09 septembre 2016
Aller de l'arrière
Paris, Marseille. La rame est quasiment vide : nous ne sommes que cinq. Au lieu de profiter du calme inattendu pour chroniquetter sévère et justifier de me trimballer un bon kilo d'ordi, je passe l'essentiel du trajet à regarder par les fenêtres, de droite et de gauche, aucune silhouette empesée ne venant arrêter mon regard, aucun regard ne le contraignant à se détourner. Je ne sais pas si je renoue avec la géographie, à relever ses indices in situ, ou simplement avec le monde enfantin qui se déroulait par la vitre arrière lors des interminables voyages en voiture – quoique, pas interminables, juste assez longs pour, à l'image de M. Jourdain, faire de la prose : « Quand est-ce qu'on arrive ? » « On arrive quand ? » « On est bientôt arrivé ? » et ne même plus le demander, anticipant la singerie des parents.
Il y a les clochers, qui ne font plus signe vers aucune religion et dessinent seulement un paysage, flottant au milieu des villages comme une icône de localisation. Ici, vous êtes ici, il y a de la vie ici, une église, quelques habitations, une boulangerie, sûrement.
Il y a les lignes à haute tension, ces géants franchouillards aux jupes ou aux manches retroussées (selon qu'on les imagine porter des paniers ou souffler la fourche tout juste déposée), quand les éoliennes, elles, font suspecter des origines extraterrestres (j'imagine toujours un remake science-fi de Don Quichotte, moulins alignés en pleine Guerre des mondes…). J'ai du mal à envisager qu'elles puissent défigurer le paysage, quand, à le peupler, elles me semblent bien plus à même d'avoir une identité, anthropomorphisées.
Il y a les châteaux d'eau, donjons esseulés en plein champs, bizarres constructions à la base plus étroite que la corolle qui la surplombe, qui semblent à vrai dire moins échappées d'une forteresse médiévale que d'un jeu d'échecs, sur leur plateau.
Il y a la végétation du change insensiblement, recul du vert au profit de l'ocre, comme si la mer, vers laquelle on se dirige, avait absorbé tout le capital aqueux de la zone qui précède.
Il y a les champs de vigne bien peignés, ces rainures que la vitesse du TGV transforme en images holographiques, argentées.
Il y a les tuiles, les pins, le Sud enfin et ses collines caillouteuses que j'aimerais arpenter depuis que j'ai lu Simone de Beauvoir et que j'ai bien envie, moi aussi, d'être douée pour le bonheur et de marcher sur, comme à la rencontre d'un ennemi qui n'arrivera pas, parce que je l'aurai terrassé en moi, piétiné à chacun de mes pas.
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Sanary. Je fais mon pèlerinage…
… le manège de chevaux de bois, où j'ai usé la manivelle de soucoupe tournante (comme les tasses à Disneyland), et le circuit de petites voitures, que j'ai beaucoup regretté une fois trop grande pour monter dedans (même si j'ai joué les prolongations sur les grosses petites motos) ;
… le kiosque à chichis, depuis changé de propriétaire ; on soufflait dessus pour ne pas se brûler avec la pâte à la fleur d'oranger et ça faisait voler les grains de sucre ; il en restait largement assez, cependant, pour s'en coller tout autour des lèvres, comme sur le pourtour des verres à cocktail ;
… Baba Yaga, la librairie d'où viennent la plupart de mes Castor poche (choisis pour l'épaisseur de leur tranche autant que pour leurs histoires – il fallait que ça dure) et feu la seconde libraire, remplacée par une agence immobilière ou un bar, je ne la situe plus ;
… la maison de la presse où ma cousine et moi dépensions la moitié de notre argent de poche, l'autre moitié étant réservé aux babioles vendues sur le marché de nuit, sur le port : porte-clés phosphorescent, que l'on observait à travers un rouleau de sopalin ; barrette en résine (pour ma cousine), pique à chignon couronnée d'une bille plate (pour moi) ; collier dauphin et boucles d'oreille en forme de jolie-petite-feuille, dixit notre grand-mère, qui n'avait pas reconnu le cannabis, que nous connaissions sans jamais en avoir fumé (on pouffait) ; et mon souvenir le plus cher (peut-être le plus bon marché), Milly-la-chenille orange que je promenais entre mes doigts, tirée par un fil de pêche accroché à son nez ;
… le port avec ses grandes dalles de pierre, qui nous faisaient marcher-sauter de guingois pour ne pas mordre sur les entrelacs blancs ; le port et ses palmiers ; le port et ses stands de pêche ; le port et ses barques et ses voiliers, le bruit des gréements ;
… les boulangeries pleines de fougasses, de ficelles aux olives qui n'parvenaient jamais jusqu'à l'appartement, et de tropéziennes-pour-maman ;
… le quadrillage des ruelles marchandes et pittoresques, lanternes, pavés, volets fermés ;
… le clocher de l'église, dans laquelle je suis rarement entrée, et juste à côté, depuis peu, une pâtisserie à tomber ;
… et la jetée du phare, après le coin à boules et la desserte des optimistes, rangés par trois sur trois étages depuis plus de vingt ans.
Les commerces ont beau changer et le tourisme se professionnaliser (j'ai entendu parler allemand !), je ne me lasse pas de retrouver cette ville, qui fait ressurgir des souvenirs à chaque coin de ruelle, mieux même, des instants de vie indistincts, les étés chauds, les mois traînant des vacances, à compter les jours jusqu'à mon anniversaire, puis en sens inverse, jusqu'à la rentrée. J'ai bougé en région parisienne si bien que le seul endroit où je suis revenue, où j'ai vécu, année après année, quoique pour des séjours de moins en moins longs, c'est à Sanary et c'est à Sanary que je sens remuer mes racines bouturées, là où se trouve mon enfance, mon arrière-grand-mère et mes grands-parents la moitié ensoleillée de l'année.
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Sur la jetée du phare, j'embrasse du regard la ville striée de mâts et le clocher qui dépasse devant les collines-montagnes de l'arrière-pays, là où l'on allait finir la journée, chez mon arrière-grand-mère, en face des chevaux, au pied du Gros-Cerveau – que l'on ait donné un nom pareil à une montagne me faisait rire. J'irais bien explorer le Gros-Cerveau, à présent, découvrir cet endroit qui n'a jamais été qu'un paysage, qui l'est plus que jamais depuis la jetée du phare, parachevant le village de carte postale et le dépassant tout à la fois, plus providence que Provence avec les nuages qui se lèvent au moment où le jour décline. Je ne sais si ce sont ces montagnes ou la golden hour, mais en balayant l'anse du regard et je suis prise d'une intense sensation d'éphémère, le seuil de lumière sur les rochers empilés, le soleil dans la galaxie et nous dans ce petit miracle, cette petite enclave de l'univers, belle, belle, belle et éphémère, fusse en millions d'année. Jusqu'à ce que le soleil se fane en naine blanche ou explose en supernova, jusqu'à la fin de notre vie d'insecte, jusqu'à ce soir, la beauté est là qui prend à la gorge.
Je finis par m'arracher à ce vertige de nous qui passons dans le temps et revenons sur nos pas, et revenue au port, la mer à nouveau devant moi, bordée par la jetée du phare, j'ai la certitude soudain qu'on peut être heureux sans tout voir, sans parcourir le monde comme une checklist, en continuant à vivre là où on a grandi, fusse ailleurs, dans le sillage de ses souvenirs. Quelque part où l'on se sente bien et où l'on n'ait pas sans cesse à se chercher.
Mon enfance n'est perdue, je l'ai vécue, elle est là, devant moi. Je me reconnais dans l'enfant que je ne suis plus et que je suis contente d'avoir été.
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La maison de retraite est dans la pinède. On parle souvent de mouroirs, mais la tristesse vient au contraire de ce que tous les pensionnaires sont bien vivants, les escarres sur la peau, les corps fatigués en diverses formes (jusqu'au bout, l'inventivité folle du vivant), mélange de gravité et de gras, d'os mal maintenus, colonne vertébrale courbée, embonpoint qui remplit l'espace à défaut du temps – et l'esprit à l'avenant, qui s'enraye différemment. On ne sait jamais, avant de s'adresser à quelqu'un, s'il nous comprendra. L'une que j'imaginais gâteuse découvre une voix de monstre durasien, très cohérente… jusqu'à ce que la situation se soustrait à cette cohérence occasionnelle et qu'elle répète, sans que j'y puisse plus rien répondre, que ma grand-mère ressemble beaucoup à sa mère à elle, et que c'est très dur. Mon arrière-grand-mère, pour être exacte. Qui peine à enchaîner les quatre générations, sa fille, d'accord, mais arrière-petite-fille, c'est compliqué tout ça, avec ma mère absente ce jour-là (je ne sais pas si la logique s'est absentée ou si elle l'a congédiée, par trop effrayante). Je peine aussi : mon arrière-grand-mère parmi toutes ces petites vieilles est-elle elle aussi une petite vieille au yeux des autres visiteurs ? Elle a une canne, à présent, dont elle se sert, il est vrai, essentiellement pour la pointer dans le dos de ma grand-mère lorsqu'elle ne la regarde pas (bizarrement, les plus vieux paraissent les plus fringants : ma grand-mère centenaire, et une dame de quatre ans son aînée, qui se ballade en robe orange et déambulateur).
Dès que sa fille a le dos tourné, elle se tourne vers moi et remue langue et lèvres pour se moquer de son babillage incessant, qu'elle ne suit plus vraiment – elle perd le fil, pas son humour. Son franc-parler légendaire est également intact : alors qu'une dame nous demande de ses yeux pleins de larmes de l'aide pour l'ascenseur, mon arrière-grand-mère nous glisse en aparté « c'est une conne », et lorsqu'on lui fait valoir qu'elle est juste perdue, la seconde de doute est vite balayée : « mais non, elle est conne ». Ça, c'est fait. Elle est également persuadée que l'ancienne championne de basket en fauteuil roulant est un monsieur, mais la transexuelle malgré elle est dans ses bonnes grâces et elle la couvre de baisemains et marques de tendresse, elle la femme farouche qui n'en a jamais fait qu'à sa tête. Pas de demi-mesure : aucun égard pour certaines, amour infini pour d'autres vie faibles qu'elle ne cesse d'embrasser – brutalité et confiance des affinités enfantines.
Elle a toujours été butée comme une gamine, notez-bien, mais cela doit bien faire quatre-vingt-dix ans qu'il n'y avait pas eu d'étiquettes à son nom sur ses vêtements. Je suis étrangement soulagée de découvrir que la salle à manger est digne d'un restaurant, tables dressées avec de la belle vaisselle et des verres à pieds ; j'aurais mal supporté la cantine comme marque supplémentaire d'infantilisation. La décoration, en revanche, me crispe, alors qu'elle me plaît beaucoup : tout est design, épuré et coloré… un style qui ne correspond absolument pas aux générations hébergées là comme à l'hôtel, de passage. On aurait voulu rendre un hôpital convivial qu'on ne s'y serait pas pris autrement. Un moindre mal, j'imagine. (Sourire)
Comme au théâtre, comme dans les interviews : (sourire) On sourit beaucoup sans jamais découvrir les dents, ici, lèvres pressées l'une contre l'autre, commissures vers le bas. Mon arrière-grand-mère ferme les yeux de la même manière : elle ne relâche, n'abaisse pas les paupières, elle les serre, tout comme elle presse ma main, m'offrant un court instant le répit de son regard bleu bleu bleu bleu dur.
En partant, j'ai l'impression de l'abandonner, alors que je n'y pensais pas quand on la laissait toute seule chez elle - elle avait sa vie. Ma grand-mère se félicite d'avoir hâté la visite pour me laisser le temps de faire un dernier tour et de manger une dernière glace sur le port ; débarquée dans le centre-ville joyeusement animé, je me demande ce que je fais là. Passée de la lucidité blafarde à l'aveuglement quotidien, il me faut un temps pour me ré-acclimiter à cette vie dont on refoule la fin. Je prendrais bien une glace, finalement. Comme remontant. Sorbet chocolat, glace praliné, le monde revient peu à peu, les gambettes bronzées des gamins en trottinette ou en baskets, la dentelle ensoleillée des feuillages sur le sol, le gréement des bateaux, les mouettes, l'odeur des pins, du port, le clapotis, la sonnerie et les rires du manège, le graillon des chichis et les gens qui n'en font pas, à l'heure de l'apéro.
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C'est étrange de finir Le Tramway dans la ville de son enfance. Surtout quand on rend visite à son arrière-grand-mère dans sa nouvelle maison de retraite. Ce roman de Claude Simon, c'est exactement ça, « le voyage à double sens, selon deux directions, d'un écrivain enfant et vieillard » (postface de Patrick Longuet), un même trajet en sens contraire, l'un tourné vers l'avenir l'autre vers ses souvenirs. C'est, à Sanary, le champ-contrechamp de l'arrière-pays et de la haute mer, d'un côté à l'autre de la baie.
« […] au lieu de dévisager la mort à partir de ce côté de la vie, envisager la vie à partir de la mort »
François Cheng, Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie
18:39 Publié dans La souris-verte orange | Lien permanent | Commentaires (0)
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