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18 octobre 2015

887

En arrivant pour la représentation de 887, je ne connais ni Robert Lepage ni l'homme qui s'avance sur la scène, toutes lumières allumées, pour nous demander d'éteindre nos téléphones portables, ces téléphones qui contiennent curieusement toute notre vie et sur lesquels on externalise notre mémoire, oubliant, n'apprenant même plus les numéros qui marque notre vie – et 887 en est un pour Robert Lepage, quoique pas de téléphone : c'est l'adresse où il a vécu enfant. Le spectacle a déjà commencé lorsque les lumières s'éteignent, et je regrette presque qu'il ne se déroule pas entièrement à la lumière d'une salle bien présente, qu'il faille faire spectacle alors que j'étais si bien dans cette confidence impromptue.

C'est étrange au vu de ma formation en lettres, mais ces temps-ci, j'ai un peu de mal avec le filtre de la fiction ; l'adresse directe de l'essayiste me parle davantage, aussi stylisé son discours soit-il. De fait, des scènes jouées seul, en passant sous ellipse les réponses de ses interlocuteurs absents, et des souvenirs narrés directement au spectateur, ce sont ces derniers que j'apprécie le plus. L'acteur soudain ne monologue plus, il dialogue avec nous, et on le suit avec plaisir du coq à l'âne et de fil en aiguille. Il semble broder au hasard sur un terme ou un thème, mais tout est tramé pour que les mots et les images souterrainement entrent en résonance et, se faisant écho, fassent sens. Pas de transition en grand écart pour autant : Robert Lepage sait couper quand il le faut, et passer à un autre sujet, comme on le fait au cours d'une longue conversation entre amis. Pas de transition mais des liaisons ; lier ensemble, inter-legere, c'est le propre de l'intelligence. De fait, Robert Lepage est un virtuose de l'association d'idée et pas seulement d'idées, mais d'images et de formes, en témoigne l'instant choisi pour illustrer l'affiche du spectacle, où les gerbes d'un feu d'artifices se rejoignent pour former un réseau neuronal, permettant à Robert Lepage de passer de la fête nationale du Québec à la mémoire défaillante de sa grand-mère, et de relier discrètement mémoire individuelle et mémoire collective. Sans jamais perdre sa perspective autobiographique ni jamais se transformer en conférencier, il nous plonge dans le Québec des années 1960, où les tensions séparatistes sont exacerbées par des tensions plus sous-jacentes, mais peut-être plus prégnantes, de classes sociales, « entre une population francophone qui était pauvre et une population anglophone ». L'exposé n'a rien d'abstrait : c'est un poème de Michèle Lalonde que le comédien ne parvient pas à mémoriser, sur lequel il s'acharne, invoquant le palais de la mémoire puis les talents d'un ancien ami répétiteur, et qu'il finira par vociférer après avoir rétabli dans sa dignité la figure de son père chauffeur de taxi, qui ne savait pas lire. Speak White : l'injonction de la classe dominante à adopter son langage lui restait en travers de la gorge.

C'est pour ainsi dire le seul moment où Robert Lepage quitte le ton de la confidence : l'histoire, grande ou petite, est vue avec le recul d'une vie et la perspective transforme l'amertume en mélancolie et... l'immeuble où le comédien a vécu en maison de poupée. Avec sa passion des miniatures, parfois agrandies pour le fond de la salle à l'aide d'images filmées en direct avec un smartphone et retransmises sur l'écran géant de la scène1, Robert Lepage matérialise son récit, usant de la fascination que l'on peut avoir pour les petites cases allumées des immeubles lorsque l'on passe devant, à pieds ou en métro aérien. Zoom out, zoom in, d'un quart de tour, l'immense maison de poupée devient un appartement, qui rétrécit à nouveau, zoom in, zoom out. On ne sait plus si l'on regarde la vie à la loupe ou au microscope, mais peu importe : grande ou petite, avec Robert Lepage, l'histoire est infiniment poétique.

Mit Palpatine

 

1 Quand même : j'étais heureuse d'être proche de la scène. Je ne suis pas certaine que le spectacle passe aussi bien depuis le fond de la salle.

28 septembre 2015

Triple bill et variations

Je ne sais trop quoi penser de Clear, loud, bright, forward, à part que les costumes irisés à écailles d'Iris Van Herpen et les plafonniers façon entrepôts, qui font basculer les lumières, nous plongent dans une atmosphère sous-marine esthétiquement réussie, où les ombres immenses évoquent aussi bien de grandes algues que des silhouettes vaguement menaçantes (les plafonniers me rappellent la scène de l'interrogatoire dans l'adaptation du Procès de Kafka par Orson Wells). Après, pour ce qui est de distinguer les sirènes (que le justaucorps attaché derrière le cou met plus ou moins en valeur) sur le mouvements des ondins (en bleu, presque fondus dans l'absence de décor), c'est une autre histoire. Benjamin Millepied pratique un art du contrepoint fort difficile à suivre avec toutes ses formation asymétriques et simultanées, sans cesse au bord de la dissolution – d'autant plus difficile à suivre que les danseurs ne sont pas toujours ensemble (deux synchro et un en décalé, c'est trop pour faire un canon et trop peu pour un ensemble). On ne peut pas vraiment leur en vouloir : non seulement c'est une avant-première, mais le rapport du chorégraphe à la musique est loin d'être évident. Suite à mes critiques1, JoPrincesse m'a assuré qu'il était musical et, étant donné son expérience musicale et l'absence de la mienne, je suis bien obligée de la croire (et d'abandonner ma condamnation péremptoire qui, quelque part, m'arrangeait bien en me fournissant une position tranchée). Je persiste à penser, cependant, que même si la chorégraphie de Benjamin Millepied tombe juste sur la musique, elle n'a pas cette qualité que j'associe à la musicalité et qui est de jouer avec la musique, en étirant ou contractant le mouvement à la limite de l'arythmie. Il y a bien sûr un rythme indéniable et quelques moments d'adages qui calment le jeu, mais cela manque à mon goût d'accélérations et de ralentis, qualités du mouvement qui l'impriment dans la rétine du spectateur et le lui font ressentir. Il y a de très chouettes trouvailles (un bondage de bras autour de Marion Barbeau et, mon préféré, un poisson inversé où, au lieu de tomber dans le filet de son partenaire, Léonore Baulac plonge et remonte tel un saumon dans ses bras2), mais justement, il y en a trop pour voir quoi que ce soit. Je me demande si Benjamin Millepied ne souffrirait pas du syndrome du jeune chorégraphe sur-enthousiaste, découvert avec Asphodel Meadows de Liam Scarlett, qui consiste à mettre à chaque fois toutes ses idées dans le même ballet. C'est d'autant plus frappant que le Robbins qui suit est très épuré.

L'esthétique d'Opus 19 / The Dreamerm'a rappelé le Violon Concerto de Balanchine (1972) et le Concerto en sol de Jerome Robbins (1975) – peut-être parce que ma connaissance de ces chorégraphes est assez limitée, mais aussi en partie parce qu'il y a un air d'époque – une brise, pourrait-on dire tant le ballet est planant. Ennuyant, dixit Melendili. Sans la création qui l'a précédé, j'aurais probablement été du même avis. Dans le contexte de cette triple bill, cependant, cela a été une bouffée d'air frais – et l'occasion de vérifier que non, décidément, je ne déteste plus Mathieu Ganio, qui patine bien avec le temps. Son duo avec Amandine Albisson fonctionne d'autant mieux que la jeune étoile n'est pas du genre à attendre que son partenaire la mette en valeur pour s'imposer. Il y a chez elle une vague réminiscence d'Aurélie Dupont, qui me fait penser qu'elle devrait me plaire. Je ne sais pas si vous avez déjà remarqué, mais on retrouve facilement des « types » de danseuses et l'on pourrait s'amuser ainsi à recréer la galaxie Noureev : à côté d'Amandine Albisson / Aurélie Dupont, nous aurions Héloïse Bourdon / Elisabeth Platel (le port de tête !) et Laura Hecquet / Agnès Letestu (implacable).

Laura Hecquet apparaît tout sourire dans Thème et variations. Il suffisait de lui offrir un ballet affreusement technique pour qu'elle s'épanouisse. Évidemment, il ne faut pas rêver, elle ravale et rallume régulièrement ce sourire-tout-beau-tout-neuf dans un pincement de lèvres, au point que, ne la connaissant pas, Melendili ne la trouve pas très souriante, alors qu'elle a probablement davantage souri pendant ces vingt-cinq minutes de Balanchine que dans toute sa carrière réunie. Mais après tout, faut-il sourire pour rayonner ? Le diamant n'étincelle-t-il pas en raison même de sa dureté ? En effet, Thème et variations convoque immédiatement en moi le souvenir du dernier mouvement des Joyaux. C'est le même « oh ! » à l'ouverture du rideau, suivi de la même salve d'applaudissements de joie enfantine, alors que personne sur scène n'a encore bougé – la guirlande argentée suspendue en hauteur a simplement été remplacée par deux lustres (petite pensée pour les Balletonautes : on nous a épargné le décor kitschouille). Je suis un peu effrayée au début par la pompe déployée (et les tutus un brin criards), mais on se laisse rapidement entraîner par la rutilance de l'ensemble, qui s'apprécie comme un feu d'artifice. La question des équilibres ne se pose même pas pour Laura Hecquet : on a l'impression qu'elle pourrait continuer indéfiniment à développer ses jambes d'acier, seulement soutenue par ses voisines de guirlandes, elles-mêmes sur pointes. Promenades arabesques, grands ronds de jambes, grands battements : comme Myrtha et toutes les reines qui peuplent le ballet, elle règne sur son royaume et ses sujets n'ont de cesse de se jeter à genoux devant le couple royal qu'elle forme avec Josua Hoffalt (en quatrième, tout de même, on sait se tenir à la cour). Sous le coup de cette démonstration de puissance, j'en oublie de chercher toutes les références aux ballets de Petipa doctement pointées par les Balletonautes. La seule qui me saute aux yeux, ce sont les quatre petits cygnes ou plutôt les trois petits cygnes plus Héloïse Bourdon, que l'on verrait davantage dans le quatuor suivant3. Il y a un côté très l'art pour l'art dans ces clins d'oeil adressés au balletomanes, et je ne parviens pas à savoir si c'est l'indice d'un sommet artistique ou d'un chant du cygne. Le propre de l'apothéose est sans doute de tenir un peu des deux : peu importe que Dieu soit mort, c'est divin – c'est l’apparat du pouvoir dans toute sa violence et sa nudité de tutus rigides. Quelque part, le raffinement autoréférentiel est une manière de se voiler la face, de ne pas être ébloui par la force des corps, du corps de ballet : lorsqu'il attaque en grand battements lors du final, c'est une armée que l'on voit avancer. Pas de doute, le ballet de l'Opéra est sur le pied de guerre.


1
 Je ne suis pas la seule à être allée chercher du côté des antonymes. « Confused, noisy, dull, inert » pour @amelie_sc, « Tamed, Soft, Quiet » pour @dansomanie... Bientôt un dictionnaire des antonymes.
2 Tant qu'on est dans le name-dropping : cela fait du bien de voir Letizia Galloni sur le devant de la scène.
3 Après la création de Boris Charmatz, on se rend compte qu'il n'est pas très difficile d'être classé parmi les grands cygnes : les danseuses ne sont pas bien grandes, dans l'ensemble !

27 septembre 2015

Entrez dans la danse, entrez à Garnier

20 danseurs pour le XXe siècle, 20 danseurs disséminés dans les espaces publics du palais Garnier : honnêtement, je m'attendais à un concept fumeux, où la pose (physique aussi bien qu'intellectuelle) prend le pas sur la danse. Il n'en est rien. Certes, Boris Charmatz n'a pas chorégraphié un seul mouvement, mais il récupère avec bonheur le répertoire du ballet de l'Opéra pour créer un musée de la danse aux collections variées et accessibles – ce n'est pas un vain mot : les danseurs sont là, un peu partout, de plein pied avec vous. Des cercles se forment autour d'eux comme les passants dans la rue s'attroupent pour observer des danseurs de hip-hop. C'est un régal de voir le classique abordé de la même manière que la street dance, qui n'est elle-même qu'une forme (certes fort plébiscitée – je n'ai jamais pu accéder au balcon à cause du monde qui y était amassé) parmi d'autres : contemporain, disco, Bollywood, buto, music-hall... Les danseurs passent d'un style à l'autre avec l'aisance qui les caractérise ; j'ai seulement eu une persistance rétinienne un peu étrange en voyant une mort du cygne interprétée par une danseuse qui faisait une claudette en bottes à talons l'instant d'avant...

Les danseurs sont réunis par groupes de deux ou trois et dansent à tour de rôle les deux ou trois extraits qu'ils ont préparés. Ils peuvent ainsi souffler entre deux passages, régler la musique pour leur collègue (de manière très casual, sur le téléphone relié à l'ampli – on a l'impression d'être à la soirée d'un ami !), indiquer le périmètre qu'il va falloir au danseur... et échanger quelques mots avec leur public, qui cesse d'être une masse informe plongée dans l'obscurité. Cela fait une énorme différence et tous les danseurs ne gèrent pas aussi bien le changement : certains, manifestement gênés, ne savent pas où placer leur regard, voire arborent un visage complètement fermé (Alexandra Cardinale, qui danse Nikiya, vous donne la sensation assez désagréable d'être Gamzatti), quand d'autres cherchent le contact et le cultivent en présentant en quelques mots l'oeuvre qu'ils vont danser.

Presque davantage encore que les extraits présentés, c'est ainsi la personnalité des danseurs qui vous retient de céder à la tentation du zapping : j'ai pour ma part passé un long moment du côté des loges cour, en la compagnie chaleureuse et pétillante de Julie Martel (Dances at a gathering, danse Bollywood, danse des années 1920) et Caroline Osmont (Who cares?) puis Myriam Kamionka (La Mort du cygne, Lamentations de Martha Graham...). Elles préviennent – attention ! – lorsque la chorégraphie menace de les faire s'approcher un peu trop près du cercle qui s'est formé, en préparent la percée lorsqu'un manège a été transformé en traversée aller et retour du couloir, et demandent à l'auditoire si elles parlent assez fort lors de la présentation des extraits, s'excusant de ne pas être rompues à l'exercice, on n'est pas habitué à parler devant vous, c'est nouveau pour nous aussi. Le visage de Myriam Kamionka est émouvant et la joie de Julie Martel, communicative : pour une fois que je ne suis pas assise, j'en profite pour laisser le rythme me traverser et, sans vraiment m'en rendre compte, je ponctue ce que je vois d'épaulements et coups de tête. Vous connaissez ? me demande Julie Martel alors que j'étais partie en quête de son nom pour pouvoir la guetter dans les prochaines distributions. J'ai vu votre coup de tête. C'est que c'était la variation de la danseuse en vert de Dances at a gathering, vue et revue lors d'une répétition publique... Contrairement à ce que l'on pourrait croire, elle ne perd rien de sa verve dansée en baskets. Pour des raisons évidentes, l'usage des pointes était fort limité (je ne les ai vues que pour la mort du cygne, dont les piétinés ne sont pas trop dangereux), mais les baskets contribuaient à l'ambiance décontractée, comme si on avait posé sacs et manteaux dans un parc pour une petite jam session entre amis (en stage de danse, on se retrouvait comme ça à répéter la variation du jour et ça finissait en grand nawak, avec les grandes qui portaient les petites en poisson – et elles en redemandaient, les inconscientes, comme si c'était un tour de manège).

Alors que, vers la fin, je passe une tête dans la galerie du glacier pour voir si je ne pourrais pas rattraper le début de Forsythe par Alessio Carbone en T-shirt rose1 – raté –, un de ses collègues me demande si j'ai tout vu. Je crois bien, que je réponds. Et j'ai tort : le mini-programme, attrapé à la sortie, m'apprendra que j'ai loupé deux scènes, au rez-de-chaussée. C'est l'aspect le plus frustrant de la performance : même si on a le temps de se faire une bonne idée de ce qui est présenté, on ne peut pas tout voir et l'on est sans cesse partagé entre l'envie de regarder et celle de circuler pour savoir ce qu'il y a d'autre à voir, ce qui, paradoxalement, donne l'impression d'avoir à la fois manqué plein de choses et tout vu, c'est-à-dire tout aperçu, et de s'en être plus ou moins lassé (sans compter que toutes les extraits ne se valent pas – rien à faire, les chorégraphies de Nijinska et autres avant-gardistes, ça ne parle me pas). D'où l'importance primordiale de la personnalité des danseurs et du contact qui s'établit avec eux. Cet eye-contact improbable avec Caroline Osmont (?), à travers la vitre, elle sur la loggia, moi dans le grand foyer, électrisant comme les pas de break dance dans lesquels elle était lancée, de profil à son public, valait bien que je me sois détournée de la scène du grand foyer.

Entre cette création et l'avant-première réservée aux jeunes, on se dit que Benjamin Millepied se donne les moyens de mettre en pratique sa volonté d'ouverture. Cela mettra du temps, cependant : l'origine sociale du public est encore plus frappante quand il est composé uniquement de jeunes et que cela ne laisse aucun doute, l'âge évacuant l'hypothèse d'une potentielle ascension sociale via le travail de tout une vie. Tout juste a-t-on une classe2 ou deux pour un semblant de mixité sociale. Comme dirait à son camarade l'un des rares spectateurs de couleurs croisés sur le chemin de la sortie, mains suspendus aux bretelles de son sac à dos : « C'est sociologique. »

 

 


1
 Petite pensée par @odette9 qui aurait fondu sur place.
2 Je suppose : une adulte manifestement trentenaire distribuait des places à la ronde avant le spectacle, à des jeunes qui semblaient tous se connaître.

26 septembre 2015

Le Prodige roque

Le véritable prodige de ce film sur Bobby Fischer est de parvenir à instaurer une tension dramatique autour des échecs, sans jouer version sorcier, ni même exiger du spectateur qu'il connaisse les règles de jeu. Les miennes se bornent au déplacement des pièces – tout juste de quoi frémir lorsque le déplacement, pile dans le L du cavalier adverse, implique un sacrifice. Cette stratégie de jeu donne même au film son titre original : The Pawn Sacrifice1. Bobby Fischer n'est pas du genre à jouer timoré : il déteste les match nuls et, lorsqu'il comprend que les Russes jouent en équipe contre lui et cherchent le pat pour mathématiquement l'empêcher d'accéder à la finale, il crie au scandale et claque la porte. Autant dire qu'en pleine guerre froide, ce n'est pas le représentant le plus diplomatique que les États-Unis puissent envoyer pour un « tournoi amical », mais c'est le seul Américain (le seul Occidental, en fait) qui puisse battre les champions russes.

Le contexte politique assure à la fois l'amplification médiatique du phénomène (Bobby Fischer, aussi arrogant que brillant2, devient une rock star et ne se déplace jamais sans son avocat-manager, qui pare tant bien que mal à ses caprices de diva3)... et la paranoïa grandissante de Bobby, en présence de qui les combinés téléphoniques, suspectés de comporter des micros, voient leur espérance de vie réduite à peau de chagrin. En même temps, il n'a pas totalement tort... pris de colère dans sa chambre d'hôtel, son adversaire russe interpelle Brejnev et compagnie : son manager-chaperon débarque dans la seconde qui suit. Et les deux gaillards qui, sur la plage, l'attendent en costume avec un peignoir de bain, ressemblent moins à des gardes du corps serviables qu'à des agents du KGB.

La tension monte autour du tournoi entre Bobby Fischer et Boris Spassky, le champion du monde en titre, à ne plus savoir ce qui, de la défaite ou de la folie, est le plus à craindre. Il y a quelque chose de la fièvre qui anime Le Joueur d'échec de Stefan Zweig, que l'adversaire russe sent et redoute4 : il a vu à la première partie comment Bobby a sacrifié ses pions et confie à son chaperon – il l'a appris de son maître – qu'on ne peut rien contre un homme qui n'a pas peur de mourir. Une remarque formidablement juste du prêtre-coach (troisième larron avec l'avocat-manager) entérine la sagesse de cette intuition : Bobby n'a pas peur de perdre, il a peur de se qui pourrait se passer s'il gagne. S'il n'a plus personne à battre, plus de titre à conquérir, plus qu'un titre à défendre, le jeu, dépourvu de tout enjeu, perd sa force de divertissement – au sens pascalien du terme. Il y a fort à parier qu'en ce cas-là, seul le fou resterait sur l'échiquier, et c'est à vous donner le vertige, autant que les 10120 combinaisons qui sont autant de parties possibles, que nul ne pourra toutes jouer.


1
 Si jamais vous êtes comme moi et que vous lisez un peu vite : non, aucune crevette (prawn) n'a été maltraitée dans ce film, il s'agit bien d'un pion (pawn).
2 Son moment préféré dans un tournoi ? Celui où il voit son adversaire ravaler son ego.
3 Son adversaire n'est pas en reste, qui demande à ce qu'on retire les micros de son fauteuil. Après passage dudit fauteuil aux rayons X, il s'avère que l'on n'a rien trouvé... que deux mouches mortes. La princesse au petit pois peut aller se recoucher avec ses sept matelas.
4 Et admire. Lorsqu'il comprend d'un coup qu'il a été piégé et comment il a été piégé, il est pris d'un fou sourire et, se levant, applaudit son adversaire. C'est ce qui s'appelle être beau joueur. Du coup, celui qui tient le rôle de celui-qu'il-faut-battre paraît paradoxalement plus humain que le héros avec lequel on aurait dû avoir le temps d'entrer en empathie depuis le début du film.