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08 août 2015

Post coitum animal triste

Le film commence, j'avale ce qui me reste en bouche, mais la synesthésie est trop forte et je me pétrifie : dans ma main, un scone ; dans celle de l'héroïne, à l'écran, un phallus qu'elle branle régulièrement tout en se faisant doigter. Non, vraiment, je ne peux pas faire de fellation à mon scone à la myrtille.

La première scène déjoue les attentes en les comblant d'emblée : oui, il y a dans Love du sexe explicite, pas la peine de s'exciter. Ça branle, ça doigte, c'est long (au moins autant que le pénis du jeune homme) et pour tout dire, un peu ennuyeux. On ne détache pas ses yeux de l'écran, pourtant ; la fascination du phallus fonctionne à fond et l'on en vient à se demander pourquoi... quoi ? Pourquoi est-ce qu'on fait l'amour ? Pourquoi est-ce qu'on s'envoie en l'air ? Pourquoi est-ce qu'on fait ça, déjà ? C'est là que le film commence.

Murphy se réveille avec la gueule de bois aux côtés d'Omi, la mère de son fils, qu'il ne peut plus piffrer. Il traine sa mini-moustache et son jogging d'une pièce à l'autre sans réussir à émerger. Please shut up, supplie la voix off de Murphy alors qu'Omi n'ouvre pas la bouche ; leave me alone, râle-t-elle, alors qu'Omi quitte la pièce. En moins de dix minutes, j'ai malgré moi catalogué Murphy comme un beauf et je ne peux pas m'empêcher de tiquer lorsque je le vois aller chercher un cacheton planqué dans un DVDthèque bien fournie : ce mec bourré paumé de la life, cultivé ? Je crois à une erreur de décorateur alors que cela participe de la dynamique du scénario. Le film se construit sur des oppositions entre le présent et les souvenirs du passé, les scènes ne cessant d'apporter des démentis aux suppositions que les précédentes nous incitaient à faire : la fille auprès de qui il se réveille (Omi) n'est pas celle avec qui il couchait à la scène précédente (Electra), et la conversation téléphonique où la mère d'Electra l'envoie chier vertement en lui demandant de ne plus approcher sa fille montre par contraste combien le ton suppliant de son message vocal exprime sa peur qu'il soit arrivé quelque chose à sa fille. On apprendra sur le même modèle que le mec à qui il promet de défoncer le crâne dans une litanie poétique de l'insulte était à la base... un ami.

Si on comprend rapidement que Murphy, éperdument amoureux d'Electra, a tout fait foirer et s'est retrouvé coincé avec Omi après l'avoir engrossée, leur histoire reste lacunaire. Les allers et retours dans un passé plus ou moins lointain la reconstituent peu à peu, par fragments toujours lacunaires, au gré des souvenirs qui viennent hanter Murphy, drogué (en manque d'Electra, il a pris le cacheton d'opium qu'elle lui avait donné à prendre en cas de coup dur, un jour où elle ne serait pas là). Un nouveau fragment ne complète pas seulement les autres, il les infléchit également, modifie subtilement mais définitivement ce que l'on nous a précédemment donné à voir ou à entendre. Tiens, Omi était leur voisine ? Quoi, quoi, quoi, Omi était la pièce rapportée d'un plan à trois voulu par Electra ? Murphy s'est envoyé une fille dans une soirée où il était avec Electra ? Il rendait sans le savoir la pareille à Electra qui s'était déjà envoyé son ex, alors que Murphy poireautait dans sa galerie d'art ? Tout cela sur fond d'alcool, de came et de mots doux.

À mesure que l'histoire se complexifie, les personnages deviennent de plus en plus kaléidoscopiques. Aomi Muyock, qui incarne Electra, est un véritable caméléon, si bien que son personnage ne se ressemble pas d'une scène à l'autre : est-ce vraiment la même, féline, les lèvres entrouvertes, renversée de plaisir ? Fatiguée, avec rouge à lèvre, manteau de fourrure volumineux et crinière assortie ? Lèvres entrouvertes sur un sourire timide, avec ses lunettes et sa queue de cheval bien tirée d'intello sexy ? Au début, au milieu, au lit, à la fin, en photo ? I miss your ponytail, lui dit Murphy, regrettant le temps de leur rencontre où elle, l'artiste, et lui, l'étudiant réalisateur, discutaient cinéma et poésie sans se déchirer. She's not that kind of girl, assure-t-il à la mère d'Electra lorsque celle-ci lui confie qu'elle a trouvé de la drogue chez sa fille et lui demande qui d'elle ou de lui en consomme. Pas ce genre de fille. Pas de le genre toxico paumée. On se demande bien quel genre de fille elle peut être, de toutes façons, tant les reflets renvoyés par le kaléidoscope se télescopent. Cela manque de cohérence, parfois – souvent. Palpatine, traumatisé par le manque de levrette, l'a souligné dans son billet de blog : les scènes de sexe et de défonce ne sont pas aussi extrêmes que ce que le comportement des personnages laisserait imaginer. Et pourtant, ce défaut est peut-être essentiel à la réussite du film ; sans cela, on aurait peut-être tout rejeté en bloc : mais quoi, ce sont des toxicos1 / des jeunes paumés / des pervers sado-maso / (autre qualificatif péjoratif de votre choix vous permettant de mettre les personnages à une distance respectueuse, i.e. empêchant l'identification).

Indice de ce que la manière dont s'exprime l'auto-destruction du couple importe peu : il n'y a aucune complaisance dans les scènes de défonce, qui ne constituent pas un ressort esthétique (à part le cône à carreau de lumière, la caméra n'imite pas le trip des drogués). Le réalisateur ne s'appesantit pas sur ces scènes comme il le fait pour d'autres, au point de déclencher autour de moi des soupirs qui n'ont rien de lubrique. Je paris d'ailleurs que les trois ou quatre départs qu'il y a eus pendant la séance n'était pas le fait de gens choqués mais ennuyés2. Premières longueurs : Murphy cogne à la porte d'Electra qui vient de le plaquer ; il tambourine, il hurle, il insulte, il supplie, il pleure, il injurie. C'est bon, on a compris, mec : Murphy est désespéré ; on peut passer à la scène suivante. Mais ça continue. La caméra filme bien plus longtemps qu'il est nécessaire – qu'il est a priori nécessaire, car ces scènes à rallonge finissent par avoir un effet semblable aux répétitions dans l'opéra baroque (dans Alcina, du moins) : la première fois, on comprend, la deuxième, on ressent et, si troisième il y a, on est pénétré de la peine ou du tourment de celui qui le chante. Les hurlements de Murphy ne constituent pas une information qui va nous permettre d'avancer dans l'histoire ; ils sont le propos même du film. Je sais, on aimerait mieux l'ignorer et s'en dispenser, mais c'est la détresse même de Murphy et d'Electra qui fait Love.

Les scènes de sexe, reparlons-en, des scènes de sexe3. Toutes en musique, quasiment toutes sur les Gnossiennes de Satie. Y'a pas mieux pour vous foutre le vague à l'âme. Et encore, je suis gentille avec le vague à l'âme : c'est une putain de mélancolie qui vous cheville le corps. À voir ces corps qui se frottent l'un à l'autre, loin de l'excitation qui a bien dû les animer à l'époque où la scène n'était pas encore un souvenir, on se dit que c'est pour essayer de se défaire de cette mélancolie qui leur colle à la peau comme la mort colle à leurs viscères, pour essayer de s'en débarrasser. Ils ne s'en sortent pas, évidemment, récoltent seulement la mélancolie dont l'autre croit se décharger quelques instants. Plus ils s'accrochent l'un à l'autre, plus ils s'entravent ; comment s'étonner que, bientôt, les reproches fusent ? Je ne peints plus, tu ne filmes pas, observe Electra alors qu'ils se trainent dans l'allée d'un cimetière, sous la pluie. Transformer sa mélancolie en œuvre d'art ou tenter de l'oublier dans la drogue : leur usage de substituts artistiques et de narcotiques fonctionnent comme vases communiquant – à sens unique, manifestement, car leur tentative de se rendre insensible à leur misère les empêche de s'en détourner. Il ne leur reste plus que le sexe pour s'en consoler, mais l'on voit là encore qu'intriquer les corps ne suffit pas à faire cesser la solitude de chacun fasse à l'idée de sa propre mort ; la peur, que l'on nomme pudiquement instinct (de reproduction), reprend le dessus et le sexe devient à son tour une drogue. On voulait faire l'amour et on se retrouve à s'envoyer en l'air. Rien n'est éludé, les scènes de sexes sont filmées de but en blanc : il n'y a rien qu'on ne veuille nous montrer, il n'y a que ce que nous ne voulons pas voir.

On aurait envie d'engueuler Murphy et Electra, qu'ils se bougent, qu'ils arrangent les choses, merde, qu'à défaut de le combler, ils nous fassent oublier l'abîme qu'ils ont ouvert sous nos pieds ; ce serait bien la moindre des choses. Mais leur histoire, qui a commencé par Murphy demandant à Electra si elle avait peur de la mort, est inextricable – comme la vie, sans issue. Ils ne peuvent que se détruire l'un l'autre jusqu'à l'overdose, réelle ou métaphorique, et Love ne peut pas nous offrir de happy end, seulement la consolation de l'amour : à Murphy, en pleurs dans sa baignoire, en manque d'Electra, le réalisateur substitue l'image des deux amants enlacés dans cette même baignoire, à leurs débuts, sans pleurs, sans sourire, sans mouvements, comme un cœur qui continuerait à battre faiblement. De cette douche sans fin émane la même douceur – et la même violence – que la fin d'Amour, lorsque le vieil homme, après avoir étouffé sa femme, se couche auprès d'elle, gaz ouvert et portes fermées. Amour de Haneke, Love de Gaspar Noé : il faut regarder frontalement la mort et la destruction pour donner un titre pareil à son film et faire surgir une beauté pure de tout kitsch. Lequel kitsch est entièrement contenu dans l'espèce de maison de poupée ou de parking pour petites voitures qui traîne dans la chambre de Murphy, surmonté d'un « LOVE » pailleté. Cet objet affreux distille la même tristesse que l'enseigne d'un motel miteux perdu au milieu de nulle part ou la maison hantée d'une fête foraine abandonnée – la tristesse des Gnossiennes de Satie, aussi lancinantes que Love. Même si c'est loin d'être un film parfait, ses images comme sa musique continuent de vous hanter et de résonner des jours après...

 

J'étais persuadée d'avoir lu ça dans l'interview par Trois couleurs de Gaspar Noé, mais c'était en réalité celle de Lionel Baier, quelques pages plus loin, pour un film que je n'ai pas vu : « L'amour, les sentiments, ça ne marche que parce qu'il y a une fin. On va vers les sentiments absolus parce qu'ils nous permettent d'échapper à la fatalité de la mort. Il faut adorer la mort, elle permet tout le reste ! » C'est comme le sperme de bon matin : dur à avaler. Et pourtant, je suis sortie étrangement sereine du cinéma. On ne s'en sortira pas vivants, alors, à quoi bon s'exciter ?

Ohne Palpatine


1
 J'entends très nettement mon professeur de philosophie de khâgne reprendre l'argumentation de Descartes : mais quoi, ce sont des fous !
2 Le seul truc vaguement choquant, c'est de se rappeler la quantité de poils que peut avoir un pubis non épilé.
3 « Au début, je voyais les séquences érotiques isolées au montage, et certaines me paraissaient excitantes. Mais le film commence par l’annonce que, peut-être, il est arrivé malheur à l’héroïne. Mises dans ce contexte, les scènes de sexe, qui, prises individuellement, pourraient sembler jouissives, deviennent mélodramatiques. Elles sont empreintes de toute la suite, du fait qu’on sait que ça va mal tourner. Ce qui devait être joyeux devient anxiogène. Je crois que le fait de savoir que toute la vie du héros va foirer empêche le spectateur d’être dans l’excitation. C’est beau, mais on sait que c’est déjà en train de disparaître. » Gaspar Noé interviewé par Trois couleurs

JPG, la mode haute résolution

Marinières, corsets, seins coniques... on n'est pas dépaysé dans l'exposition Jean-Paul Gaultier présentée au Grand Palais, mais on s'y amuse bien. Cela tient essentiellement à la vision fort ludique qu'a le créateur de la mode, avec le défilé comme acmé : il faut que cela bouge, il faut que cela vive, il faut du spectacle ! Cela se sent dans la scénographie de l'exposition : dès la deuxième salle, une lumière bleutée nous plonge dans un univers peuplé de marins et de sirènes et, oh mon dieu, j'ai failli faire une crise cardiaque, la sirène a ouvert les yeux ! Un vidéoprojecteur fait bouger les traits de chaque mannequins façon GIF animé en 3D : l'effet est saisissant. Un peu freaky aussi, il faut bien le dire – surtout la poupée de Jean-Paul Gaultier, autour de laquelle le public s'agglutine pour l'écouter répéter son petit discours d'accueil. Et involontairement drôle lorsque la lampe du vidéoprojecteur commence à donner des signes de faiblesses et fait sauter un visage sous LSD. On croyait visiter un exposition de mode et voilà qu'on se retrouve au musée Grévin : la scénographie éclipserait presque les vêtements. Ce serait dommage pourtant, parce que la marinière décolleté sur les épaules et dont les rauyres sont rassemblées en bas du dos en une longue traîne est tout simplement magnifique.

Parmi les autres trouvailles de mises en scène, il y a les cercles percés dans une cloison pour observer à la dérobée des tenues d'inspiration SM, ainsi que la reconstitution d'un défilé, plus classique mais toujours efficace. On s'amuse à repérer les étiquettes des invitées sur les chaises (on trouve parfois rien qu'à la coiffure – je ne m'étais pas rendue compte à quel point une coiffure peut marquer la silhouette) puis, profitant d'une éclaircie autour du podium, on se plante devant en attendant que les robes défilent devant nous comme les bagages à l'aéroport. J'aurais bien prétendu que les numéros 2 et 9 étaient à mon nom : @melendili avait déjà repéré la première pour moi (une faussement simple robe grise retroussée sur la cuisse pour découvrir une jarretelle rouge) et j'ai flashé sur une robe-manteau au dos et aux poignets exquis (si le diable se cache dans les détails, les grands couturiers sont sans doute possible diaboliques).

 

Mes amis me connaissent tellement bien...

 

La scénographie est hélas loin d'être un sans faute : la lecture des cartels fait partager le calvaire de couturières brodant noir sur noir. Police 8 et grande affluence vous dissuadent de chercher le nom du mannequin qui pose sur cette photo-ci ou le tissu de cette robe-là. Certains visiteurs en viennent à palper les étoffes, sans même déclencher l'ire de gardiens de toute manière débordés. C'est d'autant plus dommage qu'on loupe sûrement des pépites, à en juger par la robe de « sainte-nitouche » exposée dans la première salle, tête chastement couverte et... seins offerts.

Seins nus également sous un haut-chapeau qui entoure le buste comme le coquillage de la Vénus de Botticelli. Dans les tenues de Jean-Paul Gaultier, les poitrines ne sont jamais dévoilées : elles rayonnent et s'affirment avec une force semblable aux nus d'Helmut Newton. Une citation de Madonna je crois explique que les corsets du créateur, portés sur et non sous les vêtements, donnent une sensation de puissance, loin de corseter celles qui le portent dans un corps de femme idéalisé. Venez comme vous êtes a chez Jean-Paul Gaultier une tout autre résonance que chez McDo : les cartels, causant punks, orientation sexuelle, féminisme, fétichisme et droit à la différence, sans être faux, sont encore loin de sonner juste, mettant des mots-étiquettes sur ce que le créateur met en scène dans un joyeux bazar – incluant une James Bong girl avec maillot de bain à capuche et palmes-stilettos.

La scène : voilà l'univers naturel de Jean-Paul Gaultier, qui a créé des tenues pour des chanteuses (Mylène Farmer, Madonna, Kylie Minogue...), pour le cinéma (la tenue de Lilou Dallas multipass, c'est lui ; le tigre de La piel que habito aussi !) et même pour la danse (Maurice Béjart ou Angelin Preljocaj). L'exposition réserve ainsi quelques frissons aux balletomaniaques : une paire de pointes accrochées à un perfecto en cuir (de vieilles Capezio, je suis allée regarder), un extrait vidéo de la Blanche-Neige de Preljocaj, ainsi qu'un bustier entièrement fait de rubans de satin (plus jamais, après ça, vous ne vous plaindrez de coudre les rubans de vos pointes).

04 août 2015

Il faut que jeunesse se passe

Josh, suivi par sa femme Cornelia, s'entiche de Jamie et Darby, de vingt ans leurs cadets. Dit comme ça, le pitch de While we're young ne me disait rien. Heureusement trainait par là le nom d'Ibsen. Je connais encore très mal l'oeuvre du dramaturge, mais le peu que j'en ai découvert a suffi à faire de son nom un mot magique : Ibsen, c'est l'assurance d'une compréhension incroyablement fine de la nature humaine. Certes, l'adaptation entraîne toujours le risque d'une déperdition, mais ne connaissant pas la pièce originale, je suis prête à le courir – surtout confortablement installée dans un siège de cinéma.

J'ai été surprise par les nuances que l'humour n'aplatit jamais. Cele tient à des détails, sûrement, mais qui, accumulés, ont un effet de vérité. Par exemple, au restaurant, alors que les deux couples tentent de se rappeler un nom qui leur échappe, Josh a le réflexe de sortir son téléphone pour appeler Google à la rescousse ; Jamie lui fait signe que non : c'est plus amusant d'essayer de se rappeler, quitte à faire chou blanc sur le moment et à ce que le mot revienne de lui-même des heures plus tard, alors qu'on ne le cherchait plus. J'aime que ce qui trahisse l'âge face à la technologie ne soit pas sa maîtrise (exit le cliché du jeune qui se débrouille mieux parce qu'il est jeune, et du moins jeune parce qu'il n'est pas né avec) mais le rapport de relative indifférence que développent plus aisément ceux pour qui cela va de soi – même s'il y a là un certain snobisme, comme le montrera ensuite l'appartement de Jamie aux étagères remplies de vinyles (la taille de l'appartement dit aussi le statut social qui favorise ledit snobisme).

Le film joue avec parcimonie la carte de celui qui se rend risible parce qu'il fait des choses qui ne sont plus de son âge1 : il y a la chute de vélo de Jamie, due à un début d'arthrite, et son chapeau sans élégance qui crie « j'aurais voulu être un artiste », mais le décalage n'est pas utilisé comme une ficelle comique récurrente. La cérémonie occulte durant laquelle l'assemblée tout de blanc vêtue vomit ses tripes (ses démons, selon la version officielle du chamane) tourne moins en dérision les quadra qui se demandent ce qu'ils font là (surtout Cornelia) que les délires de la jeunesse. Car il faut que jeunesse se passe – cela aurait pu donner un titre dans la tradition des titres français qui boudent les traductions. 

Plutôt que de montrer la jeunesse comme un idéal perdu vers lequel tendent désespérément ceux qui s'en éloignent, le film trace une esquisse, en creux, de ce qu'est l'âge adulte, à commencer par la difficulté à se sentir adulte. À la fin du film, lorsque le comportement de Jamie force Josh à prendre ses distances avec lui, il avoue que l'admiration que le jeune homme lui a manifesté l'avait fait enfin se sentir adulte, qu'il pouvait être un modèle, indépendamment du rôle de père que la stérilité de sa femme a écarté. J'ai été un peu déçue d'ailleurs de l'issue du film, qui corrobore l'idée répandue qu'on ne peut être pleinement adulte qu'en étant parent. Force est de reconnaître cependant que, là aussi, le constat est nuancé : si le couple d'amis de Jamie et Cornelia qui vient d'avoir un enfant s'extasie sur le changement apporté dans leur vie, le père reconnaît plus tard qu'aussi fort soit son amour pour son enfant, il n'a pas comblé toutes ses aspirations et, si cela a modifié son quotidien, cela n'a pas substantiellement modifié sa manière d'envisager sa vie. 

Jamie et Darby forment en quelque sorte un repoussoir qui sert pour Josh et Cornelia à prendre conscience que la manière dont ils envisagent leur vie influe sur la manière dont ils la vivent. La jeunesse n'intervient qu'en tant qu'une certaine conception de la vie y est attachée, où le temps paraît illimité. Josh continue à vivre sur cette illusion, même après en avoir perdu le bénéfice, qui est de se risquer (sur le mode : il sera toujours temps ensuite de redresser la barre). Il traîne depuis des années son documentaire sans parvenir à l'achever – à le monter, précisément : les rushs sont plus que suffisants, mais il ne se résout pas à faire le deuil des heures d'enregistrements qui devront être laissées de côté, comme il ne se résout pas à faire le deuil des possibles que son existence a rendus impossibles. Et pourtant, s'il ne monte pas son film, c'est l'intégralité des enregistrements qui sera perdue ; s'il ne fait rien de sa vie, elle passera quand même. La jalousie qu'il éprouve envers Jamie lorsque celui-ci sort son documentaire trahit surtout le fait qu'il n'aime pas ce qu'il est lui-même devenu – et l'amertume de ce constat se mêle à la déception après la découverte des motifs égoïstement puérils qui ont animé Jamie. 

Au final, si Josh s'est senti en décalage avec le couple d'amis de son âge, ce n'est pas ou pas seulement parce qu'ils ont eu un enfant, mais parce que, contrairement à lui, ils ont admis que le temps se dérobait devant eux et que, s'ils voulaient faire quelque chose, il fallait le faire maintenant2. While we're young, tant que nous sommes jeunes – aucun jeunisme là-dedans : il ne s'agit pas du fait que, vieillissant, on n'est plus bon à rien, mais de ce que la vie a toujours déjà commencé. Être adulte n'est peut-être rien d'autre qu'en prendre conscience : la vie a toujours déjà commencé. (Mais putain, ce que c'est difficile – voir en face que nous sommes mortels et continuer à vivre comme si de rien n'était.)

Mit Palpatine 

1 Petite pensée pour Hugh Grant dans Le Come-back.
2 Hasard aujourd'hui de lire dans ce post : « finalement, ce qu'on fait, ça compte peu, ce qui compte, c'est de faire des choses »

02 août 2015

Révélation

N'eut été ma mauvaise conscience balletomane, la paresse l'aurait emportée et je ne serais pas retournée au Châtelet pour voir LE classique de la compagnie, Revelations. Rien de mieux pour s'y préparer qu'un peu d'élévation, assurée par Lift. Contrairement à ce que son titre pourrait laisser penser, la chorégraphie d'Aszure Barton n'a pas grand-chose d'aérien. Au contraire, les danseurs avancent bien ancrés dans le sol et ne cessent de se frapper les cuisses pour laisser ensuite leurs bras remonter sur le côté, arqués comme des ailes d'oiseaux (ou comme, je le découvrirai en fin de soirée, les bras de Revelations). Le rebond m'a rappelé ce jeu expérimentée avec ma cousine quand nous étions petites : quand c'était mon tour, les mains le long du corps, je devais soulever les bras tandis qu'elle m'en empêchait en m'encerclant des siens ; au bout de quelques minutes, elle relâchait soudain l'entrave et mes bras, surpris de ne trouver aucune résistance, montaient « tout seuls », comme en apesanteur. C'est exactement cette sensation non de légèreté mais d'allégement que j'ai retrouvée dans Lift, sous le règne de la pesanteur, jusque dans ce très beau final où le groupe de danseurs, resserré en arrière-scène, frappe le sol en cadence, de plus en plus fort, pour espérer s'élever toujours un peu plus haut et rester en réalité à la même hauteur – en musique puis dans le silence, et sous les applaudissements lorsque le rideau se baisse sur leurs piétinements altiers. Même pas besoin d'en appeler à Sisyphe : la vie, tout simplement.

Dans la tentative de trouver la voie, parfois, on s'égare : on pardonnera à Ronald K. Brown et on savourera l'ironie d'avoir rarement vu ballet moins inspiré que Grace. Plus encore que le patchwork des « divers compositeurs », les costumes sont à blâmer, avec leurs voiles inutiles qui masquent le mouvement ou lieu de le prolonger : un pan de tissu translucide qui part du bustier sous les seins, un autre qui ajoute une semi-jupe à un pantalon... La pièce est à l'image de cette esthétique de fripes du marché : cheap. Petite pensée pour Fenella des Balletonautes : « I was starting to die inside. »

Après la pluie, le beau temps, i.e. After the rain de Christopher Wheeldon. Ce pas de deux m'avait pris au tripes lorsque je l'avais découvert à Bastille interprété par Whendy Whelan, une liane pâle et noueuse, manipulée par des mains noires, un torse noir contre lequel elle s'abandonnait. Dansé par Linda Celeste Sims et Glenn Allen Sims, il n'y a plus le contraste des peaux pour démêler bras et jambes dans les portés, mais il reste quelque chose de l'émotion première, que je croyais perdue. Elle résidait peut-être moins dans la surprise d'entendre résonner à Bastille la musique d'Arvo Pärt, sur laquelle j'avais dansé à Montansier, que dans une interprétation où le lyrisme ne s'oppose pas à l'âpreté mais en procède. En arrêtant de me focaliser sur la danseuse comme si elle était mue magiquement et en observant davantage les précautions de son partenaires, lorsqu'il la repose délicatement au sol, en pont, ou lorsqu'il abandonne la réplique de son mouvement pour accueillir son abandon (à elle) dans ses bras (à lui), la grâce angoissante du couple dans le temps ressurgit – et avec elle, la beauté de sa fragilité. (Il me fallait faire le deuil de cette pièce telle que je m'en souvenais pour la voir ressusciter.)

Bien, bien, tout cela, mais Revelations, me demanderez-vous ? Cela commence sous forme de réminiscences – des révélations au sens quasi-photographiques du terme – s'il est vrai que chaque scène ou presque me rappellent d'autres ballets qui n'ont strictement rien à voir avec la pièce d'Alvin Ailey : « Pilgrim of Sorrow » réveille l'imagerie de Martha Graham et de toutes les ferveurs religieuses chorégraphiées comme dans iTMOi ; le parasol et les tissus flottants froufroutants de « Take me to the water » font très jeune fille en fleur, tandis que les robes empesées et la blancheur du tableau me transportent du bord de mer à la campagne, dans la garden party de La Dame aux camélias ; enfin, les éventails de « Move, members, move » m'en rappellent d'autres, vietnamisant, ceux-là, que j'ai avec mes camarades de cours de danse agités sur scène, en regrettant qu'ils ne soient pas assez grand pour me cacher (vous n'imaginez même pas les dossiers que ma participation à ce spectacle vous permettraient de constituer à mon sujet). L'efficacité de Revelations vient de ce qu'il fonctionne en tableaux : la chorégraphie n'a pas besoin d'être très complexe (je n'ai pas dit difficile à danser, hein – c'est un coup à risquer la crise cardiaque), les images sont d'autant plus fortes qu'elles sont simples, à l'instar de cette mer symbolisée par deux voiles bleus agités en coulisses. S'il fallait n'en garder qu'une, ce serait les convulsions au sol d'Antonio Douthit-Boyd, à mi-chemin entre accouchement et agonie, i.e. en pleine vie ; le chant n'est peut-être pas indifférent à cette prégnance : I Wanna Be Ready... to die. D'une manière générale, les chants traditionnels jouent beaucoup dans l'appréciation de Revelations, surtout après les percussions de Lift et la pulsation identique chez les « divers compositeurs » de Grace ; c'est bon d'avoir du souffle... Et il en faut pour porter les danseurs dans des passages de plus en plus enlevés ! Jamar Roberts, Yannick Lebrun et Kirven Douthit-Boyd sont incroyables d'énergie et de pyrotechnie dans « Sinner Man ». « Rocka My Soul in the Bosom of Abraham » est le bouquet final ; les femmes en mamas, les hommes en groom, toute la compagnie se déchaîne... dans d'impeccables chorus lines. Révélation : c'est dans des comédies musicales qu'on verrait bien la compagnie d'Alvin Ailey !