Pressburger. Pas de chance, cela n'était écrit nulle part, il fallait retirer les places dans les deux jours, même pour des séances ultérieures. Qu'importe, je ne regrette pas qu'on ait aiguisé ma curiosité. Les Chaussons rouges ont fait date, tout le monde vous le dira - au risque de ne dire que ça ; c'est qu'il fait aussi daté...

 

… le public

Palpatine et moi faisons brutalement chuter la moyenne d'âge de la salle, assez élevée pour que la plupart vienne revoir et non découvrir le film. Le petit vieux de devant, assis au premier rang comme un enfant sage, qui a ri seul (avant de faire rire la salle) à une pseudo-tentative d'aphorisme, et dont les reflets de la montre indiquait qu'il dirigeait l'orchestre à la fin du film, a raconté à Palpatine avoir assisté à sa sortie alors qu'il avait quinze ans – je parie qu'il était amoureux de l'héroïne.

 

… l'ambiance

L'esthétique est kitsch comme peut l'être Autant en emporte le vent – à ceci près que la musique passe beaucoup mieux d'être intégrée à l'histoire et non motivée par un effet dramatique (dans tous les sens du terme). Le maître de ballet est plus vrai que nature, ou plus slave que russe ; la chevelure rousse de Victoria Page, jeune danseuse embauchée par le directeur des ballets Lermontov, n'est visiblement pas divisible en cheveux ; sa bouche est aussi rouge que le titre du ballet créé pour elle, et ce, même au réveil ; quant à Julian Craster, le jeune compositeur engagé comme répétiteur en même temps qu'elle, il l'aime « d'un amour vrai ».

Mais le conte est bon (tiens, tiens, vous revoilà, miss Red) : adapté d'Anderson, le ballet chorégraphié spécialement pour le film autorise celui-ci à quelques accès d'onirisme, d'autant moins indigestes qu'ils sont contrebalancés par d'autres séquences plus terre-à-terre. Par exemple, lorsque Victoria accepte l'invitation de Lermontov à 8h, elle s' y rend parée d'une robe de princesse turquoise, avec cape en satin à crever de chaud sous le soleil méditerranéen et mini-couronne au-delà du ridicule assorties. Heureusement, lorsque la réincarnation de Peau d'âne (si vous ne devez cliquez que sur un lien, c'est sur celui-là) se rend compte qu'il ne s'agit pas d'un dîner mais d'une petite réunion de travail pour lui annoncer qu'on l'a choisie comme soliste, elle a assez d'esprit pour justifier l'incongruité de sa tenue en prétextant qu'elle allait justement sortir au moment où elle avait reçu le message.

Le conte déborde le ballet, comme on pouvait s'y attendre de la part d'un film qui en reprend le titre. Les chaussons rouges que l'héroïne chausse (et qui lui enlacent le pied d'eux-mêmes, avec la célérité de spaghettis ensorcelés) la conduisent à la mort, la condamnant à danser jusqu'à épuisement. Jusqu'au-boutiste, Lermontov l'est aussi, qui exige un dévouement absolu à l'art, si bien que, sommée de choisir entre son amour pour Craster et sa carrière de danseuse, Victoria se laisse entraîner par son rôle, qu'elle meure d'envie d'interpréter, et se jette sous un train (celui que devait prendre Craster, et qui s'était déjà manifesté par un panache de fumée lors de leur première entrevue au bord d'un balcon en pierre, avec une plante en carton-pâte sur le côté – le romantisme outrancier de la situation n'a fait qu'en renforcer le total manque de subtilité – Palpatine et moi de rire comme des baleines). Oui, non, merde. En se supprimant, elle supprime le dilemme, c'est plutôt radical comme solution. Et terriblement poétique rapport à la clôture de la mise en abyme. (J'hésite à vous faire un petit coup de *Kundera power*, d'autant qu'il s'agit de l'analyse d'Anna Karénine qui elle aussi va bon train). Elle ne choisit pas l'art contre la vie, ni la vie contre l'art, mais la vie telle que l'ordonne l'art, même quand le destin qu'il orchestre mène à la mort. Ce retour au conte nous sauve in extremis de l'absurdité de ce suicide. Elle mourut heureuse et n'eut aucun enfant.

 

… la société

Le dilemme final, Craster ou Lermontov, vivre ou créer, n'est peut-être pas toute la question. Certes, on retrouve la même déception que dans the Picture of Dorian Gray, lorsqu'après une nuit d'amour avec Sybil Vane, Dorian découvre que l'actrice a perdu tout son talent avec sa virginité : la jeune fille est désormais incapable de feindre une émotion qu'elle ressent, elle ne peut plus s'identifier à ce qu'elle est de façon inconsciente, devenir ce qu'elle est devenue.

Ce n'est pourtant pas vraiment le souci dans les Chaussons rouges : Lermontov trouve Victoria mauvaise parce qu'elle a la tête ailleurs, et son égale dépréciation de la nouvelle partition de Craster, que tous, y compris le maître de ballet avare de compliment, trouvent formidable, autorise quelques doutes quant à la justesse de son jugement. Il n'y avait rien d'artistique dans la décision par laquelle il avait renvoyé la précédente étoile, Irina Boronskaja, à l'instant même où, interrompant une répétition de Giselle (ou comment chantonner ensuite sur le quai du RER), elle avait annoncé son mariage. Il conçoit la danse comme une religion (après tout, il y a déjà eu des précédents : Claire-Marie Osta a hésité entre les ordres et l'Opéra, tandis que Mireille Nègre a cumulé). Il est malheureusement plus catholique que protestant, et son culte du corps rejette la chair.

On pourrait cependant se demander si c'est vraiment l'amour (physique ou non) qui le contrarie à ce point, ou plutôt la forme que prend le couple à cette époque-là. Sitôt mariée, la femme perd sa polysémie pour n'être plus qu'épouse, c'est-à-dire femme au foyer. Il est alors effectivement difficile de concilier la promenade quotidienne du caniche, avec apprêt excessif et chapeau à la madame de Fontaney, et l'entraînement intensif de la danseuse. Lermontov précipite la chose en renvoyant Craster dont l'orgueil mâle entraîne Victoria dans sa disgrâce : évidemment, il lui faut sacrifier sa carrière, elle qui n'aurait jamais exigé pareille chose de son compositeur de mari. L'artiste veut des chemises aussi blanches que son papier à partition, on dirait. Et cela n'aide pas Lermontov a comprendre qu'aimer et danser s'entretiennent chez un être passionné et peuvent être l'un comme l'autre synonyme de vivre. Le premier dialogue entre Victoria et Lermontov où vivre et danser étaient posés en synonyme ("Lermontov: Why do you want to dance? - Vicky: Why do you want to live?
Lermontov: Well, I don't know exactly why, but... I must. - Vicky: That's my answer too.") s'est dégradé en se répétant :

Lermontov: When we first met ... you asked me a question to which I gave a stupid answer, you asked me whether I wanted to live and I said "Yes". Actually, Miss Page, I want more, much more. I want to create, to make something big out of something little – to make a great dancer out of you. But first, I must ask you the same question, what do you want from life? To live?

Vicky: To dance.

Vie et art sont à présent dissociés. Exit le cygne, bonjour la poule pondeuse.

 

la danse

Quoique... Irina Boronskaja évoque moins le cygne élégamment désespéré que le volatile effarouché. Elle bat des ailes avec une telle conviction, qu'il faudrait lui rappeler que la cygne flotte et ne risque pas de se noyer. Irina Boronskaja n'est pourtant pas interprétée par n'importe qui : c'est Ludmilla Tcherina, étoile des Ballets de Monte-Carle, tout de même ! Ce qui me confirme l'intuition que j'avais eue après le visionnage d'une vidéo d'archive de la Pavlova : je suis née un siècle trop tard. J'aurais été prima ballerina absoluta. Au moins. On déboule les genoux pas tendus, les cinquièmes suffisent à nous décourager d'imaginer à quoi peuvent bien ressembler des troisièmes, les pieds sont tendus quand on n'y pense, c'est-à-dire à peu près jamais. Le pire reste tout de même les ports de bras. L'expression dramatique confine au burlesque à force d'exagération. Tout est dans l'excès, y compris le formidable maquillage qui prolonge les traits jusqu'aux tempes et dont l'aplat d'ombre à paupière rouge suffirait à expliquer pourquoi j'ai eu tant de mal à en trouver.

Les corps sont appétissants pour l'amateur ou grassouillets pour le balletomane : on pardonne aux danseurs d'avoir des cuisses si développées lorsqu'il fleur faut soulever ces gracieuses et lourdaudes Willis. Peut-être n'aurais-je pas été appréciée en Myrtha, finalement, étant dépourvue de la générosité de ces demoiselles. Les rondeurs d'une danseuse sont belles tant qu'elles n'entravent pas le mouvement : elles font paraître Tcherina pautaute, tandis qu'elles donnent (des) forme(s) à la danse de Moira Shearer, la danseuse qui joue Victoria Page. La technique approximative de l'époque s'oublie durant le ballet proprement dit, que les réalisateurs ont eu l'intelligence de mettre en scène et non de capter à plat, enregistrement passif de ce qui se passe sur scène.


 

Avec les décors et les costumes, la gestuelle plus retenue (moins débordante serait peut-être plus juste) de Moira Shearer, le cordonnier bondissant et ensorceleur de Leonide Massine, on apprécie pleinement un spectacle qui pourtant ne correspond plus à nos critères techniques ou esthétiques. La vitesse d'exécution, corrélat de l'aspect brouillon de la danse, ne laisse pas le temps de s'appesantir sur celui-ci. Cela n'arrête pas de tourner – étourdissant. Noureev et son adage "un pas sur une note" trouvent là une tradition dans laquelle s'inscrire.Je me figure mieux à présent ce que pouvaient donner les tempi des ballets des siècles passés, deux à trois fois plus rapides qu'ils ne sont joués aujourd'hui, selon Pierre Lacotte (à propos de la Fille du Pharaon, il me semble me souvenir).  Il faut voir à la barre la vitesse de leurs ronds de jambe – et ce n'est pas de la mayonnaise.

Pour ceux qui ne comprennent pas mon ébahissements, prenez pour analogie les effets spéciaux lors du ballet : par exemple, les fondus-enchaînés qui superposent des oiseaux ou des fleurs aux danseuses en porté (il faut bien cela pour leur conférer une certaine légèreté) vous paraîtront vieillots. Je ne me moque que pour le plaisir : on voulait des artistes (et des tragédiens qui sachent jouer la comédie), non des athlètes ; le spectaculaire ne passait pas nécessairement par la technique (pas aussi développée – moindres connaissances anatomiques ? Pas encore l'époque de la course effrénée citius, altius, fortius ? Pointes moins performantes ? - on découvre le coup de pied de Moira Shearer seulement lorsqu'on lui ôte ses chaussons rouges...). Bref, avoir apprécié la danse ne m'a pas empêchée ensuite de faire l'hippopotame en tutu sur le quai du RER – plus Fantasia que fantaisie si l'on considère le montage de l'énorme vague qui remplace l'orchestre et laisse en place le chef, réincarnation de Mickey apprenti sorcier (une âme plus poétique y voit une vague d'applaudissements).

 

 

En dépit de tous mes sarcasmes, je n'ai pas vu les 2h15 de film passer. Certains éléments prêtent à sourire, mais, en dépit de ce que suggèrent les critiques, obnubilés par le tour de force technique que constitue la restauration de l'œuvre, dont, en tant que telle, ils se débarrassent en lançant le gros mot de « chef-d'oeuvre », le film reste bien autre chose qu'une pièce de musée, grâce à sa composition d'ensemble : ce n'est pas en effet la carrière d'une belle jeune fille, que l'on suit, ni son idylle avec un autre artiste talentueux, mais, comme le suggère l'ouverture du film, qui coïncide avec celle des portes du théâtre, c'est l'histoire d'une troupe qu'on nous raconte. Le bazar du plateau durant les répétitions, l'agitation panique avant la première, les coulisses.. Et des personnages un peu plus nuancés qu'il ne paraît : Victoria n'est pas qu'une cruche amoureuse, tout comme Lermontov n'est pas un tyran de l'Art et fait preuve d'une réelle sensibilité envers sa danseuse, qu'il a l'élégance de ne jamais séduire. Un peu kitsch, oui, mais pas forcément mièvre (celui qui a toujours raison dégote carrément un parallèle avec Lynch, c'est dire si ce n'est pas violent...), même lorsque Craster et Victoria se tiennent immobiles et enlacés, allongés dans une calèche...


 

02 avril 2010

Sidérant Siddharta

(samedi 27 mars)

La dernière création d'Angelin Preljocaj est inégale. Sidérante, à n'en pas douter, mais sans qu'on puisse décider si cela laisse sans voix (auquel cas servez-vous de vos mains pour applaudir), ou sans voie. Ce qui est un peu gênant pour retracer le parcours initiatique de Siddharta avant qu'il ne devienne Bouddha. Les tableaux se succèdent sans vraiment s'enchaîner. Certes, on peut distinguer différentes épreuves comme la confrontation à la mort, la souffrance, le pouvoir ou les plaisirs de la chair, mais c'est un peu comme dans un jeu vidéo lorsque vous montez d'un niveau, l'univers est tout autre. Siddharta a aussi les qualités de ses défauts : les séquences s'apprécient en elles-mêmes, on ne passe pas son temps à chercher le bout du fil directeur dans la pelote de l'intrigue. Le chorégraphe l'expose dans le programme : « Le livret est pour moi un « pré-texte », car mon texte, c'est la danse, le corps le mouvement, l'espace. » Je préfèrerais que Preljocaj ne s'excuse pas de créer. « Idéalement, une chorégraphie devrait se suffire à elle-même. Je rêve d'arriver à cela, à créer des œuvres qui conduisent directement à l'émotion, dans la rigueur et leur écriture propres ». Il en est très proche, avec ce ballet plus thématique que narratif. Ses gestes conduisent l'intention d'eux-mêmes, il faudrait seulement se débarrasser des scories du cadre narratif qui en réduit la portée en les ordonnant tous dans une seule et même direction, un peu trop directive pour ne pas perdre un peu le sens (foisonnant et nuancé, on le sent pourtant).

Je le voudrai plus audacieux, ce que son talent lui permet, plus radical. Non que je sois dans l'absolu partisane des pièces sans argument. Dans Blanche-neige, c'était clair comme le nom de l'héroïne : narratif. Et très réussi. Siddharta erre entre narration et abstraction, on est toujours tiraillé entre l'un et l'autre. La scénographie de Claude Lévêque n'aide pas. Je trouve excellent de ne pas avoir planté un décor pittoresque qui aurait situé une histoire anecdotique sans évoquer sa dimension spirituelle, humaine. Néanmoins la symbolique employée m'a parue souvent lourde et peu claire : si l'énorme boule (« entre boule de destruction et encensoir », s'encense le responsable de la trouvaille) qui survole les premiers tableaux sidère, c'est uniquement comme l'influence néfaste que peuvent provoquer les astres ; quant au châssis de camion sur lequel batifole le héros, même si Preljocaj y voit « le principe de réalité, ces obstacles concrets qui jalonnent l'existence », ce me semble surtout un moyen pour le scénographe de rouler des mécaniques (je n'ai pensé qu'au prix que devait coûter un tel truc aussi immense que tristement inutile lorsque je l'ai vu descendre des tringles). Ce n'est pas foncièrement laid (la maison illuminée qui tourne au-dessus des personnages, produit même un bel effet sur le sol), simplement inutilement encombrant (maison symbole de prospérité ? C'est l'Inde spirituelle, là, pas Bollywood qui court après le rêve américain), ajouté, autre.

Le programme insiste particulièrement sur la collaboration entre librettiste, chorégraphe, compositeur et scénographe, et fait prendre conscience de la difficulté de faire coïncider différents univers mentaux pour qu'ils n'en produisent plus qu'un sur scène, sans que l'un soit assujettit à l'autre. Preljocaj souligne qu'il n'était « pas dans une relation Petipa-Tchaïkovski » avec Bruno Mantovani. Cela fonctionne car en chorégraphiant après la composition de la musique, il l'a repensée par les gestes qui en sont nés (la guitare pour les entrées de Siddharta, c'est délire). Le décor en revanche semble avoir été plaqué après coup. Il ne s'agit pas de soumettre un art à un autre mais de les ordonner. J'ai assisté il y a quelques années au Lac des cygnes de Noureev ; en revanche, rien à faire, un musicien vous parlera toujours du « Lac des cygnes de Tchaïkovski ». C'est tout le problème de savoir qui est l'auteur d'un ballet, création collective pourtant signée d'un nom unique.

 

Mais ne bouddhons pas notre plaisir (désolée, Palpatine, il fallait déclarer le copyright avant que je ne le dise, quand bien même tu y as peut-être pensé avant – Edison s'était déjà fait couillonner par Bell), la danse est belle. Invitation à la contemplation :

 

Tableau IDepuis l'aube des temps, l'humanité est confrontée aux forces de Marâ, dieu de la mort, de l'illusion et de la tentation

 

Au commencement fut le chaos. Des bonshommes noirs pourvus de casques de motos s'agitent en tous sens, c'est du bordel organisé dont on a peine à suivre le fourmillement depuis le septième ciel étage de Bastille. Ils se défient, s'affrontent, se débattent peut-être. On dirait des billes de flipper affolées.

 

Tableau IISiddharta retrouve sa femme Yasodhara

 

Et Nicolas Leriche a bien raison de retrouver Alice Renavand, très belle dans ce rôle de femme. Robe qui, rouge soyeuse, se démarque encore de la nuisette. Autour d'eux, un peu comme dans les bois du Parc, mais avec plus de tendresse que de légèreté, des couples sur des lits-lingots. Amours ou pouvoir, les richesses de la vie ont toutes la douce teinte de l'or. On le soupçonnait déjà avec le Funambule, et cela se confirme, Preljocaj a un faible pour les paillettes dorées ; s'il s'est contenu dans le spectacle, il n'a pas résisté à en badigeonner la figure de Nicolas Leriche pour la mise en scène des photographies.

 

Tableau IIIUne fête à la cour, Siddharta ne se sent pas à sa place

 

(La phrase du livret me fait penser je ne sais pourquoi à Siegfried et son arbalète). Wilfried Romoli est grand en Roi, père de Siddharta. Il occupe assez peu la scène d'un point de vue temporel, en revanche, question espace... il s'impose, investi de majesté. La chrysalide de fer et d'or dont il se sépare comme d'une coquille ou d'une mue est une idée somptueuse, très fine : on voit la gêne de Siddharta à entrer dans ce qui serait autour de lui un carcan.

 

Tableau IVÉpidémie dans un village

 

Exemple le plus flagrant du caractère décousu de cette pièce. Et pourtant, je ne voudrais absolument pas qu'elle soit ôtée, tant elle est fascinante. Les motards piétons reviennent en scène, en traînant par une jambe (euh...), une jambe en écart et un bras (ouille), les bras (je ne sais pas ce que je préfère, finalement) des corps féminins en académiques blancs. Ils les manipulent en tous sens, les plient, les courbent, les soulèvent, se les passent sur le corps. Cela me rappelle immédiatement le pas de deux de Blanche-neige comateuse, où la danseuse, les yeux fermés (ce qui exige une sacrée confiance en son partenaire), parvient à donner l'impression qu'elle est inconsciente, dénuée de toute volonté, un corps seulement, que le prince violente (viole) jusqu'à l'éveiller. Par cette analogie, les fantômes (cadavres) blancs manipulés par les motards sont hantés d'un passé aux échos érotiques, et à la pureté de Blanche-neige vient se mêler quelques relents (élans?) morbides. De nouveau – Eros et Tanathos s'accouplent dans le corps.

 

Tableau VLa figure de l'Éveil apparaît

 

Et la lumière fut. Ou Aurélie Dupont, c'est tout un. Elle est comme à son habitude, surprenante. Immatérielle sans airs éthérés, elle est le corps désincarné. Le costume est sublime aussi, des voiles transparents qui croisent la tunique antique avec les gazes des bras de la Bayadère, suspendent ses mouvements, et préparent à une surprenante sensualité, celle que Eric Reinhardt attribue ensuite à Siddharta, « plénitude sensorielle. Il a compris que c'est de cette manière, en observant avec la plus grande acuité ce qui se passe autour de lui, qu'il parviendra à la Libération. »

 

Tableau VISiddharta annonce à Yasodhara qu'il quitte le royaume pour trouver la voie de l'illumination

 

Un choix dont l'option contraire n'aurait forcément été mauvais, mais qui nous offre une magnifique étreinte d'adieu entre Nicolas Leriche et Alice Renavand.

 

 

Tableau VIISiddharta s'enfuit dans la forêt avec son cousin Ananda

 

Comme Siegfried, une fois encore. Sauf qu'il ne rencontre aucun cygne, à moins de penser à la version de Matthew Bourne. Cygnes mâles dans cette relecture, amours homosexuelles dans Proust ou les intermittences du cœur, pas de deux abstrait de Malliphant, fraternité écorchée des Epousées... le duo masculin confère décidément de la force aux propos des chorégraphes qui s'y risquent (et ce n'est pas uniquement question d'hormones, hein, même si ma mère regardait un des danseurs comme s'il s'était agi d'un pain au chocolat et que je n'aurais pas non plus refusé d'en faire mon quatre heure). Stéphane Bullion ne se défend pas si mal aux côtés de l'incomparable Nicolas Leriche, indépassable même quand il l'est physiquement (plus que techniquement). J'adore quand ils tombent échangent leurs chemises, et qu'entremêlées, elles les lient l'un à l'autre, les bras comme les deux côtés d'un chromosome (oui, j'ai été marquée par Wayne MacGregor).

 

 

Tableau VIIILa figure de l'Éveil ne se laisse pas approcher

 

Après être sorties de nulle part (derrière une bande de rideau noir au centre de la scène, comme au début de Blanche-neige) et être descendues en cercle, les messagères de l'Éveil rendent alors hommage à celle-ci et non plus aux ombres de la Bayadère. Il y a du Giselle dans la façon dont le corps de ballet féminin entoure cette douce Myrtha, et l'évocation du ballet romantique se poursuit avec en fili(gran)n(e), la sylphide qui jamais ne se laisse saisir. Mais ne laisse pas d'être saisissante. La perspective que j'ai de la scène l'aplatit et lui donne comme fond le sol, si bien que l'envolée de l'Eveil est proprement bouleversante. En ciel et terre. D'ailleurs, la myriade des messagères incrustées dans le sol, tout comme les cadavres blancs du début, finit par former une constellation.

 

 

Tableau IXSiddharta et Ananda ont pris place dans la communauté d'ermites

 

Les ermites ont davantage l'air de guerriers que de prêtres, avec leurs lances, mais qu'importe, un esprit saint dans un corps sain. (Là encore, cela vaudrait le coup de revoir le ballet depuis le parterre, les silhouettes se dégageraient mieux sur le cyclo lumineux que sur le sol d'une scène fort sombre).

 

Tableau XSujata joue un air de flûte douloureux

 

La tentation ne s'annonce pas à coups de trompette, flûte alors. Muriel Zusperreguy mène avec subtilité Christelle Granier et Séverine Westermann, les deux tentatrices, dont les parties rose pâle et noir grillagé des justaucorps bicolores sont inversés. J'aime cette épure, des tenues qui ne sont pas de costumes et ne prédisposent pas ces femmes aux plaisirs de la chair, dont on se fiche dès lors de savoir d'où elles sortent. Elles sont juste là, prêtes à aimer.

 

Tableau XIQuelques ermites suivent Siddharta dans sa quête

 

Qui ne suivrait pas un personnage de Leriche ? (question rhétorique, je ne visualise pas ce tableau de façon distincte du neuvième).

 

Tableau XIISiddharta et Ananda cèdent à la tentation

 

Le châssis de camion tombe du ciel et reste suspendu à quelque distance du sol, se balançant doucement comme un pneu au bout d'une corde - sur le coup, j'ai vaguement pensé à la thématique du voyage, les motards puis le camion pouvaient déboucher sur l'idée de route, de chemin initiatique, tout ça... Quand Siddharta et Ananda ont grimpé dessus pour rejoindre deux plateformes de catamaran, j'ai arrêté les interprétations vaseuses. Les deux tentatrices les ont rejoints, qu'ils ont hissées jusqu'à eux, bien inspirés par le va-et-vient lourd et lent du châssis. Le livret indique « Moment d'oubli et de consolation. C'est à la fois excessif et passionne, tendre, sensuel, respectueux. » De fait, la scène d'amour est explicite sans jamais être vulgaire, on ne voit que l'intensité du désir, et nulle trace de lubricité lorsque, se tenant aux câbles, les hommes y plaquent les deux femmes. En effet, bis repetita placent : les deux couples s'étreignent au même rythme. Comme les quatre n'entraient pas simultanément dans le champ de mes jumelles, j'ai été contrainte (comment ça, je ne suis pas crédible ?) de me focaliser sur le couple de Nicolas Leriche.

Le dédoublement est pourtant une intuition géniale, qui fait à lui seul basculer l'amour physique dans les plaisirs de la chair tentatrice. Rien, en effet, ne permet de distinguer l'un de l'autre sur scène, les gestes sont identiques et dans tout accouplement se trouve bien un couple. Double, en revanche, son intimité s'expose et son unicité disparaît ; derrière la synchronisation transparaît alors la mécanique de gestes qui ne sont plus adressés, même s'ils continuent malgré leurs exécutants à signifier – d'où que la tendresse n'est pas absente des ces étreintes poignantes. Loin d'être stigmatisé comme vice, le désir s'y devine comme manque ; même emplis de volupté, Siddharta et Ananda restent au bord du vide, pris de vertige. Ils se sont accrochés aux câbles comme jetés contre les barreaux d'une prison, et cette violence détourne davantage les deux femmes qu'elles n'ont détourné les deux hommes de la voie. Qui n'est pas droite, d'ailleurs, mais bien sinueuse, qui en passe par tous les plaisirs non pas pour les réprouver mais pour les éprouver insuffisants (l'or terrestre n'est pas un éclat trompeur, il a sa beauté) ; et toutes les souffrances, pour découvrir qu'elles ne purifient ni ne rachètent rien. Tentatrices, les deux femmes le sont surtout en ce qu'elles tentent de combler le vide qui aspire (à ce que) Siddharta et Ananda (poursuivent) vers un ailleurs (inspiré).

 

Tableau XIIISiddharta et Ananda s'infligent de douloureuses mortifications

 

De même que lorsqu'on a été ébloui, on ne distingue plus rien dans la pénombre, de même (mais de façon métaphorique, parce que la scène est sombre) la fascination du tableau précèdent a précipité la mémoire de celui-ci dans l'oubli.

 

Tableau XIVLe moment de l'illumination est venu

 

Et de passer pour un illuminé en s'extasiant de la rencontre finale entre Nicolas Leriche et Aurélie Dupont, Siddharta et l'Eveil. Acmée, comme dans le Parc dont les mouvements de chat qui se frotte aux bras de l'autre sont déroulés sur toute leur longueur, la tête d'un bras à l'autre comme le ballon d'un gymnaste (ça casse un peu l'ambiance, mais un geste qui n'est pas un pas n'a aucun nom pour être désigné et imaginé).

 

Tableau XVLes villageois célèbrent Siddharta qui ne fait plus qu'un avec la figure de l'Éveil

 

Ronde endiablée (enangée ?) des villageois qui n'encerclent pas Siddharta comme les motards l'avaient tenté avant d'être repoussés par les messagères, mais font cercle autour de lui, comme les enfants spectateurs à qui l'on conte une histoire : la sagesse retourne à l'enfance. Le Roi, dernière résistance, danse et finit lui aussi par s'assoir – en tailleurs et non à genoux, les disciples ne sont pas des sujets. Siddharta se fige dans la sagesse, Bouddha est là, achève le mouvement auquel ne convient guère l'éternité.

 

En imag(inair)e, c'est chez Anne.

13 mars 2010

Once in a Blue Lady

 

Pour un article court très bien écrit, exempt de mes élucubrations récurrentes (même si j'espère vaguement que c'est plus ou moins pour cela que vous me lisez ou pas), jetez un œil à la troisième page du dossier de presse.

 

 

De Carolyn Carlson, je ne connaissais qu’un solo extrait de Signes, dansé cette année au concours de l’opéra de Paris par Caroline Bance, et cette photo,

 

 

devant laquelle nous nous sommes souvent désarticulées au conservatoire, sans qu’aucune ne parvienne à mettre son bras à la parallèle de sa jambe. C’est donc avec curiosité et sans a priori que j’ai découvert Lady Blue hier soir à Chaillot, un solo que la danseuse a transmis, ce qu’elle fait once in a blue moon. Transmis à Tero Saarinen, un homme.

En soi, la transposition n’est pas une révolution, c’est aussi le cas pour le soliste du Boléro de Béjart, par exemple, qui prend une signification différente selon qu’il est dansé par une femme séductrice ou un homme sensuel. Curieux néanmoins pour une pièce chorégraphiée au moment de sa maturité de femme. Mais plus curieux encore, les costumes féminins ne sont pas dérangeants. On oublie une ligne de paillettes sur une jupe noire, le décolleté des robes qui amplifient le mouvement comme le chapeau qui accompagne la robe bleue – un canotier unisexe, qui plus est, sous lequel Tero Saarinen sculpte une galerie de figures expressives lors d’une séance de poses devant un immense store vénitien aux lamelles closes et éclairées.

 

 

Angoisse sénile, désinvolture enfantine, coquetterie masculine ou vieillesse recroquevillée, rien d’humain ne lui est étranger. Tout est d’une fascinante étrangeté, pourtant. Notre interprète n’imite pas Carolyn Carlson, il ne se travesti pas, sinon comme une sorte de Geisha, aux petits pas invisibles – silhouette noire que sa pose pourvoit d’un chapeau chinois à partir d’un couvre-chef tout ce qu’il y a de plus occidental.

 

 

 

Cet univers poétique à part semble pourtant prendre part à toutes les cultures, traversé par quantité d’évocations variés, quoi qu’il ne s’agisse probablement jamais de référence : piétinement invisibles des courtisanes japonaises, comme je le disais, qui font de la silhouette un fantôme, négatif noir de Myrtha (oui, j’ai réussi à avoir une pensée pour Giselle en plein milieu d’une chorégraphie de Carolyn Carlson) ; avancées espagnolisantes, pas vraiment flamenco ; passages très faunesques (je me demande si c’est la transposition femme/homme qui les fait percevoir) ; mouvement de balancier des bras (les mains remontant vers les épaules, puis les coudes s’abaissant avec un petit à-coup lorsqu’elles sont à leur niveau, et détente vers le bas) - je me demandais dans quoi j’avais vu ça quand, eurêka ! dans Amoveo, bien sûr !

 

Ce patchwork que créé la description verbale n’existe pourtant pas dans la danse ; tout est d’un seul tenant, particulier, personnel. Au point qu’il a été difficile à Tero Saarinen de s’approprier ce « riche échantillon de mouvements qui lui sont naturels » - son style, en somme, sa manière d’être dans la danse. « Carolyn Carlson ne voulait pas du tout que je l’imite » ; comment être soi dans la danse à la manière d’un autre ? Le changement de sexe n’est alors que la partie immergée de l’iceberg : comment définir le mouvement ? qu’est-ce qui fait partie de l’interprète, que celui-ci devra abandonner en tant que chorégraphe ? transmet-il un mouvement visuel, une intention, une direction, une sensation ? C’est là toute l’ambiguïté du geste, qui se retrouve par deux fois, dans la gestuelle de la chorégraphe par rapport à celle d’autres chorégraphes et à d’autres interprètes : le style reste identifiable au travers de ceux qui l’interprètent, et en dépit de gestes potentiellement commun à des styles très divers. (Une question ardue que je n’ai pas tenté aux oraux l’année dernière, quand bien même l’alternative promettait (et à tenu ses promesses) de n’être pas brillante – Palpatine me disait que B#2 maniait bien le sujet, je ne serais pas contre un petit développement du style au-delà de sa manifestation littéraire.)

 

Bien sûr, je ne me suis pas fait cette réflexion sur le moment, mais j’en ai eu confusément conscience, l’attention comme dirigée par un arrière-plan kundérien : « Si notre planète a vu passer près de quatre-vingt dix milliards d’humains, il est improbable que chacun d’eux ait eu son propre répertoire de gestes. Arithmétiquement, c’est impensable. Nul doute qu’il n’y ait eu au monde incomparablement moins de geste que d’individus. Cela nous mène à une conclusion choquante : un geste est plus individuel qu’un individu. Pour le dire en forme de proverbe : beaucoup de gens, peu de gestes. » (l’Immortalité). C’est peut-être en vertu de cela que la danse classique a eu la sagesse de répertorier un certain nombre de gestes en « pas » d’école, que les contemporains, dans leur folie enthousiaste, tentent de dépasser pour les réincorporer dans un mouvement insécable, mais qui ne font peut-être que répertorier de nouveaux pas, inventer un nouveau vocabulaire (en témoigne ce mouvement qu’on retrouve dans Amoveo).

 

Il n’en reste pas moins que ces nouveaux pas restent indiscernables tant qu’ils ne sont pas repris et restent simplement pris dans un mouvement moins continu qu’insécable. La gestuelle de Carlson installe en effet plein de suspensions dans ce qu’un aurait tendance à considérer comme le continuum d’un seul et même geste. Celui-ci n’en est pas pour autant fragmenté, mais bien plutôt démultiplié par chaque suspension, qui n’a rien d’une pause rendant le mouvement saccadé. On serait plus proche du mime que de l’automate avec ce corps rempli de tensions sans crispation (dichotomie à l’honneur au cours de barre à terre de ce matin, où nous nous sommes particulièrement focalisés sur la respiration ; croyez-moi ou non, j’ai un mal fou à respirer quand je danse, et y penser me fait perdre toute coordination), tensions toute d’intensité, qui parfois ne va plus que dans un sens et se déverse sur scène dans une diagonale soulevée, une course effrénée, une giration rythmée ou un tournoiement recroquevillé (pas de « tour » au sens classique de pirouette, d’ailleurs, ou une ou deux désaxés, tout au plus, en une sorte d’attitude). « L’école de Nikolais l’a accoutumée au mouvement perpétuel », souligne Tero Saarinen. Un mouvement qui ne s’arrête jamais, toujours relancé de son propre mouvement, sans volonté apparente, par rebond, qui s’entraîne – un peu comme chez Trisha Brown, à ceci près que c’était beaucoup plus fluide chez cette dernière (on compare avec ce qu’on peut ; bien qu’ayant souvent croisé son nom, je ne connais pas Nikolais). Chez Carlson on est par instant proche de la vieille vidéo : en visionnant les archives d’elle dansant son propre solo, qui étaient diffusées avant le début de la performance, j’ai d’abord cru que le film était passé au ralenti, avant de comprendre que c’étaient ses gestes mêmes qui donnaient l’impression d’un débit inégal dans la succession des images…

 

 

 

Pourtant, nulle impression de lenteur dans ce spectacle qui ne semble faire au contraire que s’accélérer. Tero Saarinen occupe la scène et nos esprits pendant les quelques quatre-vingt minutes que dure le solo (les rares et brefs moments où il se retire en coulisses sont motivés par des changements de costume et ne lui laissent tout au plus que quelques secondes de répit). Une performance, sans nul doute. Le haut de la robe est trempé, mais il ne faiblit pas ; son énergie folle et l’écarquillement bleu de ses yeux lui font une figure d’insensé. Le regard égaré, il ne s’aide même pas d’un point fixe dans ses girations ; il y a quelque chose du derviche tourneur. Il se démène. Il est la femme que rien ne définit, la personne âgée, veuve à la canne-parapluie à l’automne de sa vie (de petites feuilles sont tombées autour du tronc de palmier auxquelles elles n’appartiennent pas –tronc sans branche, qui tient bien plus du pilier – dansons tant que le ciel ne nous tombe pas sur la tête), elle, lui ou un autre, « un humain [seulement] qui traverse différents aspects de la vie », à la proue de l’humanité (pas la foule, la sensibilité). De côté jardin à court, étirant un fil tissu rouge, il avance et toute l’avant-scène porte la trace du mouvement, amplifié, rougeoyant, palpable. Celui-ci, pourtant fugace de nature, est rendu dans sa durée grâce au tissu semblable aux traits utilisés en BD pour suggérer la vitesse. Le corps est à la fois aspiré en arrière et projeté vers l’avant, de même qu’il est pris dans le geste auquel il donne corps.

 

 

Cela part parfois un peu dans tous les sens et je n’en ai pas trouvé à tous les éléments du décor : le tronc en arrière-scène, les immenses stores vénitiens à travers lesquels on scrute la scène au début et parfois ensuite (des jalousies, aurais-je dit spontanément à cause du roman de Robbe-Grillet qu’on étudie à la fac en ce moment – et qui laissent effectivement apercevoir une intimité qu’elles dévoilent cependant moins qu’elles ne la créent – spectateur compagnon et non voyeur), la lune qui se décroche et flotte un instant, montgolfière dans le ciel non pas en haut mais au fonds, belle mais (parce que, dirait Baudelaire) improbable… Mais qu’importe finalement, c’est assez fascinant pour ne pas avoir à se mettre en quête du sens retors qui dans certaines œuvres bien peu esthétique (le sens à même la forme) sauve seul de l’ennui. Et contrairement à l’amie japonaise de Palpatine, la musique répétitive de René Aubry ne m’a pas endormie, mais m’a placée un peu plus au centre de la spirale des mouvements et du cycle de la vie dans lequel ils s’inscrivent. Grisant jusqu’à l’immobilité (l’éternité ?) : plénitude.

 

 

Et puis des saluts qui saluent autant le public que l'interprète, la chorégraphe, et celle-ci, celui-là. Tero Saarinen amène en effet Carolyn Carlson sur scène (maigre, tête de mort mais visage souriant, le dos rond lorsqu'elle se courbe sous l'ovation) et lorsque les applaudissements du public se trouvent et forment enfin un rythme, ils se lancent dans un court duo initié par l'interprète qui a ramassé le chapeau pour la chorégraphe, dansent d'un même style. Le public bat la pulsation des mouvements de ceux qui sont sur scène ; les applaudissements voudraient éclater devant une complicité si jubilatoire, mais se contiennent pour conserver l'unisson et s'accélèrent jusqu'à prendre de vitesse nos danseurs qui laissent alors leurs gestes s'effilocher comme les applaudissements s'éparpiller.

 

Once in a (blue) Lady, les gestes sont maintenant en un homme qui en est tranquillement hanté, re-visité par this lady, comme le solo l’a été par la chorégraphe. Une chose est sûre : en sortant du spectacle, you won’t feel blue – unless you feel like a blue lady.

 

 

21:22 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : danse

08 mars 2010

Chausson et compagnie

 

Samedi, la mauvaise troupe -mais bonne compagnie- s'est mise en route pour le festival de danse de Verneuil-sur-Avre, dans le cadre duquel nous avons dansé une pièce sur l'Hiver de Vivaldi. Cela a plu, apparemment, et on l'a trouvée « bien construite » (hé, hé, ça, je prends pour moi, j'ai fait la choré – enfin mon double « Aurore », mon prénom ayant été, comme souvent, écorché). C'était agréable de danser sur une scène de cette dimension, où l'on ne risque pas de se gêner, où les mouvements peuvent prendre de l'ampleur et nous, de l'assurance. Il faut dire aussi que le noir ne nous laissait pas même deviner le public, et nous y a rendu d'autant plus présent. Et puis, nous n'avions que cela à danser, il est plus aisé de ne pas passer d'un registre à un autre en quatrième vitesse. C'est heureusement moins gênant pour le public, qui a eu droit à des choses très variées.

 

Parfois, je me demande si j'aurais encore plaisir à aller voir un spectacle (pas un gala d'école, les attentes ne sont pas les mêmes) de danseurs amateurs tel que notre compagnie en propose – appréhension devant tout ce qui n'est pas la grande culture, reconnue comme telle, gage de qualité. Crainte idiote, j'ai beaucoup apprécié ce que j'ai vu du spectacle ( de la seconde partie, après notre passage). Par-delà quelques maladresses (soit des danseurs, soit des chorégraphies), j'ai toujours trouvé un petit quelque chose à grignoter avec enthousiasme : un saut qui fait particulièrement d'effet en groupe, le brouhaha riant qui succédait au silence dansé, lui-même enclavé dans une séquence musicale,  un titre évocateur, Élégie pour une idylle (ça criait * Kundera power * en moi, et j'ai été très heureuse de découvrir une construction cyclique, en boucle), le travail d'un style, celui des ballets russes (le travail de Yannick Stephant avec ses élèves du CNR de Chartres est remarquable ; toutes ne sont pas douées de qualités physiques innées et pourtant, leurs bras n'ont rien à envier aux pré-pro du CNSM, étrangement déliés quand ils sont en général le premier indice de la gaucherie, et leur ensemble l'est vraiment ; c'est simple mais dansant, de cette simplicité que peut avoir le bon goût. Non, vraiment... je m'étais déjà fait la même remarque il y a plusieurs années, lorsqu'elles avaient présenté une pièce en hommage à Isadora Duncan), une intention, un porté particulièrement bien imbriqué, un pas...

 

Amateurs, nous l'étions tous au vrai sens du terme, si bien que mon esprit critique ne s'est réveillé que lors du passage du CNSM. Des élèves certes jeunes, mais aux prétentions professionnelles et dont on est à ce titre en droit d'attendre - davantage que des chignons impeccables qui les rendent repérables à des kilomètres à la ronde, et dont nous avons en vain tenté de nous coiffer (déjà, avec ma longueur de cheveux, je dois utiliser un faux-chignon et me renverser le port de gel fixation béton sur la tête, alors ce n'est pas fait). Quelques bons éléments, mais pas de quoi s'extasier non plus, pas d'allure folle (même s'il y a une petite Black qui dépote, scénique à souhait), on ne les sent pas très sereins dans les adages de pas de deux (euphémisme inside) et j'ai été surprise de vérifier depuis le profil des coulisses que leurs arabesques sont décroisées jusqu'à la seconde. Jalouse ? Je ne crois pas, ces critiques tatillonnes sont plutôt appelées par leur apparence très sûre d'eux – pas forcément antipathique (on a échangé quelques mots avec l'une des filles – la plupart sont immenses, d'ailleurs, cela me faisait bizarre de ne pas dépasser, pour une fois), mais d'abord un peu hautain.

 

Je garderai bien cependant de terminer sur ces réserves le compte-rendu d'une bonne soirée qui a le mérite d'offrir une scène, de donner à voir ce qui se fait ailleurs – chaque groupe était d'ailleurs annoncé avec sa ville d'origine (S. n'a pu s'empêcher de faire la comparaison avec Interville) et de favoriser les échanges (et une nouvelle date, une !, en plus de la confirmation de la programmation en octobre prochain).

 

 

 

Dimanche soir, après une bonne répétition, j'ai abandonné mes chaussons pour leur homonyme singulier, Chausson, et à sa suite Vierne, en compagnie de Palpatine, à Garnier. Comme d'habitude (pour la musique avec Palpatine, pour les bouquins avec le Vates), je ne connaissais pas, mais je dois dire que je ne regrette pas ce concert, pardon, « salon musical » au débotté (remplacement de dernière minute de la Pythie). Pour ceux à qui cela dira quelque chose, la soirée a débuté par le quatuor à cordes en ut mineur, ce que j'ai préféré, je crois (j'aime le rendu des cordes, ce chuintement sensible et nerveux – et en orchestre, la contre-basse me fait bien triper – oui, oui, je sais bien qu'il n'y en avait pas, je ne suis pas en train de faire une confusion plus grosse que l'instrument). Pour ne rien gâcher, on était excentrés mais proches de la scène (et de la très belle violoniste blonde vénitienne pour Palpatine – je veux bien récupérer sa robe, d'ailleurs, une fois que tu la lui auras arrachée ^^).

 

Suivait Chanson perpétuelle, sur le poème éponyme de Charles Cros, dont je ne suis pas certaine, contrairement au blabla introducteur (rien à faire, je suis réfractaire aux contextes, historiques ou biographiques, ça me rentre par une oreille et ressort par l'autre au mieux, par les yeux au pire), qu'il soit d'une grande simplicité, plein d'étoiles, de rossignols et de joncs verts, ces derniers assortis à la robe de la soprano. Mignonnet cependant :

« Mes regards étaient pleins d'aveux.
Il me prit dans ses bras nerveux
Et me baisa près des cheveux.

J'en eus un grand frémissement.
Et puis je ne sais plus comment
Il est devenu mon amant. »

 

(J'adore le « je ne sais plus comment », jolie ellipse d'abandon.)

 

Après une courte pause et prière de ne pas applaudir entre les mouvements (pour se défouler , faire un tour chez un râleur émérite – en même temps, je me fais l'avocat du diable et de tous les incultes dans mon genre, pour qui le terme de « mouvement » n'a que depuis peu un sens musical concret), on enchaîne sur le quintette pour cordes et piano en ut mineur, de Vierne. J'ai un peu plus de mal, non pas que cela me plaise moins, mais j'ai plus de mal à avoir quelque prise sur ce morceau qui va constamment là où on ne l'attend pas. Souvent, une atmosphère s'impose à l'écoute, j'imagine un décor d'où surgissent quelques images ; impossible, ici, mes glaçons dans un verre à whisky sont entrechoqués par un homme d'allure ancienne, dans un bâtiment très moderne, mais au bord de la mer, que je déménage à l'écoute dans une nature urbaine. Aucune cohérence dans le flux et reflux de mes divagations, la musique se dérobe avant d'avoir pris forme dans mon oreille. Puis au bout d'un moment (mon regard a dérivé des musiciens), je me suis mis à voir (et non pas inventer ou imaginer) une chorégraphie qui s'improvisait dans mon esprit mais devant moi, et j'ai pu écouter la musique qui se refusait à toute entente avec moi. Palpatine a tourné la tête (sûrement un touriste à fusiller du regard), j'ai senti le mouvement et je me suis alors aperçue que je contemplais fixement le rideau de scène (pendant le premier Chausson, je rebondissais avec les reprises sur les broderies d'un des pans du rideau en trompe-l'œil, je ne sais pas si c'est beaucoup mieux), comme si l'on y dansait effectivement ; les musiciens sur la fosse comblée, oubliés. Pas d'inquiétude, je m'en suis souvenue pour les applaudir aussi bien que je pouvais (ils ont bénéficié de la nette amélioration du niveau sonore de mes applaudissements depuis que mes mains ne sont plus gercées à en saigner).