25 juin 2017
Tokyo, Kyoto, Osaka, face B
Tu n'as rien vu à Hiroshima.
Marguerite Duras
Le voyage ne s'écrit pas ; je n'y arrive pas. Non pas parce que tout est lié (tout l'est toujours), mais parce que les souvenirs changent de tonalité au fur et à mesure que je me les remémore, selon le fil sur lequel, éventrés, ils s'empilent en un collier de perle sans cesse recommencé. J'ai commencé par un long billet qui devait tout récapituler (une synthèse non synthétique comme je les aime), mais je me suis aperçue que c'était surtout pour y enfouir-révéler ce qui me turlupinait et que le temps d'y arriver, tous les souvenirs étaient colorés-décolorés par l'appréhension, enfilés sur un fil noir quand je voudrais tout coudre, noir, gris ou blanc, sur un fil doré - tout écrire dans la lumière de la golden hour, parce que tout a été vécu et ne le sera plus de la même manière au même moment.
Il faut pourtant commencer par la lumière grise de l'aube. Le jour se levait à 4h du matin. À Tokyo, assommés par le décalage horaire, nous ne nous en sommes même pas aperçus. À Kyoto, nous étions recalés depuis plusieurs jours déjà, et je peux vous assurer qu'à 5h, il faisait jour dans la chambre, malgré le masque, malgré les rideaux occultant. J'ai laissé ma robe en T-shirt noire au pied du lit pour m'ensevelir le visage dessous, mais à 8h, grand soleil, je capitulais après un sommeil en pointillés. Il nous fallait encore trois heures pour lever le camp.
La plupart des temples fermaient à 17h, ce qui nous laissait six heures de visite : assez pour soupirer d'extase au moment de soulager nos pieds de notre poids, mais trop peu pour s'octroyer beaucoup de marge. J'ai beau me dire qu'on ne peut pas tout voir dans un voyage et que c'est l'expérience de l'instant qui compte, il y a toujours un moment où me reprend la frénésie de la check-list. Tel, tel et tel point à voir, on a tout loupé si on ne les as pas vus : je loupe tout de peur de les louper. Le but s'oublie prétexte à découverte, il vaut pour lui même, impératif catégorique du guide, gérondif touristique : ce temple est devant être visité. En arrivant au Pavillon d'or, soulagée que nous soyons arrivés avant la fermeture, je m'en désintéresse : c'est fait. Je me retrouve à parcourir la ville selon la même dynamique que le journal d'Annie Ernaux ou les lettres de Simone de Beauvoir lorsqu'elles attendent leur amant : toute joie absente, rien que tension dans l'attente. J'ai beau essayer de contrer la frénésie de la check-list, son rappel est insidieux, ancré dans une angoisse bien plus profonde, hyperbolique : celle de mourir sans avoir vécu.
À la fin d'une journée très agréable, alors que nous cherchions depuis un peu trop longtemps un restaurant introuvable malgré l'évidence de la puce bleue sur Google Street Map et que Palpatine ne s'activait pas aussi vite que la faim faisait monter le niveau de stress de mon corps, je lui ai hurlé que j'en avais marre de le traîner comme un boulet, que je ratais déjà ma vie alors que j'aimerais bien ne pas en plus rater mes vacances. C'est sorti sans y penser ; j'y ai pas mal pensé ensuite.
J'ai toujours fonctionné comme une cocotte-minute. Seulement, d'habitude, je retourne la colère contre moi et ce sont des larmes qui sortent, pas des cris. J'ai découvert il y a peu à quel point ce peut être libérateur d'expulser la colère plutôt que de la ravaler. Peu à peu, sans m'en rendre compte, je suis devenue passive-agressive, surprise que ce que je pensais une pique affectueuse, comme on s'en balance régulièrement, sonne davantage comme un reproche. Je me suis rendue compte de la violence accumulée en me remémorant le mouvement de recul de Palpatine dans l'ascenseur à Tokyo, alors que je m'exaspérais de ce qu'il retardait notre départ en ayant oublié je ne sais quoi dans la chambre (que j'aurais très bien pu moi aussi oublier) ; je me suis rendue compte à ce mouvement de recul que j'avais la main levée, prête à frapper. Rarement eu aussi honte de moi.
Je rate déjà ma vie, j'aimerais bien ne pas rater en plus mes vacances. J'ai conscience de l'exagération (du grotesque, aussi) au moment où je m'entends, tout en ayant le sentiment de toucher juste, de comprendre enfin que c'est cette peur, cette rancœur-là que j'ai transportée à l'autre bout du monde, et que le voyage m'exaspère comme un divertissement qui ne fonctionne plus.
J'en ai marre de te traîner comme un boulet. Trop tard. Les paroles ne s'effacent pas, et je sais que si Palpatine ne dit rien, se gardant bien d'envenimer les choses jusqu'à la dispute, il n'oublie rien non plus. Sans rancune, sans pardon. Je sais certaines paroles de ses amies, prononcées sans y penser ou sous le coup de l'énervement, qui ne sont pas passées. Je le sais, et le remord arrive à l'instant même où je crie, sans que je puisse nier la joie sourde de laisser sortir la frustration. Les doigts qui pianotent sur le téléphone plutôt que sur moi au réveil. Les mails à lire, à envoyer à toute heure de la journée. Le travail, qui prend tout le temps, toute la place. Tout l'esprit, surtout : les deux heures de boulot le soir à l'hôtel étaient prévues, et j'en ai à chaque fois profité pour twitter dans le détail notre journée ; mais ça déborde, ça continue de tourner, de s'insinuer, de nous éloigner. Je sais que la chaleur redevient plus supportable pour Palpatine à ce qu'il recommence à parler boulot ou business, et une conversation autre n'est jamais à l'abri d'un eurêka quant à une solution pour éradiquer un bug. Cette monomaniaquerie a quelque chose de comique, et on en rit parfois de bon cœur, mais le rire n'efface pas la fatigue et la lassitude qu'il aide à supporter. Impression de tourner en rond, dans nos conversations et dans nos êtres, de plus en plus juxtaposés. À sa frustration de ne pas trouver assez ou assez vite de répondant dans le business répond ma frustration de ne pas réussir à soulager la sienne, d'être un mauvais divertissement. Présence absentée, soutien défectueux, nous avons de moins en moins à nous apporter. Chacun se cristallise sur son obsession : faire que ça marche, faire que ça s'arrête. Le téléphone explosé contre le mur : avais-je pensé l'image plus tôt qu'elle serait devenue mon mille-pattes, comme chez Robbe-Grillet. Malgré quelques percées, la lumière s'est retirée au bout du tunnel et je doute parfois d'avoir la patience et l'endurance nécessaires pour l'atteindre tandis qu'elle semble reculer.
J'ai hurlé sur Palpatine et le lendemain, j'étais lessivée. Vidée de tout le négatif absorbé comme une éponge. Exprimée comme un citron. Assise devant une forêt de bambous, je me suis demandé ce que l'on faisait là. Qu'est-ce qu'on fait ici ? Pourquoi on voyage à l'autre bout du monde. Qu'est-ce qu'on espère y voir ? Quel intérêt à voir ? Puisqu'on ne peut pas se fuir. À partir de ce moment, j'ai eu envie de rentrer. De retrouver l'obscurité jusqu'à 6h du matin, des fruits et légumes dans mon assiette, mon calme et une identité plus flatteuse. De rentrer en moi.
Je ne cherche pas à tenir une comptabilité des torts et des bons points. Cela n'aurait aucun sens : il s'agit d'ajustement, de réussir à s'ajuster l'un à l'autre. Mais d'avoir écrit cela, d'avoir reconnu l'existence de la frustration au lieu de la refouler, fait ressortir tout ce que le voyage a pu avoir de lumineux. Cela jaillit soudain simplement. Les contrariétés tirent à elles la pellicule noire qui, couvrant le blanc, faisait grisaille ; elles se rassemblent en un yin qui ne laisse plus qu'un petit rond noir dans le yang, à travers lequel passe à nouveau la lumière. Je ne raconte pas le noir pour l'isoler du blanc et l'oublier, mais pour redonner au blanc tout son éclat. Et au noir. C'est l'un et l'autre. Quand on me demande si j'ai aimé le Japon, je réponds rapidement que je n'ai pas trop aimé le pays, mais que j'ai aimé le découvrir, rassurez-vous. Ce n'est pas tout à fait juste : l'un et l'autre, le Japon et le voyage, sont trop intimement liés pour pouvoir ainsi les séparer. Il faudrait dire : j'ai aimé ce voyage et je ne l'ai pas aimé. Ce faisant, je m'interdirais de fourrer tout ce que de ma vie je ne veux pas voir dans cette case-là du monde et de mes souvenirs, et de fermer hâtivement la porte du placard rempli d'affaires prêtes à dégringoler en m'écriant que non, je n'aime pas le Japon (mais le voyage j'ai aimé : le placard s'ouvre, tout dégringole).
Blanc et noir nippon, gris souris. L'un et l'autre, je peux maintenant vous raconter, sans laisser aucun des deux empiéter sur l'autre.
19:20 Publié dans La souris-verte orange, Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : voyage, introspection
08 février 2017
Décembre 2016, janvier 2017
2017 a commencé pour moi en 2016, à Noël. Et Noël a commencé deux jours avant Noël, it was about time. Après plein de mails en reply all - 1, me faisant jurer qu'en 2017 j'instaurerai le doodle pour se répartir les listes, j'avais tous mes cadeaux. Il ne restait *plus qu'à* les emballer. Je repoussais la session de conditionnement ès papier cadeau, quand j'ai eu une idée, une envie en fait. C'est devenu beaucoup plus drôle, d'un coup. Je me suis mis en quête de papier kraft sur lequel je pourrais dessiner - des souris, évidemment, qui feraient du cadeau emballé un rébus de ce qu'il contenait. Histoire de recréer un peu la surprise à partir d'une liste que l'on connaît pour l'avoir soi-même élaborée - moins pour être sûr de ce qu'on aurait et l'exiger comme les enfants que nous ne sommes plus, que pour faciliter le butinage des lutins. Moi comme les autres, j'ai râlé en découvrant des "surprises" au bas de listes trop courtes, comme un "etc." désinvolte ; ces personnes de trop bonne composition me compliquaient la tâche. C'est le monde à l'envers, je sais. D'où le papier kraft et l'esprit de Noël.
Le papier kraft a été plus difficile à trouver que je ne l'aurais imaginé. J'ai fini à la librairie de mon quartier, à tripoter des rouleaux qui m'allaient à moitié car recouverts d'une pellicule glacée. Les libraires s'alpaguaient et rigolaient comme on le fait quand on est épuisé et qu'on sait qu'on y est presque, qu'on va pouvoir, qu'on peut déjà se relâcher. J'ai pensé à Gilda, que je ne connais pourtant pas, qui devait elle aussi enchaîner de sacrées journées, et j'ai quand même demandé si par hasard elles n'auraient pas du papier kraft brut. L'une d'elle est partie dans la réserve puis revenue avec un rouleau épais, 50m, non ça ne me dérangeait pas, mais elle n'avait pas le prix alors elle est repartie, revenue et m'a annoncé : 50 €. Sans connaître le juste prix, je savais que ce n'était pas celui-là et cherchant comment refuser poliment ce que j'avais demandé, la collègue s'est mise à rire : si vous aviez vu votre tête, ça valait complètement le coup ! J'ai ri de ma crédulité, payé 10 fois moins et suis repartie enveloppée de leur gaîté de fin d'année.
J'ai découpé, plié, froissé, scotché puis j'ai descendu la boîte de feutres de la plus haute étagère où elle prenait la poussière. Dans ma chambre-salon transformée en atelier du père Noël, j'ai joué au lutin, prenant plaisir à imaginer celui de ceux qui recevraient leurs cadeaux.
C'est bordélique, les travaux manuels de lutin, quand même. pic.twitter.com/277NK63Oq4
— la souris (@grignotages) 22 décembre 2016
J'ai pris des photos, aussi, en espérant que cela n'amoindrissait pas le geste d'offrir - vouloir garder une trace, comme un enfant qui ne veut pas donner le cadeau qu'il a préparé en classe pour la fête des mères (moi, m'a-t-on raconté). Lors du déballage, certains s'en sont amusé et Mum a récupéré les papiers de ceux qui, sans vouloir froisser, s'en fichaient un peu. Mon grand-père a ri de sa souris gourmande qui s'empiffrait de crème de marron ; mon cousin, toujours de bonne composition, ma remercié pour le polar-surprise-merci-ma-belle-mère-qui-en-connait-un-rayon "et pour la petite souris" qu'il dit comme un enfant de sa voix grave maintenant ; et Palpatine, qui a rapidement deviné pour Le Décalogue (pas dans le bon ordre), a fini par capituler devant la souris-danseuse et la souris-diplômée. J'ai adoré voir sa tête lorsqu'il en a tiré le coffret de Frederick Wiseman et sa tête bis lorsque je lui ai dit que non, ce truc encombrant n'était pas une intégrale, seulement le troisième volume d'une œuvre-fleuve.
Cadeaux distribués... et reçus. #PourrieGâtée pic.twitter.com/8bG4p1kl0v
— la souris (@grignotages) 25 décembre 2016
Ce n'est pas là de l'auto-congratulation. J'ai été gâtée aussi, bien plus que je n'ai gâté les autres (en vertu de ce que ma cousine, mon cousin et moi sommes toujours les enfants ; ça changera quand on en aura à notre tour, nous dit-on, alors qu'on sait, à mon sujet du moins, que cela ne risque pas de changer - et pas de sitôt pour les deux autres), gâtée à un point que je ne pourrais pas tout vous dire, c'en serait indécent. Mais le propos n'est pas de dresser un bilan comptable. Ce n'est pas ça, pas non plus le "plaisir d'offrir", plutôt celui de se trouver en retrait du monde dans une niche de tendresse et de bienveillance, une trêve dans la soif de transformation et le dégoût de stagner, un soupir, une pause même, musicale et silencieuse, où le monde s'estompe comme le brouhaha des conversations lorsqu'on s'endort, enfant, en bout de soirée. Une joie si douce qu'elle ressemble à un assoupissement. L'intuition qu'en s'y abandonnant on s'en réveillera ragaillardi, plus tard, dans une éternité. Pour l'heure, il n'y a, il n'y avait que la douceur du pull de Palpatine, nous lovés-écrasés dans un coin du canapé, le cachemire et la fatigue comme une ivresse. Ceci englobant et mettant en sourdine le drame de la soirée : Mum a glissé sur le pas de la porte et s'est refait une entorse à sa cheville tout juste guérie.
On passe et on repasse le moment fatidique en boucle : les bras chargés, le sol glissant, la chute qu'on ne voit pas, et Mum qu'on ne voit plus, par terre tout à coup, juste devant moi. Je ne l'ai pas vue, elle ne s'est pas sentie tomber, aucune chance de la retenir. On propose de la glace, les urgences, Mum excédée balaye les urgences et prend la glace, il n'y a plus rien à faire et tout est à refaire, l'attente, la rééducation, la guérison. Rien à faire, alors on s'agite et on vitupère, on apporte un tabouret pour surélever la jambe, ma tante confirme qu'elle ne passe jamais par l'entrée, toujours par le garage, ça glisse, elle prend son mari à parti, je t'ai dit que ça glissait. Je reste égoïstement et sympathiquement dans le canapé. Je sais à quel point c'est rageant, comme le dos qui se bloque : ce n'est pas tant la douleur, même si, que de savoir ce que cette douleur va empêcher pour qu'on n'ait pas encore à la ressentir, alors si, c'est la douleur, de savoir qu'elle est revenue, qu'elle peut revenir et pourrait s'installer. La compassion alors agace tout autant que son absence ; on pourrait pleurer de rage s'il n'y avait la douleur et de douleur s'il n'y avait la rage.
Il était prévu que Mum nous ramène à Paris, Palpatine et moi. Changement de plan : je conduirai, en talons tant pis, on dormira tous à Versailles. Puis vient le moment de partir : Mum décide de nous reconduire quand même jusqu'à Paris, c'est de la folie, mais je me fais engueuler en approchant de la portière côté conducteur, elle n'a pas mal si elle déplace le pied sans bouger la cheville, alors je n'insiste plus, j'accepte son mensonge qui flatte ma paresse et lui redonne du poil de la bête. Je sais que ça lui fera mal (à la cheville - ça n'a pas manqué, un mec nous a fait une queue de poisson, obligeant à un mouvement brusque de la cheville, exactement ce que je craignais) et que ça lui fait du bien (au moral, de ne pas se laisser marcher sur les pieds par sa cheville - si on peut dire). J'ai eu mal pour elle et je l'ai laissée faire. C'était la même chose pendant son cancer : elle n'a jamais voulu être traitée comme une malade, sans doute de peur d'en devenir une (i.e. d'être réduite à ce statut). J'y ai repensé récemment en lisant Histoire de la violence, d'Édouard Louis :
Si j'y réfléchis beaucoup de moments de liberté dans ma vie ont été des moments où j'ai pu mentir, et par mentir j'entends résister à une vérité qui essayait de s'imposer à moi, à mes tissus, à mes organes, en fait une vérité déjà établie en moi, parfois depuis longtemps, mais qui avait été établie en moi par les autres, de l'extérieur […] Ma guérison est venue de cette possibilité de nier la réalité.
Le lendemain, chez Palpatine, la torpeur s'estompe mais la douceur se prolonge un peu. On écoute le CD qu'il m'a offert la veille sur ses enceintes de bien meilleure qualité que mon petit poste trimballable du salon à la salle de bain (longtemps je me suis lavée les cheveux en musique). Palpatine cherche à retrouver dans le volume l'intensité des chœurs qui en jetaient à la Philharmonie. C'est trop fort, ce n'est pas comme ça que j'écoute la musique chez moi (ou c'est pour ça que je n'en écoute presque pas) : je préfère réduire le volume pour trouver une petite chose cernable, et l'entendre comme on manipulerait un objet. Là, entre ces quatre murs, elle m'écrase sans me faire rien ressentir. Je suis avec le livret mais je ne comprends rien, ça m'exaspère, j'en veux à Goethe, et à Schumann de l'avoir mis en musique, et à Palpatine d'avoir cru que je saurai apprécier ce Schumann qui n'est pas vraiment Schumann, du Schumann jeune qui dépote, m'assure-t-il en me voyant décontenancée. Évidemment, je m'en veux à moi de lui en vouloir à lui. D'autant que, si à la première écoute je suis incapable de dire si j'aime ou si je n'aime pas ce Faust, j'aime ce cadeau par lequel il m'inclut rétrospectivement à un plaisir que j'ai manqué, qu'il me fait ainsi rattraper. Partager, quoi. Alors je cherche et je trouve, ce passage qui se laisse appréhender, la visite de la mort ritualisée en coups frappés à la porte, comme dans un conte, comme il se doit.
25 décembre, 14h. Toujours en pyjama, je viens de finir l'autobiographie de Misty Copeland et travaille à faire de même avec le comté.
— la souris (@grignotages) 25 décembre 2016
Parce qu'on est le 25 décembre, exceptionnellement @palpatine42 ne travaille pas.
— la souris (@grignotages) 25 décembre 2016
Il étudie.
Et c'est déjà le 31 décembre, un repas chez moi avec Palpatine, Llu, ma princesse et Andrea qui fait partie de ces gens que je ne connais pas très bien mais que j'aimerais mieux connaître et apprécie déjà beaucoup. La soirée est aussi disparate et plaisante que le menu : verrines d'avocat, artichauts marinés à la romaine, trempette d'houmous maison (à en juger par le rayon de chez Naturalia, le monde entier a fait de l'houmous pour le réveillon), trempette dans du Mont d'or passé au four, crèmes de banane et de noix de cajou, tiramisu aux fruits rouges, petites boules de fruits secs et figues *séchées maison s'il-vous-plaît*. Et quelque part au milieu les suppli, qui m'ont pris un temps fou mais dont je ne suis pas peu fière. La cuisine a pué l'huile pendant cinq jours, mais ça valait bien l'excitation de voir le truc prendre forme sans se déliter - eh oui, première fois que je faisais frire quelque chose de ma vie. Jo et moi sommes tombées d'accord pour dire que ça ressemblait pas mal au délice qu'on avait goûté à Rome, et je ne sais pas ce qui était le meilleur, de la croquette de risotto ou du souvenir. Enfin si, je sais, le souvenir, et celui-ci, qui s'y est ajouté.
Mi-janvier, j'ai pris le congé sabbatique que j'avais demandé depuis belle lurette pour faire un break et m'y mettre : à mon projet de bouquin sur la danse. Un guide de l'apprenti balletomane, pour répondre à ceux qui me disent que la danse classique les attire, mais qu'ils n'y comprennent rien. Parce que répondre comme je le fais toujours qu'il n'y a rien à comprendre, ce n'est pas faux, mais c'est un peu court. Il y a des années de pratique derrière ma vision du ballet, qui m'ont appris sans que je m'en rende compte à regarder, et c'est exactement cela que je voudrais leur apporter : les fameux "codes" du ballet. Dans une approche qui ne soit pas historique mais herméneutique : qu'est-ce que ces pas, pourquoi ceux-là et pourquoi produisent-ils tel effet (ou aucun) sur moi. Quand j'en parle comme ça (et j'en ai pas mal parlé à des personnes diverses pour tâter le terrain et me motiver), je suis persuadée du bien-fondé du projet ; quand j'y travaille, moins.
Pour des questions administratives, le congé sabbatique s'est transformé en congés payés (heureusement que j'avais demandé plusieurs mois à l'avance…) et s'est rétréci de quelques journées. Surtout, ce que je n'avais pas anticipé (ou plutôt que j'avais omis, parce que c'était prévisible) : après cinq mois sans vacances et un an sans plus de dix jours d'affilée, la fatigue m'est tombée dessus d'un coup, entraînant un peu le moral avec elle. J'ai binge-watché les DVD de ballet que l'on m'a très gentiment prêtés, avec l'impression de ne pas avancer - impression contredite par le temps passé à taper et réorganiser mes notes, mais ça, la mauvaise conscience s'en contrefiche, cette connasse fringante comme au temps de la prépa. Heureusement, depuis la prépa, je me connais un peu mieux : je suis davantage sortie, j'ai mis de côté les visionnages pour rédiger et me rassurer par un résultat sinon tangible, du moins comptable (l'obsession de Guillaume Vissac). Aux mots du NaNoWriMo (dont j'ai hérité les 45 pages qui m'ont servi de canevas), j'ai substitué les lignes : 100 et j'étais en paix, voire assez contente de moi. L'impression de gâcher mes congés s'est estompée, même si l'urgence est demeurée, envoyant bouler mes chimères d'otium. Il faut croire que cette urgence ne me quittera plus désormais ; la seule chose que je puisse faire, c'est empêcher l'angoisse de me paralyser et, même (je serai grande alors) de l'utiliser comme un catalyseur. Finalement, c'est peut-être ça, la perte de l'innocence : pas le sexe, mais la conscience du temps qui nous est compté (conscience aiguë qui relève moins du savoir que de la sensation). Encore que le sexe, ce soit encore ça, la peur le désir de mourir et de se perpétuer sous une autre forme ; ça vous jette l'un contre l'autre.
Time goes back so slowly. Cela prend du temps de ne raconter que l'essentiel (peut-être parce que l'essentiel, c'est le temps, me direz-vous). Pourtant, cela me semble aussi important que de poursuivre le projet de bouquin maintenant que j'ai repris le boulot (en espérant que je ne laisse pas à nouveau filer un an avant de l'avancer substantiellement). Reprendre confiance dans le petit à petit, et petit à petit gagner du terrain sur la lassitude, pour des changements de plus longue haleine bien plus nécessaires que ce projet de bouquin, au moins autant un exercice de motivation qu'un but en soi (même si je ne vous cache pas que je le verrais bien mis en page et imprimé, abondamment illustré). Je voudrais retrouver la persévérance que j'avais à l'époque du conservatoire, il est vrai quand je ne mesurais pas encore à quel point tout ne serait que course d'endurance. Je crois pourtant avoir réamorcé quelque chose, oh pas bien grand, mais une envie de remettre un peu d'ordre et de brillant dans tout ça… qui s'est manifestée par des envies de ménage surprenantes pour la mimicracra que je suis. J'ai fait l'acquisition d'un chiffon en microfibres violet qui me réjouit presque autant que le bas de pyjama gris souris tout doux et presque classou soldé chez Monoprix (mais pas autant, faut quand même pas déconner), et je pschitte à tout-va avec mon nouvel anticalcaire et son avant/après que je n'avais jusqu'à présent vu que dans les publicités. Les poissons de mon rideau de douche ont arrêté de nager en aux troubles, ouais.
Peu avant de reprendre le boulot, alors que je commençais à me détacher de la performance de rédaction parce que je voyais bien que je ne finirais pas le premier jet comme je l'avais imaginé, il y a eu une journée parfaite. Je suis sortie sans déjeuner pour profiter du soleil d'hiver et j'ai acheté un sandwich à la boulangerie, ce qui, ne travaillant pas, m'a semblé complètement exotique. Je l'ai retourné dans son sachet pour avoir l'ouverture à droite et ne rien laisser tomber (une feuille de cœurs d'artichaut, en vérité), et j'ai marché tranquillement entre les ombres-codes barres des trottoirs, savourant les alentours comme s'ils étaient une extension des légumes marinés. Direction la butte aux cailles, seul quartier alentours que je n'avais pas quadrillé (alors que c'est de loin le plus pittoresque). Même en alternant la main porteuse du sandwich puis dans les poches, j'ai fini par avoir froid et je suis allée me réfugier à la FNAC avec le prétexte d'un guide sur le Japon. En guise de dessert, j'ai fait un tour au rayon cuisine, et discrètement photographié quelques recettes. J'aime beaucoup ce que fait Marabout, mais un livre épais pour deux recettes seulement, c'est niet (à quand le livre de recettes sur mesure, à choisir dans un catalogue ? L'éditeur le pratique déjà en interne, comme le prouvent ses livres-déclinaisons-compilations d'autres livres). Voleuse de recette, espionne éditoriale, j'ai fureté ; les rayons surchargés, qui souvent m'étouffent au point que je repars sans rien, se sont mués en caverne d'Ali Baba. J'ai eu envie de tout acheter mais surtout de tout lire, l'envie répondant à la profusion, toutes ces lectures excitantes à venir, ce livret rouge sur Jiří Kylián, dont je ne connaissais pas l'existence ; et L'Empire des signes, tiens, avec le voyage au Japon, c'est l'occasion ; et hop, plaisir d'attraper un roman dans le labyrinthe menant aux caisses.
J'étais partie pour acheter un guide de voyage et ça a dérapé... pic.twitter.com/Ses5J5lnF7
— la souris (@grignotages) 26 janvier 2017
Oui, la lévitation est une très bonne description de ce que la vie pourrait signifier pour moi. Cela n'a rien à voir avec une forme quelconque de spiritualité ou d'incarnation, ni avec l'accession à un quelconque état de grâce. Rien de tout cela. Mais léviter à un centimètre du sol parce que j'ai mangé quelque chose de vraiment très bon et penser alors que oui, cela vaut la peine de vivre. Ou me retrouver à plus d'un centimètre du sol parce que j'ai vu une grande œuvre d'art…
Jiří Kylián, Bon qu'à ça
Je suis repartie en lévitation sur les deux centimètres de mousse de mes nouvelles Timberland (sensation oubliée avec les anciennes semelles rabotées) pour aller prendre une glace rue Mouffetard chez Alberto, fermé jusqu'en mars, alors chez Amorino, citron-basilic, accent Erasmus délicieux et sorbet au chocolat jusqu'au Luxembourg, jusqu'à Odéon (ça fond beaucoup moins vite en hiver, surtout quand il fait si froid qu'on a l'impression qu'on va y laisser sa main), jusqu'au métro et back home pour léviter sur mon canapé. J'y ai probablement chopé une nouvelle contracture, que n'a pas totalement fait passer le massage-chinois-passage-à-tabac pris le dernier jour de mon congé (pendant que ça chauffait, je voyais par l'ouverture les Croc's roses de la masseuse et une espèce de bouée ou de coussin aux motifs enfantins rangé sous la table de massage - le contraste avec l'ambiance de relaxation feutrée m'a beaucoup amusée). Contracture oblige, je finis d'écrire ce post l'ordinateur posé sur le canapé et moi devant sur un coussin par terre, comme sur un prie-dieu. Je ne sais pas par quelle divinité, mais j'ai été entendue : ces derniers jours, ça lévite pas mal, comme une petite boule d'énergie au niveau de la cage thoracique, dilatée. Je serais un manga que ça irradierait de lumière à travers mes côtes.
23:04 Publié dans La souris-verte orange | Lien permanent | Commentaires (2)
29 novembre 2016
Toc, toc
Lou Sarabadzic a commencé à exister un jour dans le journal de Guillaume Vissac. Une phrase, un extrait, je ne sais plus, m'a fait dire : ah tiens. En lien, son blog, où elle écrit des choses très simples et très fortes en lien avec son père. J'ai retwitté presque tous les posts. La groupie s'est fait remarquer et je me suis enferrée dans le vouvoiement - parce que je ne sais pas vous, mais moi je dis vous à un auteur. J'étais entre-temps tombée sur un article présentant le thème de son roman.
Mon ah a changé de tonalité. Parce que voyez-vous, cela fait plusieurs mois que j'ai un mal fou à quitter mon studio sans tout recompter. Je pourrais dire "vérifier", mais ce ne serait pas juste. Ça l'a été au tout début, après avoir découvert que Palpatine avait laissé un mince filet couler toute la journée dans la baignoire. Maintenant, je ne vérifie plus tellement. D'abord parce qu'à vérifier si le robinet est bien fermé ou la plaque de cuisson bien éteinte, je risque de le rouvrir, de la rallumer. C'est le drame du scientifique, le drame kantien du noumène qu'on ne connaîtra jamais, notre présence risquant d'affecter l'expérience qu'il faut pourtant être là pour constater. Vérifier n'assure d'aucune vérité. Du coup, je ne vérifie plus : je compte. Je compte les vérifications. Comme il y en a plusieurs, ça se recompte. Ça se psalmodie. La vérification rationnelle s'est muée en incantation conjuratoire.
L’électroménager se compte par trois (micro-ondes, four, plaque de cuisson), l'appartement par quatre (magie de la névrose, le studio se trouve pourvu de quatre pièces : pièce à vivre-dormir, cuisine, salle de bain, entrée - sauf le soir, quand je vais me coucher, ça se compte par trois parce que je suis dans la quatrième pièce) et le compteur d'eau par cinq (alors qu'il est tout seul, oui). Mais en fait, tout se compte par huit, parce que chaque ensemble de vérification doit être répétée huit fois très vite, avec césure à l'hémistiche et l'intonation qui redescend (important l'intonation : si elle ne redescend pas à la bonne occurrence, il faut repartir pour un tour).
(Ça doit, il faut. L'impératif hypothétique a disparu dans la forme impersonnelle.)
Huit fois très vite, parce que je suis limite en retard pour aller bosser (décaler régulièrement le réveil dans le sens des aiguilles de la montre n'aide pas), parce que j'ai très envie d'aller dormir, et parce qu'avec un peu de chance, surtout, je prendrai l'irrationalité de vitesse ; le doute, l'angoisse n'aura pas le temps de faire sa réapparition, j'aurai déjà fermé la porte. Une fois la porte fermée (et secouée pour être sûre qu'elle est bien fermée), le doute est enfermé, je n'y pense plus, pas une seule fois, pas même une micro-seconde, au cours de la journée. C'est très circonscrit. C'est reposant. Sauf quand il faut partir en voyage et vérifier pour plusieurs jours à la fois, sans savoir si à mon retour, je trouverai une fuite d'eau, des mites dans mon placard, ou le robinet d'arrivée d'eau coincée (mais la dernière fois, en rentrant de Londres, il ne s'était rien passé ; c'est encourageant).
Après une mini-crise d'angoisse pré-départ, je me suis dit que voir un psy ne serait peut-être pas une mauvaise idée. J'ai lu un peu sur les différentes thérapies ; j'ai googlé quelques médecins ad hoc au pifomètre ; j'en ai trouvé un près du bureau (pas chiant) qui tient un blog (volonté d'expliquer*) et a travaillé avec des danseuses (il y a des traits de caractère récurrents) ; je n'y suis pas allée. Pas légitime et puis tiens, ça va déjà mieux. C'est vrai, ça varie selon le moral. Je réussis à endiguer le truc. D'ailleurs, j'ai factorisé la vérification des robinets en écoutant l'arrivée d'eau. Cela évitera des bousiller les joints en les serrant trop fort. Le seul hic, c'est qu'autant vérifier qu'une chose est (ceci, cela ou juste là), c'est facile ; autant vérifier qu'une chose n'est pas ou n'est plus, ça l'est moins. Le petit bruit que j'entends, là, qui vient de chez les voisins, ce ne serait pas un robinet mal fermé chez moi ? S'il le faut vraiment**, j'ouvre le rabat : les chiffres ne bougent pas ; les chiffres ne mentent pas. Même si. Ils ne veulent rien dire. Un deux trois quatre, un deux trois quatre / un deux trois quatre, un deux trois quatre. Dans son roman, Lou Sarabadzic les écrit en toutes lettres, les chiffres : parce qu'ils se disent ; il faut le temps de les prononcer, pas comme des chiffres arabes qu'on lit en diagonale.
J'endigue, c'est vrai, je vais bien. Les mécanismes psychologiques sont longs à décrire, mais les comptes matinaux ne prennent que quelques minutes. Cela semble une éternité pour Palpatine qui attend à l'ascenseur en levant les yeux au ciel, mais ce n'est rien comparé à l'ampleur que cela a pris pour Lou-narratrice. J'ai lu, effarée, en comprenant sans comprendre les vérifications incessantes en journée, les aliments qu'il faut manger cru dès fois que la maison prendrait feu en tentant de les cuire, le feu qui pourrait partir dans la poubelle, les images de bébé mort-né sous le bureau, responsabilité avortée, et la crise de panique rouge rouge rouge qui serait de la folie si l'on y était extérieur. Mais on n'y est pas extérieur. Par ses litanies, Lou Sarabadzic nous incorpore dans sa psyché, délicatement, comme des blancs en neige. Les répétitions rassurent : peu à peu, on se repère et même, on entrevoit, on saisit une logique, la logique de l'irrationnel. Celle où les répétitions qui rassurent augmentent l'angoisse qu'elles créent. Où les hypothèses catastrophiques ont des coefficients de probabilités improbables. Lou fait ça très bien, dans une langue claire, très claire, limpide même, même au sein de la confusion la plus totale. Elle expose (comme elle s'expose, elle) la logique de cette irrationalité, qui n'est pas de la folie mais une rationalité dévoyée, hégémonique, qui immisce ses articulations logiques là où il ne devrait rien y avoir, pas de si donc il faut je dois.
Alors, non, le comptage des lumières éteintes et des robinets fermés n'est pas rationnel, merci, je suis au courant. Mais en fait, si, il est rationnel, beaucoup trop rationnel ; c'est même de là qu'il tire son irrationalité : de vouloir que tout soit rationnel. Parce que le rationnel est contrôlable. Folie que de vouloir tout contrôler. Là, oui. Folie.
L'histoire de Lou m'a fait l'effet d'une douche froide. Je vérifie en dilettante, depuis. C'est la partie immergée de l'iceberg, j'en suis consciente. Manifeste, facile à identifier… ce n'est pas le problème. Le problème, c'est psychokhâgneuse, que je croyais morte et enterrée parce qu'elle n'avait plus l'occasion de peaufiner son perfectionnisme négatif dans le travail. Que dalle. Elle a profité d'un oubli de Palpatine pour se trouver un nouveau terrain de jeu. Vérifier que tout est bien éteint et fermé, c'est cool, ça. Plus rien à peaufiner, plus d'à côté avantageux, c'est gratuit - de l'angoisse esthétique, messieurs dames.
Dans son roman, Lou Sarabadzic commence par la fin, par le soulagement d'être guérie. Enfin le début de la fin, parce que la fin a lieu à Douze et l'on commence à Dix. Les chapitres sont numérotés (forcément, il faut compter) et dédoublés (forcément, il faut recompter) : Cinq, two, deux, five. Il ne faut pas trop chercher. C'est organisé pour nous perdre juste ce qu'il faut, pour faire naître le sens là où on commence à le perdre. Ça alterne : le quotidien, le passé, les crises légères se racontent en parallèle de LA crise et du processus de guérison. Manière de montrer la rationalité opérant au sein même de l'irrationalité, et partant, la continuité du sujet : certes, Lou guérie n'est plus la Lou paniquée, mais elle reste Lou ; l'autre n'est pas disparue, elle a appris à vivre avec.
Continuité. La khâgne a été un catalyseur, mais psychokhâgneuse existait avant la khâgne, avant l'hypokhâgne. A six-sept ans, il fallait que les deux pattes de mon nounours soient exactement à la même hauteur pour que je puisse m'endormir sans que l'univers soit réduit en cendre par le soleil-supernova - à la même hauteur, la main à niveau à bulles. Une fois, j'ai piqué une crise de nerfs parce que je me suis aperçue, une fois le collier de perles fini, qu'il manquait une perle bleue au milieu - quatre bleues, une jeune, une bleue, une jaune, quatre bleues (tu m'étonnes que j'ai explosé le test d'entrée au master informatique, les perles perfectionnistes, ça te rend capable de compléter n'importe quelle suite logique). Trois bleues, c'était intolérable. J'ai piqué une crise, je me suis fait engueulée et le lendemain matin, ma super-maman avait refait entièrement le collier. Avec trois perles bleues sur tout le collier. Je l'ai remerciée avec un gros bisous, j'ai attrapé le fil, enlevé toutes les perles et recommencé le collier avec quatre perles bleues. Il devait falloir beaucoup de self-control à ma mère pour ne pas me mettre des claques. Ce caractère de cochon m'avait abonnée aux 20/20, c'était déjà ça.
Les litanies ont toujours été là (demi-pointes, pointes, collants, justaucorps). La pensée magique aussi : "Si je réussis deux tours, je serai prise à l'audition". Deux tours parfaits, moral boosté ; deux tours ratés : on efface, ça ne compte pas, je ne suis pas superstitieuse, moi. Cela ne coûte pas grand-chose de recommencer - un magazine froissé de temps en temps, parce que la tête qui tourne, à force. Encore aujourd'hui, j'attrape régulièrement un "bien, les tours" au cours de danse ; c'est déjà ça.
(Je me souviens de ma surprise en découvrant la pensée magique dans un film de Lelouche puis dans l'adaptation d'Un long dimanche de fiançailles : si j'arrive au phare avant que…, alors… Je n'étais donc pas la seule à pratiquer cette superstition à laquelle on ne croit pas, qui n'en est pas moins honteuse pour cela.)
Le perfectionnisme a toujours été là. C'est un trait de caractère. Que j'aime bien, c'est ça le pire. Et qui s'accuse avec l'âge. Ah non pardon, c'était ça le pire. Faudrait pas que ça empire. Alors j'essaye de faire plutôt que de faire bien, parce qu'à vouloir faire bien, je veux faire mieux et ne fais plus rien. Better done than better. Chez nous, on dit : mieux vaut la laisser morveuse que de lui arracher le nez. Je vais le répéter à psychokhâgneuse : t'entends ça, morveuse ? Jusqu'à ce que morve s'ensuive.
Bien sûr qu'on a peur de mourir quand on n'a pas encore vécu.
J'ai retourné la phrase dans tous les sens, persuadée qu'elle n'était pas dans le bon, qu'elle inversait causalité et conséquence. Mais non, c'est bien ça. Soulignant à quel point il est absurde de ne pas vivre (pleinement) parce qu'on a peur de mourir et que donc (causalité erronée) il ne faut pas se louper, il faut que cela soit parfait *du premier coup*.
Ma bonne et unique résolution de la nouvelle année sera : s'entraîner à rater.
Comme il y a Noël avant, vous pouvez offrir, vous offrir ou vous faire offrir le roman de Lou : La Vie verticale, chez publie.net, moins de 6€ en version ePub.
* Je déteste quand quelqu'un fait à mon adresse usage d'un savoir que je n'ai pas et qu'il ne fait pas l'effort d'expliquer. Oui, vous, les médecins imaginaires…
** Parfois, je suis faible : au lieu de prendre sur moi pour ne pas vérifier, je débranche la prise. Là, voilà, c'est éteint.
23:08 Publié dans La souris-verte orange, Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : la vie verticale, lou sarabadzic, toc
09 septembre 2016
Aller de l'arrière
Paris, Marseille. La rame est quasiment vide : nous ne sommes que cinq. Au lieu de profiter du calme inattendu pour chroniquetter sévère et justifier de me trimballer un bon kilo d'ordi, je passe l'essentiel du trajet à regarder par les fenêtres, de droite et de gauche, aucune silhouette empesée ne venant arrêter mon regard, aucun regard ne le contraignant à se détourner. Je ne sais pas si je renoue avec la géographie, à relever ses indices in situ, ou simplement avec le monde enfantin qui se déroulait par la vitre arrière lors des interminables voyages en voiture – quoique, pas interminables, juste assez longs pour, à l'image de M. Jourdain, faire de la prose : « Quand est-ce qu'on arrive ? » « On arrive quand ? » « On est bientôt arrivé ? » et ne même plus le demander, anticipant la singerie des parents.
Il y a les clochers, qui ne font plus signe vers aucune religion et dessinent seulement un paysage, flottant au milieu des villages comme une icône de localisation. Ici, vous êtes ici, il y a de la vie ici, une église, quelques habitations, une boulangerie, sûrement.
Il y a les lignes à haute tension, ces géants franchouillards aux jupes ou aux manches retroussées (selon qu'on les imagine porter des paniers ou souffler la fourche tout juste déposée), quand les éoliennes, elles, font suspecter des origines extraterrestres (j'imagine toujours un remake science-fi de Don Quichotte, moulins alignés en pleine Guerre des mondes…). J'ai du mal à envisager qu'elles puissent défigurer le paysage, quand, à le peupler, elles me semblent bien plus à même d'avoir une identité, anthropomorphisées.
Il y a les châteaux d'eau, donjons esseulés en plein champs, bizarres constructions à la base plus étroite que la corolle qui la surplombe, qui semblent à vrai dire moins échappées d'une forteresse médiévale que d'un jeu d'échecs, sur leur plateau.
Il y a la végétation du change insensiblement, recul du vert au profit de l'ocre, comme si la mer, vers laquelle on se dirige, avait absorbé tout le capital aqueux de la zone qui précède.
Il y a les champs de vigne bien peignés, ces rainures que la vitesse du TGV transforme en images holographiques, argentées.
Il y a les tuiles, les pins, le Sud enfin et ses collines caillouteuses que j'aimerais arpenter depuis que j'ai lu Simone de Beauvoir et que j'ai bien envie, moi aussi, d'être douée pour le bonheur et de marcher sur, comme à la rencontre d'un ennemi qui n'arrivera pas, parce que je l'aurai terrassé en moi, piétiné à chacun de mes pas.
*
* *
Sanary. Je fais mon pèlerinage…
… le manège de chevaux de bois, où j'ai usé la manivelle de soucoupe tournante (comme les tasses à Disneyland), et le circuit de petites voitures, que j'ai beaucoup regretté une fois trop grande pour monter dedans (même si j'ai joué les prolongations sur les grosses petites motos) ;
… le kiosque à chichis, depuis changé de propriétaire ; on soufflait dessus pour ne pas se brûler avec la pâte à la fleur d'oranger et ça faisait voler les grains de sucre ; il en restait largement assez, cependant, pour s'en coller tout autour des lèvres, comme sur le pourtour des verres à cocktail ;
… Baba Yaga, la librairie d'où viennent la plupart de mes Castor poche (choisis pour l'épaisseur de leur tranche autant que pour leurs histoires – il fallait que ça dure) et feu la seconde libraire, remplacée par une agence immobilière ou un bar, je ne la situe plus ;
… la maison de la presse où ma cousine et moi dépensions la moitié de notre argent de poche, l'autre moitié étant réservé aux babioles vendues sur le marché de nuit, sur le port : porte-clés phosphorescent, que l'on observait à travers un rouleau de sopalin ; barrette en résine (pour ma cousine), pique à chignon couronnée d'une bille plate (pour moi) ; collier dauphin et boucles d'oreille en forme de jolie-petite-feuille, dixit notre grand-mère, qui n'avait pas reconnu le cannabis, que nous connaissions sans jamais en avoir fumé (on pouffait) ; et mon souvenir le plus cher (peut-être le plus bon marché), Milly-la-chenille orange que je promenais entre mes doigts, tirée par un fil de pêche accroché à son nez ;
… le port avec ses grandes dalles de pierre, qui nous faisaient marcher-sauter de guingois pour ne pas mordre sur les entrelacs blancs ; le port et ses palmiers ; le port et ses stands de pêche ; le port et ses barques et ses voiliers, le bruit des gréements ;
… les boulangeries pleines de fougasses, de ficelles aux olives qui n'parvenaient jamais jusqu'à l'appartement, et de tropéziennes-pour-maman ;
… le quadrillage des ruelles marchandes et pittoresques, lanternes, pavés, volets fermés ;
… le clocher de l'église, dans laquelle je suis rarement entrée, et juste à côté, depuis peu, une pâtisserie à tomber ;
… et la jetée du phare, après le coin à boules et la desserte des optimistes, rangés par trois sur trois étages depuis plus de vingt ans.
Les commerces ont beau changer et le tourisme se professionnaliser (j'ai entendu parler allemand !), je ne me lasse pas de retrouver cette ville, qui fait ressurgir des souvenirs à chaque coin de ruelle, mieux même, des instants de vie indistincts, les étés chauds, les mois traînant des vacances, à compter les jours jusqu'à mon anniversaire, puis en sens inverse, jusqu'à la rentrée. J'ai bougé en région parisienne si bien que le seul endroit où je suis revenue, où j'ai vécu, année après année, quoique pour des séjours de moins en moins longs, c'est à Sanary et c'est à Sanary que je sens remuer mes racines bouturées, là où se trouve mon enfance, mon arrière-grand-mère et mes grands-parents la moitié ensoleillée de l'année.
*
* *
Sur la jetée du phare, j'embrasse du regard la ville striée de mâts et le clocher qui dépasse devant les collines-montagnes de l'arrière-pays, là où l'on allait finir la journée, chez mon arrière-grand-mère, en face des chevaux, au pied du Gros-Cerveau – que l'on ait donné un nom pareil à une montagne me faisait rire. J'irais bien explorer le Gros-Cerveau, à présent, découvrir cet endroit qui n'a jamais été qu'un paysage, qui l'est plus que jamais depuis la jetée du phare, parachevant le village de carte postale et le dépassant tout à la fois, plus providence que Provence avec les nuages qui se lèvent au moment où le jour décline. Je ne sais si ce sont ces montagnes ou la golden hour, mais en balayant l'anse du regard et je suis prise d'une intense sensation d'éphémère, le seuil de lumière sur les rochers empilés, le soleil dans la galaxie et nous dans ce petit miracle, cette petite enclave de l'univers, belle, belle, belle et éphémère, fusse en millions d'année. Jusqu'à ce que le soleil se fane en naine blanche ou explose en supernova, jusqu'à la fin de notre vie d'insecte, jusqu'à ce soir, la beauté est là qui prend à la gorge.
Je finis par m'arracher à ce vertige de nous qui passons dans le temps et revenons sur nos pas, et revenue au port, la mer à nouveau devant moi, bordée par la jetée du phare, j'ai la certitude soudain qu'on peut être heureux sans tout voir, sans parcourir le monde comme une checklist, en continuant à vivre là où on a grandi, fusse ailleurs, dans le sillage de ses souvenirs. Quelque part où l'on se sente bien et où l'on n'ait pas sans cesse à se chercher.
Mon enfance n'est perdue, je l'ai vécue, elle est là, devant moi. Je me reconnais dans l'enfant que je ne suis plus et que je suis contente d'avoir été.
*
* *
La maison de retraite est dans la pinède. On parle souvent de mouroirs, mais la tristesse vient au contraire de ce que tous les pensionnaires sont bien vivants, les escarres sur la peau, les corps fatigués en diverses formes (jusqu'au bout, l'inventivité folle du vivant), mélange de gravité et de gras, d'os mal maintenus, colonne vertébrale courbée, embonpoint qui remplit l'espace à défaut du temps – et l'esprit à l'avenant, qui s'enraye différemment. On ne sait jamais, avant de s'adresser à quelqu'un, s'il nous comprendra. L'une que j'imaginais gâteuse découvre une voix de monstre durasien, très cohérente… jusqu'à ce que la situation se soustrait à cette cohérence occasionnelle et qu'elle répète, sans que j'y puisse plus rien répondre, que ma grand-mère ressemble beaucoup à sa mère à elle, et que c'est très dur. Mon arrière-grand-mère, pour être exacte. Qui peine à enchaîner les quatre générations, sa fille, d'accord, mais arrière-petite-fille, c'est compliqué tout ça, avec ma mère absente ce jour-là (je ne sais pas si la logique s'est absentée ou si elle l'a congédiée, par trop effrayante). Je peine aussi : mon arrière-grand-mère parmi toutes ces petites vieilles est-elle elle aussi une petite vieille au yeux des autres visiteurs ? Elle a une canne, à présent, dont elle se sert, il est vrai, essentiellement pour la pointer dans le dos de ma grand-mère lorsqu'elle ne la regarde pas (bizarrement, les plus vieux paraissent les plus fringants : ma grand-mère centenaire, et une dame de quatre ans son aînée, qui se ballade en robe orange et déambulateur).
Dès que sa fille a le dos tourné, elle se tourne vers moi et remue langue et lèvres pour se moquer de son babillage incessant, qu'elle ne suit plus vraiment – elle perd le fil, pas son humour. Son franc-parler légendaire est également intact : alors qu'une dame nous demande de ses yeux pleins de larmes de l'aide pour l'ascenseur, mon arrière-grand-mère nous glisse en aparté « c'est une conne », et lorsqu'on lui fait valoir qu'elle est juste perdue, la seconde de doute est vite balayée : « mais non, elle est conne ». Ça, c'est fait. Elle est également persuadée que l'ancienne championne de basket en fauteuil roulant est un monsieur, mais la transexuelle malgré elle est dans ses bonnes grâces et elle la couvre de baisemains et marques de tendresse, elle la femme farouche qui n'en a jamais fait qu'à sa tête. Pas de demi-mesure : aucun égard pour certaines, amour infini pour d'autres vie faibles qu'elle ne cesse d'embrasser – brutalité et confiance des affinités enfantines.
Elle a toujours été butée comme une gamine, notez-bien, mais cela doit bien faire quatre-vingt-dix ans qu'il n'y avait pas eu d'étiquettes à son nom sur ses vêtements. Je suis étrangement soulagée de découvrir que la salle à manger est digne d'un restaurant, tables dressées avec de la belle vaisselle et des verres à pieds ; j'aurais mal supporté la cantine comme marque supplémentaire d'infantilisation. La décoration, en revanche, me crispe, alors qu'elle me plaît beaucoup : tout est design, épuré et coloré… un style qui ne correspond absolument pas aux générations hébergées là comme à l'hôtel, de passage. On aurait voulu rendre un hôpital convivial qu'on ne s'y serait pas pris autrement. Un moindre mal, j'imagine. (Sourire)
Comme au théâtre, comme dans les interviews : (sourire) On sourit beaucoup sans jamais découvrir les dents, ici, lèvres pressées l'une contre l'autre, commissures vers le bas. Mon arrière-grand-mère ferme les yeux de la même manière : elle ne relâche, n'abaisse pas les paupières, elle les serre, tout comme elle presse ma main, m'offrant un court instant le répit de son regard bleu bleu bleu bleu dur.
En partant, j'ai l'impression de l'abandonner, alors que je n'y pensais pas quand on la laissait toute seule chez elle - elle avait sa vie. Ma grand-mère se félicite d'avoir hâté la visite pour me laisser le temps de faire un dernier tour et de manger une dernière glace sur le port ; débarquée dans le centre-ville joyeusement animé, je me demande ce que je fais là. Passée de la lucidité blafarde à l'aveuglement quotidien, il me faut un temps pour me ré-acclimiter à cette vie dont on refoule la fin. Je prendrais bien une glace, finalement. Comme remontant. Sorbet chocolat, glace praliné, le monde revient peu à peu, les gambettes bronzées des gamins en trottinette ou en baskets, la dentelle ensoleillée des feuillages sur le sol, le gréement des bateaux, les mouettes, l'odeur des pins, du port, le clapotis, la sonnerie et les rires du manège, le graillon des chichis et les gens qui n'en font pas, à l'heure de l'apéro.
*
* *
C'est étrange de finir Le Tramway dans la ville de son enfance. Surtout quand on rend visite à son arrière-grand-mère dans sa nouvelle maison de retraite. Ce roman de Claude Simon, c'est exactement ça, « le voyage à double sens, selon deux directions, d'un écrivain enfant et vieillard » (postface de Patrick Longuet), un même trajet en sens contraire, l'un tourné vers l'avenir l'autre vers ses souvenirs. C'est, à Sanary, le champ-contrechamp de l'arrière-pays et de la haute mer, d'un côté à l'autre de la baie.
« […] au lieu de dévisager la mort à partir de ce côté de la vie, envisager la vie à partir de la mort »
François Cheng, Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie
18:39 Publié dans La souris-verte orange | Lien permanent | Commentaires (0)