26 juillet 2015
Aparté #5
13 juillet. Le générique de Papillon défile encore à l'écran que les premières explosions retentissent. En deux trois mouvements, nous sommes sur pied, je laisse Palpatine derrière moi fermer la porte, je suis dans la rue et je cours sans me retourner, certaine qu'il me suit. Après une soirée canapé, les jambes exultent ; je sens ma veste quadrillée me tomber des épaules et je secoue les bras pour l'enlever pour de bon, sans ralentir ; je me vois courir, pour ainsi dire - une image de bonheur cliché les cheveux aux vents, même s'ils étaient selon toute probabilité attachés. C'est si rare de ne pas courir après le RER, le métro, la séance ciné, le temps - de courir parce qu'on en a envie, parce qu'il y a une excitation, une attente.
Forrest Gump s'arrête au coin de la rue suivante : feu rouge et attroupement le nez en l'air. On cherche une place entre les arbres, qui masquent la vue, et les lampadaires, qui l'atténuent. J'ai toujours aimé les feux d'artifice, surtout ceux des villes moyennes, dont les moyens limitent la débauche de fusées simultanées et les nouveautés trop colorées. Je voue un culte tout particulier aux palmiers dorés - les courts, qui me rappellent les palmiers scintillants fichés dans les coupes glacées, qui, pourvu que ma coiffure s'y prête, finissent irrémédiablement dans mes cheveux après avoir été d'un coup de langue débarrassés des restes de chantilly ; et les longs, qui, de palmiers, se transforment en saules pleureurs. J'aime aussi les escargots-escarbilles dorées qui tourbillonnent-tire-bouchonnent et les explosions monochromes, qui me donnent toujours l'impression d'être projetée dans une autre galaxie (comme le faisaient les vieux fonds d'écran étoilés). Plus encore, j'aime les détonations qui résonnent dans ma cage thoracique et les bras inattendus qui l'entourent.
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Le lendemain, tôt pour un jour férié mais tard pour avoir de bonnes places, Palpatine et moi arrivons sur les Champs Élysées. C'est la première fois que je me déplace pour assister au défilé. Les premiers rangs sont bondés et la file d'attente pour constituer les suivants est déjà longue : on ne verra rien. Je grimpe sur une grille en fer forgé ; le rebord n'est pas grand, mais en se tenant bien, on passe par-dessus les badauds, au même niveau que les enfants sur les épaules de leurs parents et les selfie sticks qui, brandis en l'air, ressemblent à des perches de prise de son (on verra d'ailleurs passer un périscope !). Sortant un brassard de sa poche intérieure, un flic en civil nous demande de descendre ; ils sont tellement reconnaissables avec leurs costumes noirs qu'on se dit qu'il sera facile d'échapper à leur vigilance. Et bingo, une fois le Président passé, on peut remonter. Mais on ne le fait pas tout de suite : les régiments stockés devant nous n'avancent pas ; les plumes volètent et les casques s'inclinent pendant que les têtes en dessous échangent quelques mots.
Il y en a aussi qui ne défilent pas, mais déambulent en uniforme sur le trottoir. Je n'ai jamais été très sensible au prestige de l'uniforme (sans doute vaccinée par un beau-père dans la marine militaire), mais force est de constater qu'il y a du beau mec. Palpatine saisit ses jumelles à chaque soupçon de chignon-Famas, trouvant là le paradigme d'un fantasme exercé au rabais le reste de l'année par les ouvreuses et hôtesses de l'air. Soit dit en passant, il serait urgent que les femmes militaires fassent un stage à l'Opéra, parce que les crottes qui leur servent de chignon m'ont passablement traumatisée. Je compte sur mon amie O., pilote d'hélicoptère dans l'armée, pour leur donner une formation en interne. Mais elle avait déjà fort à faire, je me souviens, pour transmettre à ses camarades la synchronisation requise par une marche au pas - les alignements, voilà encore une chose que corps d'armée et corps de ballet ont en commun.
On retrouve d'ailleurs dans l'attente du défilé le même mécanisme que lorsqu'on espère des places de dernière minute : l'attente s'exacerbe d'elle-même et, d'y investir du temps, on se prend à désirer grandement ce qu'on n'était venu chercher qu'en passant. Je ne suis pas certaine que l'on aurait autant profité du défilé si l'on n'avait pas été si inconfortablement accroché à notre grille, développant au passage une certaine solidarité avec avec notre jolie voisine (elle a défendu ma place auprès d'un jeune touriste ayant pensé qu'il pouvait se glisser là alors que nous attendions depuis près d'une heure).
Avant et après les hommes : les machines. Autant les blindés m'ennuient (je me suis éclipsée à ce moment-là pour aller prendre mon cours de danse), autant les avions me font invariablement sautiller sur place en agitant des mini-bras repliés contre moi. Déception, cependant : ils ne passent qu'une seule fois. La répétition des jours précédents, où ils surgissent et ressurgissent à l'improviste, est au final bien plus excitante. Là ! là ! On guette les rafales1 comme à Tadoussac les jets de baleine et les réactions sur Twitter permettraient presque de les géolocaliser. On ne s'arrête qu'après avoir couru une énième fois à la fenêtre... pour n'y trouver qu'un véhicule un peu trop bruyant (souvenirs des débuts où l'on se rue sur son téléphone après qu'une mobylette a fait vibrer le meuble sur lequel on l'avait posé).
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Le soir, feu d'artifice à la télévision. Malgré les moyens déployés et les fusées qui serpentent autour de la Tour Eiffel, je m'ennuie. Il y a quelque chose d'affreusement kitsch2 à masquer le bruit des explosions sous la musique d'un sons-et-lumières. Qu'on le veuille ou non, le plaisir du feu d'artifice est intimement mêlé à l'effroi des détonations. Il n'y a qu'à voir les chiens apeurés et les jeunes enfants terrifiés pour s'en persuader : ceux qui ne savent pas que ces bruits de guerre résonnent dans la quiétude d'un état de paix ne peuvent pas s'extasier devant ces menaces de mort parties en paillettes et fumées.
1 Ou autre avion de chasse. Un rafale, pour moi, c'est comme le sopalin : un générique.
2 Voir aussi cet article sur la disneylandisation du 14 juillet.
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20 avril 2015
Aparté #4
Dans les couloirs du métro, pas de flûte de Pan, d'accordéon ou de guitare, pas de musique vaguement tzigane, mais une chanson d'Alain Souchon.
Foule sentimentale
On a soif d'idéal
Attirée par les étoiles, les voiles
C'était juste après ou juste avant L'Amour à la machine, je crois, et la métaphore me faisait beaucoup rire. C'est l'une des premières chansons de « grand » (comprendre : une chanson qui ne soit pas une comptine) que j'ai sue par cœur, je crois, avec « Casse-toi, tu pues, et marche à l'ombre », que je chantais à tue-tête dans la voiture, avec un plaisir évidemment transgressif, lorsque mon père me ramenait de week-end, une fois tous les quinze jours. Cela fait des mois que nous ne nous sommes pas vus, mais nous dînons ensemble vendredi prochain, c'est noté sur mon agenda : « Dîner Dad » Quand on a l'âge de faire des dîners, on ne peut plus dire que l'on dîne avec son papa (encore moins avec son papounet) et dîner avec mon père me paraît bien dénué d'affectation, alors la traduction anglophone est bien commode. Dîner Dad.
Je prends l'escalier, la chanson se poursuit dans le désordre dans ma tête : Que des choses pas commerciales...
L'ironie de la chose ne m'avait jamais frappée, petite : une chanson qui vente les vertus du non-commercial et des disques vendus à x centaines, milliers d'exemplaires.
On nous fait croire
Que le bonheur c'est d'avoirD'avoir les quantités d'choses
Qui donnent envie d'autre chose
Les Choses de Pérec. Et les gens qui les possèdent ou les convoitent : les belles images du roman de Simone de Beauvoir que je viens de finir, au soleil, et qui m'a un peu coupé l'envie d'en profiter. « Quand nous nous arrêtions dans quelque bourgade, j'avais été souvent gênée par le contraste entre tant de beauté et tant de misère. Papa m'avait affirmé, un jour, que les communautés vraiment pauvres – en Sardaigne, en Grèce – accèdent, grâce à leur ignorance de l'argent à des valeurs que nous avons perdues et à un austère bonheur. […] « Un austère bonheur » : ce n'est pas du tout ce que je lisais sur ces visages rougis par le froid1. »
On nous fait croire
Que le bonheur c'est d'avoir
Mais faire croire l'inverse est tout aussi faux. Une rhétorique de nantis pour se donner bonne conscience et pouvoir passer outre. « Nous n'étions pas venus ici pour nous apitoyer sur eux. »
Foule sentimentale
Il faut voir comme on nous parle
Comme on nous parle
1 Les Belles Images, Simone de Beauvoir, Folio, p. 162 et 165.
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23 mars 2015
Aparté #3
Seuls les mauvais livres détournent de la vie. Les autres nous y reconduisent avec un regard renouvelé, comme aux premiers jours de printemps, lorsque le soleil redonne du relief aux façades et fait miroiter un tas de détails que nous ne nous donnions plus la peine de remarquer. Les voyages que relate Simone de Beauvoir dans La Force de l'âge, les randonnées, le nom des villages plein de tirets et d'accents français, les paysages avalés m'ont rouvert l'appétit. Il faudra que je visite la France, un jour, que je connais fort mal. Et attendre les vacances, évidemment, pour repartir à l'étranger (je n'ai pas de destination précise en tête, je veux seulement que cela me soit étranger). Dans l'immédiat, j'attends surtout que le beau temps se stabilise pour reprendre sur l'heure du déjeuner mes explorations de l'été dernier. D'abord destinées à me repérer dans le quartier où je travaillais désormais, puis à relier ce quartier aux autres, ces déambulations quotidiennes ont bientôt été annexées par mon désir d'exhaustivité et, sans jamais préparer mon chemin sur une carte, j'ai continué dans l'idée que, superposés, mes trajets effectués par pure sérendipité finiraient par quadriller tout ce qui se trouvait à une demi-heure de marche à pied (une demie-heure pour avancer au hasard des rues inconnues ou méconnues ; une demie-heure pour se demander où l'on est arrivé et trouver comment retourner au bureau). Il y a comme une nécessité, un but infini à accomplir (à défaut de l'atteindre). En cela, j'ai l'impression de comprendre Simone de Beauvoir lorsqu'elle raconte qu'elle s'était fait un devoir de ses randonnées effectuées dans les paysages sauvages du Midi alors qu'elle était en poste à Marseille ; même si l'acharnement qu'elle met ensuite à tout voir lors d'un voyage en Espagne avec Sartre (églises, hameaux, tableaux, paysages...) me fait plutôt penser au mapping méticuleux de Palpatine qui checke tous les spots à voir. Je n'ai pas pour ma part cette curiosité indifférenciée, la curiosité de l'érudit capable d'accumuler dates et faits sans savoir ce qu'il pourra en faire, sans savoir même s'il en fera quelque chose. Les curiosités ne m'intéressent pas en tant que telles. En revanche, j'adore regarder, surtout quand il n'y a a priori rien à voir.
Je traverse parfois des phases d'attention flottante où tout devient spectacle, s'anime et prend un relief particulier (d'où que le soleil y est particulièrement propice). Je ne suis alors plus qu'une spectatrice, toujours un peu surprise si quelqu'un remarque ma présence, m'imaginant invisible derrière les feux de la rampe imaginaire dont le monde se trouve, pour moi, éclairé.
J'ai remarqué que cela arrivait souvent après une longue période devant une feuille ou derrière un écran, toute surface qui renvoie vers un monde abstrait. Quand on retourne à la réalité concrète et contingente, on la voit soudain chatoyante de sons, de matériaux ; ici le rutilant d'une carrosserie, là un morceau de ciel et de branches qui passe dans une flaque d'eau ; une bribe de conversation, le chant d'un oiseau en pleine ville, le crissement d'un pneu, perçus simultanément et distinctement, comme occupant chacun la ligne de la partition-somme dédiée au chef d'orchestre ; les voitures, les poussettes, une pièce de monnaie qui roulent ; les fenêtres, les toits et les balustrades immobiles, exposées pour quelques instants encore à la lumière du soleil.
Cet état d'émerveillement ne dure généralement pas longtemps ; le grouillement plein de vie a tôt fait de redevenir une routine bruyante et agressive, où l'on se heurte à la platitude de la matière et à la foule écœurante : les carrosseries rutilantes ne sont plus que des bagnoles encombrantes ; le chant de l'oiseau, des décibels de plus ; les beautés idiosyncrasiques, des individus avec deux yeux, un nez, une bouche. Mais tant que la parenthèse tient et que je demeure avec le monde en aparté, un rien m'amuse et tout me remplit de joie.
(En aparté)
Aujourd'hui, en sortant du bureau, j'ai eu envie moi aussi (suivant l'inspiration de Simone à midi) de me faire promener en auto. Tant pis pour l'assimilé détour1, j'ai pris le bus ; il faisait vraiment trop lumineux pour s'enfoncer sous terre. Les feux rouges et menus délais, qui d'ordinaire m'insupportent et me font préférer la linéarité aveugle du métro, m'ont offert quelques instants supplémentaires pour fureter la vitrine que la ville déroulait, agréablement secouée par les vibrations du bus « à l'arrêt » (mode off du véhicule, mode on de l'engin – vue de l'esprit ? Les gens semblaient moins tirer la tronche que dans le métro). J'ai ainsi aperçu dans le taxi d'à côté un sac alvéolé de petites feuilles découpées : Pierre Hermé ! Quand même, me suis-je dit... ma bourgeoisie culinaire exagère, mais cette reconnaissance m'a mise en appétit. Sur la trame ainsi posée, j'ai eu le plaisir de voir se broder les autres dentelles de Paris :
les balustrades en fer forgé, qui me plaisent toujours, même lorsque je trouve leur motif laid (questions afférentes : à quelle époque a-t-on cessé de créer de tels ornements et décidé que la laideur serait plus fonctionnelle ? Existe-t-il un catalogue de ces pièces en fer forgé ? J'imagine des dessins d'architecte, sans pouvoir décider du plus plausible : auront-ils été commandés par un fabriquant de l'époque ? compilés par un conservateur ? crayonnés par un étudiant en architecture, qui bientôt en fera un tumblr ?)
et les branchages des arbres noirs de contrejour ou de pollution, chaque espèce avec son motif. Habituée aux petites boules qui confèrent un air de fête aux rives de la Seine et que j'ai toujours envie de cadrer dans mes photos, je me suis aperçue place d'Italie que je ne connaissais pas la ramure des arbres en son centre – des arbres tout fins, qui ne ressemblent à rien et que, jusque là, j'avais probablement inconsciemment rangé dans la catégorie balais à chiottes (terrible vérité : tout comme l'homme descend du singe, l'arbre descend du balai à chiottes). Si je dessinais l'un de ces arbres, avec ses branches dressées vers le haut, comme des petites plumes, quelqu'un saurait-il me dire de quelle espèce il est ?
« c'est à Burgos que j'ai compris ce que c'était qu'une cathédrale, et au Havre ce que c'était qu'un arbre. Malheureusement, je ne sais pas trop quel arbre c'était. [...] (Ci-joint un petit croquis ; j'attends votre réponse.) »
Lettre de Sartre citée dans La Force de l'âge par Simone de Beauvoir, qui conclut d'une note en bas de page (p. 139 du Folio) : C'était un marronnier.
Je n'ai aucune découverte nauséeuse à faire, mais je trouve très amusant que Sartre n'ai pas (re)connu l'arbre devenu l'emblème de sa théorie sur la contingence.
1 Tant pis... ou tant mieux. Le détour, détournant du trajet trop bien connu, est un divertissement souhaitable. Si l'on pousse le bouchon un peu trop loin, la vie elle-même n'est-elle pas un long détour de la mort ?
23:38 Publié dans La souris-verte orange | Lien permanent | Commentaires (0)
28 janvier 2015
Aparté #2
La jeune fille que je suis sur le point de croiser tient ouvert des deux mains un livre vert, trop grand pour être un livre de poche. Quand j'arrive à sa hauteur, deux syllabes prononcées à voix haute me parviennent, sans que je puisse leur donner une quelconque signification. Je vois, je revois, déjà (dépassée), son regard, absent et comme retourné en lui-même, qui semble chercher à lire une connaissance inscrite à l'instant même dans la mémoire, du trait tremblotant de qui marche.
Un livre trop grand pour être un poche, deux syllabes sans signification : il suffit d'un regard pour donner sens à ces bribes de geste et savoir que cette jeune fille révise en marchant. Comme cette incantation scolaire me paraît étrange, maintenant que je ne la pratique plus !
16:49 Publié dans La souris-verte orange, Of mice and writing | Lien permanent | Commentaires (0)