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18 novembre 2015

Danse et contingence

Available light, Lucinda Childs, représentation du 3 novembre

Quelques jours avant de voir Lucinda Childs au théâtre de la Ville, je finissais Winter journal, de Paul Auster :

You knew nothing about dance, still know nothing about dance, but you have always responded to it with a soaring inner happiness whenever you see it done well, and as you took your seat next to David, you had no idea what to expect, since at that point Nina W.'s world was unknown to you. She stood on the gym floor and explained to the tiny audience that the rehearsal would be divided into two alternating parts: demonstrations of the principal movements of the piece by the dancers and verbal commentary from her. Then she stepped aside, and the dancers began to move around the floor. The first thing that struck you was that there was no musical accompaniment. The possibility had never occurred to you – dancing to silence rather than to music – for music had always seemed essential to dance, inseparable from dance, not only because it establishes an emotional tone for the spectator, giving a narrative coherence to what would otherwise be entirely abstract, but in this case the dancers' bodies were responsible for establishing the rhythm and tone of the piece, and once you began to settle into it, you found the absence of music wholly invigorating, since the dancers were hearing the music in their heads, the rhythms in their heads, hearing what would not be heard, and because these eight young people were good dancers, in fact excellent dancers, it wasn't long before you began to hear those rhythms in your head as well. No sounds, then, except the sound of bare feet thumping against the wooden floor of the gym. You can't remember the details of their movements, but in your mind you see jumping and spinning, falling and sliding, arms waving and arms dropping to the floor, legs kicking out and running forward, bodies touching and then not touching, and you were impressed by the grace and athleticism of the dancers, the mere sight of their bodies in motion seemed to be carrying you to some unexplored place within yourself, and little by little you felt something lift inside you, felt joy rising through your body and up into your head, a physical joy that was also of the mind, a mounting joy that spread and continued to spread through every part of you. Then, after six or seven minutes, the dancers stopped. Nina W. stepped forward to explain to the audience what they has just witnessed, and the more she talked, the more earnestly and passionately she tried to articulate the movements and patterns of the dance, the less you understood what she was saying. It wasn't because she was using technical terms that were unfamiliar to you, it was the more fundamental fact that her words were utterly useless, inadequate to the task of describing the wordless performance you has just seen, for no words could convey the fullness and brute physicality of what the dancers had done. Then she stepped aside, and the dancers began to move again, immediately filling you with the same joy you had before they'd stopped. Five or six minutes later, they stopped again, and once more Nine W. came forward to speak, failing to capture a hundredth part of the beauty you had seen, and back and forth it went for the next hour, the dancers taking turns with the choreographer, bodies in motion followed by words, beauty followed by meaningless noise, joy followed by boredom, and at a certain point something began to open up inside you, you found yourself falling through the rift between world and word, the chasm that divides human life from our capacity to understand or express the truth of human life, and for reasons that still confound you, this sudden fall through the empty, unbounded air filled you with a sensation of freedom and happiness, and by the time the performance was over, you were no longer blocked, no longer burdened by the doubts that had been weighing down on you for the past year.

 

The inner joy. La joie intérieure que l'on sent, presque physiquement, monter en soi. Comme une bulle de champagne dans une flûte, qui exploserait en un sourire sans adresse, dans l'obscurité de la salle de spectacle. La fois où je l'ai ressentie le plus intensément, je crois, c'était avec le bien-nommé Que ma joie demeure.

 

Palpatine était à Vienne début novembre, et je suis presque contente qu'il ne soit pas venu, que j'ai pu en revendant sa place faire la connaissance de C. (approchant la trentaine, avec un nom un peu désuet, lui aussi, pour notre génération). Alors que les derniers spectateurs prenaient place, il m'a dit son enthousiasme pour Einstein on the Beach, qu'il est retourné voir trois ou quatre fois (!) et relève selon lui davantage de l'art total que les opéras de Wagner, et nous avons discuté – de Lucinda Childs, de perception du temps, de pensée occidentale et orientale, de philosophie, philosophie d'érudition et de vie, lui pensant à Confucius (j'ai souri en pensant à Palpatine), moi à Épictète, voyant bien qu'il n'avait pas un savoir scolaire et, en fait, moins un savoir qu'une sensibilité aiguë, une curiosité spirituelle peu commune, où l'intelligence le dispute à l'intuition. Je l'ai manifestement surpris en synthétisant des réflexions dans lesquelles il avançait comme à tâtons, tandis que son tâtonnement à rendu leur bougé à des pensées que j'avais posées depuis un moment. Respiration intellectuelle ; l'air, la parole, la pensée circulent – je me sens comme nettoyée au savon pongien. Ce serait manquer d'honnêteté, cependant, d'omettre la méfiance ou plutôt la défiance qui a accompagné cette rencontre : il est malaisé, en effet, de concevoir une spiritualité athée qui ne verse ni dans le sérieux sectaire ni dans la pacotille bio-branchouille. J'avoue avoir pensé malgré moi un ceci-explique-cela mi-amusé mi-blasé lorsqu'il m'a appris être le gestionnaire d'une association consacrée à la méditation et compagnie. Et pourtant, en-deçà ou au-delà, il y a cet enthousiasme, au sens presque divin du terme, qui accompagne les paroles et le visage de C., presque davantage aspiré qu'inspiré.

Voir un spectacle avec quelqu'un comme cela à vos côtés, dans la certitude fervente d'en recevoir de la joie, vous le fait apprécier davantage. J'en oublie les pieds pas tendus, en-dedans, qui choquent mon œil habitué au lignes classiques, j'oublie les bras comme maladroits, et l'idéal classique s'efface peu à peu au profit de la singularité des corps qui sont devant moi, devant nous, juste devant, puisqu'au troisième rang. Les enchaînements s'enchaînent, en boucles, ouvertes ou fermées, avec les danseurs habillés en blanc, avec les danseurs habillés en rouge, avec les uns et les autres, blanc et rouges comme les molécules d'oxygènes, tous ensemble, à l'unisson puis en canon, en canon puis à l'unisson, à l'unisson et en canon, tous paradoxes et dédoublement permis par la double scène. La scène habituelle a en effet été démontée et remontée en hauteur, formant une mezzanine au-dessus d'un praticable blanc. En étant dans les premiers rangs, il est presque impossible d'embrasser les scènes superposées ; lorsqu'on se focalise sur l'une, le mouvement nous parvient depuis l'autre de manière indistincte, comme la partie d'une image laissée floue par la mise au point. Cela nous dépasse, très simplement. Le vocabulaire limité des pas n'empêche pas la répétition de muer le mouvement en révolution astronomique, ni les costumes pas terribles-terribles en lycra de faire des danseurs des étoiles-planètes-atomes. Il y a quelque chose de terriblement apaisant dans cette répétition elliptique : on ne peut pas prédire quand tel ou tel mouvement reviendra, mais on sait qu'il reviendra (et on ne craint plus de le manquer). L'ennui du cycle monotone est banni ; ne reste que l'enivrement, la transe presque, de cette litanie pourtant moderne, géométrique.

C'est l'équilibre parfait entre nécessité et contingence : les enchaînements auraient pu être autres, mais ils sont ce qu'ils sont et, partant, ne peuvent plus, ne peuvent pas, être autrement. Il y aurait pu y avoir d'autres pas, et pourtant, ce ne sont pas n'importe quels pas ; leur répétition même leur donne leur raison d'être : ce sont ceux qui déjà étaient là. Aucune signification n'est attachée aux pas, sans pour autant que la danse devienne insignifiante, devienne une gymnastique arbitraire (qui est l'exacte impression que me donnent les pièces de Cunningham). Cet espace entre nécessité et contingence, c'est l'espace entre l'index de Dieu et celui d'Adam dans la chapelle Sixtine, c'est l'espace entre le mot et la chose, « between world and word, the chasm that divides human life from our capacity to understand or express the truth of human life » - béance qui, d'un même mouvement, crée l'errance et la transforme en liberté. De la friction incessante de la nécessité et de la contingence naît l'étincelle de la joie, the inner joy – joie de ce qui aurait pu ne être et qui est, joie d'être, joie de vivre. Se rappeler cette célébration de la contingence fait du bien, après le brutal arbitraire des exécutions terroristes.

 

Coïncidence : j'ai ouvert ce soir le journal du théâtre de la Ville qui trainait dans mon entrée depuis deux semaines, et au verso de la couverture figure cette citation de Lewis Carroll, que j'ai arrachée pour l'afficher, peut-être, si je remets la main sur la Patafix : « Mais alors, dit Alice, si le monde n'a absolument aucun sens, qui nous empêche d'en inventer un ? » La multitude d'événements au sein de laquelle nous évoluons m'est soudain apparue comme un points-à-relier sans numéros – ou plutôt avec quelques numéros seulement qui, reliés, constituent un principe de réalité par-dessus lequel on ne peut pas passer, mais que l'on peut suivre, contourner et détourner pour dessiner nos propres motifs, nos propres constellations (l'intelligence, toujours, c'est faire (et défaire et refaire) des liens).

 

(Je suis un peu déçue de ne pas avoir de nouvelles de C., mais tant pis, cela me rappellera que le hasard est une parodie de nécessité.)

Soirée à économie d'énergie

« Pour cette ultime tournée […], la compagnie n'a pas choisi la facilité […]. » C'est une manière de le dire. Ou bien : n'a pas choisi les pièces les plus enthousiasmantes de Trisha Brown.


Solo Olos

Quatre danseurs déroulent et rembobinent en canon un même enchaînement sous les indications d'un cinquième larron, qui a rapidement rejoint la première rangée des fauteuils. Je me demande si l'exercice est réel ou pré-chorégraphié pour éviter tout carambolage ; ma voisine de derrière tranche : « J'en ai vu un hésiter. » Pourquoi pas.


Son of Gone Fishin'

La danse faite inertie. Les danseurs, nombreux, entrent, sortent, reviennent et perpétuent un mouvement d'une fluidité extrême. Ils ne sont que rarement à l'unisson, mais jamais vraiment non plus en pagaille : chacun poursuit le mouvement qu'il a initié et, lorsque deux trajectoires se rapprochent, les gestes s'harmonisent pour mieux se défaire quelques instants plus tard. (On dirait les gouttes d'eau sur les vitres des trains, qui avancent en parallèle jusqu'à se faire phagocyter par un spermatozoïde déboulant à grande vitesse, aussitôt disparu.) Pour ne rien vous cacher, j'ai du mal à garder les yeux ouverts.


Rogues

Les dernières notes d'harmonica(-like) font naître l'image qui résume le mieux ce duo : les deux hommes sont des virevoltants – si, si, vous savez, ces boules végétales qu'on voit rouler dans les westerns... en plein désert.


Present tense

Du monde sur scène, à nouveau, mais cette fois-ci, il y a du contact, avec des portés-manipulations prenants, des costumes colorés et... de la lumière, enfin. Parce qu'autrement, entre recyclage de phrases chorégraphiques, conservation du mouvement et pénombre omniprésente, c'était plutôt une soirée à économie d'énergie.

 

16 novembre 2015

Congruences incongrues, pensées indisciplinées et insidieuses

J'ai toujours aimé les vendredi 13. Par esprit de contradiction, sans doute. Vendredi midi, alors que ma collègue avait annoncé prendre son après-midi et que tous les feux piéton étaient au vert sur le chemin de la danse, je me suis dit que tout était un peu trop parfait. Puis j'ai entrepris de casser mes nouvelles pointes, et dansé de manière si gauche que je ne me serais certainement pas souvenue avoir pensé ça s'il ne s'était pas passé ce qu'il s'est passé.

Dans la voiture, #Mum me raconte une blague qu'on lui a racontée mercredi : c'est l'histoire des trois petits cochons ; le vent a soufflé, tout ça, ils sont dans la dernière maison, terrorisés ; le loup entre... et lance « Salam alekoum ». Trois petits cochons soulagés. J'ai ri.

Sauf que le loup n'a pas lancé « Salam alekoum » en entrant au Bataclan.

Nous avons dîné dans un restaurant vietnamien près de chez moi, sans imaginer ce qu'il se passait de l'autre côté de la frontière gastronomique, au Cambodge.

SMS de JoPrincesse qui me demande si tout va bien. On se demande souvent si tout va bien, avec JoPrincesse – plutôt sur Hangouts, mais par SMS aussi parfois. Alors je réponds oui oui, vite fait. Le téléphone vibre à nouveau : « Prends soin de toi. » Je me dis, tiens, la princesse a un coup de blues, et puis, par acquis de conscience, quand même, je demande pourquoi elle me dit ça. Peut-être que c'est un gros coup de blues.

C'est une fusillade.

J'allume la télévision. Je ne connais même pas le canal de BFMTV.

Le tout-Twitter est sur le qui-vive. L'ensemble de ma TL est bientôt géolocalisée sous l'égide du hashtag #PorteOuverte. Suis-je la seule à penser vols, viols et violence ?

Sirènes des ambulances : la Pitié-Salpêtrière est en bas du boulevard et ce sont des convois d'ambulances qui passent. Alors que j'ai tardé à me lever pour aller jusqu'à la fenêtre, j'en compte une dizaine.

En plus, elle est hyper-jolie, je me surprends à penser devant les avis de recherche. Comme si la mort de quelqu'un de moins beau avait moins d'importance. Je m'en rends compte et me justifie : la beauté est une affirmation de la vie au carré.

Les pensées idiotes ne s'auto-censurent pas : au moins, avec le portrait que Renaud m'a fait, mes amis auraient une photo potable à diffuser. Le narcissisme mal placé, dommage collatéral de l'empathie par égocentrisme.

Je n'ai jamais mis les pieds au Bataclan. Au théâtre des Champs Elysées, ça donnerait quoi ?Vaudrait-il mieux passer par l'escalier principal ou par celui proche de l'avant-scène ? Et à la Philharmonie ? Les terroristes se seraient perdus dans les couloirs. Voilà le principe architectural de Jean-Nouvel enfin dévoilé : c'est une architecture anti-terroriste !

C'est un spectacle. Spectaculaire. Qui marque d'autant plus les esprits qu'il n'y a pas de cible définie. Être marqué, c'est penser en pleine nuit, en sortant d'un dîner dans le XVe arrondissement : Le renfoncement de cette porte cochère pourrait constituer un abri éphémère si une fusillade se déclarait. La police recommandait de rester chez soi. Mais qu'y aura-il de différent lundi, quand tous les parcs, les centres commerciaux, les musées et autres auront rouvert ? Quand il faudra retourner travailler ? Rien. Alors autant ne pas laisser la peur nous paralyser. Essayer. Il n'y avait presque personne dans les rues. Ce presque qui est à la fois trop (sans personne, il n'y a personne pour vous porter préjudice) et trop peu (pas assez pour vous porter secours). Presque personne un samedi soir.

Sur Twitter, quelqu'un se demande : et si on avait eu des armes ? Paris serait en bouteille. Paris serait peut-être Columbine. Bowling for Columbine.

Des suicidaires et des martyres. Qu'est-ce que tu feras, mec, quand tu auras décapsulé tes 70 vierges ? Sans même parler du fait qu'Eros n'a pas sens que par rapport à Thanatos, c'est long, l'éternité – surtout sur la fin. Tout ça au nom d'Allah, alors que ça fait belle lurette qu'il est mort, Dieu. Vous n'avez pas vu le certificat de décès, rédigé par Nietzsche ?

Le djihadiste est un homme irrationnel. Le dernier Woody Allen fait froid dans le dos, soudain, avec son personnage de professeur de philosophie alcoolique que ni le sexe ni l'intellect ne suffisent à exciter, mais qui retrouve goût à la vie au moment où il décide de tuer un juge pourri. Au moment où il décide de tuer la jeunesse d'un Occident perverti. Tuer des gens, c'est tout ce que la kamikaze a trouvé : ni les filles, ni le sport, ni le plaisir, ni le savoir, ni l'art, ni la gastronomie, aucune nourriture terrestre ou spirituelle n'a pu donner sens à sa vie. On le qualifie de fou ou d'illuminé pour ne pas avoir à y regarder de plus près. Pour ne pas voir que les failles béantes dans lesquelles s'engouffre le terrorisme existent chez d'autres individus.

Le XIarrondissement n'est ni le XVIe (ce sont des riches de toutes façons) ni le XVIIIe (ce sont des immigrés de toutes façons) : le quartier bobo-populaire avec une population à laquelle il est facile de s'identifier. L'existence d'une stratégie rassurerait presque, malgré son efficacité. Elle aide à oublier que rationnel n'est pas raisonnable. On se prend presque à espérer qu'il y ait derrière les kamikazes des gens assoiffés de pouvoir, cyniques et stratégiques, qui ne croient pas à la rhétorique qu'ils emploient. Or la raison peut délirer : c'est l'idéologie.

Mais on ne va pas jusque là. Pas dans l'immédiat.

Et si cela avait été moi ? Je suis fondamentalement lâche : non seulement je voudrais mourir sans avoir mal, mais aussi sans avoir peur. Je reste fascinée – horrifiée mais fascinée – par le savoir de l'imminence de sa propre mort. Le témoignage du jeune homme présent dans le Bataclan risque de s'ajouter aux scénarios qui se rejouent à mon insu dans un demi-sommeil : que ferais-je si... que ressent-on quand... on se sait condamné par un cancer ? on était envoyé au fond de la mine pour déclencher le coup de grisou ? on est coincé dans l'enfer d'une prise d'otage sans revendication ?

Et si cela avait été Palpatine ? Comment pourrait-on envisager la mort d'autrui qui nous est proche ? Ce qui dépend de moi, ce qui ne dépend pas du moi... je connais la chanson. Mais s'il est question de substituer l'image de Palpatine à l'un de ces corps sans vie, ne serait-ce qu'hypothétiquement, ne serait-ce que pour exercer ma compassion, pour essayer de prendre la mesure de l'irréel : le stoïcisme n'existe plus. Quand bien même on a érigé la passion comme modèle repoussoir, il n'y a pas d'amour stoïque. J'voudrais pas crever. J'voudrais pas crever seule. Et j'voudrais pas vivre seule non plus.

Dimanche matin, aux aurores, j'ai râlé parce que Palpatine m'a réveillé ; mais quelques heures plus tard, au réveil, au vrai, après s'être enfin rendormis, on s'est enlacés comme si on se retrouvait. Bien contents d'être là l'un avec l'autre. Parce qu'au final, l'arbitraire des terroristes usurpe celui de la mort. On pourrait aussi bien mourir renversé par une voiture ou, cloîtrés à l'abri chez nous, par une explosion au gaz. Ou faire une rupture d’anévrisme. Ou mourir dans une maison de retraite. Il sera toujours trop tôt. Alors j'ai râlé pour la forme en découvrant la masse de cheveux laissée par Palpatine dans la baignoire et nous sommes sortis profiter du soleil de novembre. Une promenade dominicale conclue par des profiteroles au chocolat Valhrona chez Bofinger.

Toujours ça que les Boches Daech n'aura pas.

Fanfaronnade ? Fatalisme, plutôt. Du fatalisme d'autruche, peut-être. Peureuse comme pas deux, je ne brave pas la menace, je l'occulte. En grande pratiquante du refoulement, j'ai découvert que c'était un mécanisme fort utile sur le court terme. Et pour défouler, je vais me prescrire beaucoup de danse, de marche, de sexe et de lecture sur l'actualité, même si, pour cette dernière, je vais grimacer au moment de me l'administrer.

J'ai tiqué en lisant Comme une image demander ce que les attentats avaient changé : « Avez-vous changé votre vision du monde ? Avez-vous perdu votre insouciance ou l’avez-vous retrouvée ? » L'insouciance ? Puis j'ai compris : il faut la perdre pour la retrouver.

C'est le moment de la perdre.

La Fête de l'insignifiance m'attend sur le dessus de ma PAL, pour après, quand je l'aurai retrouvée.

Mais perdons-la d'abord. Sans quoi ce serait refouler, et tout serait à recommencer.

 

30 octobre 2015

Point d'orgue

L'orgue, un instrument noble et leste qui invite à la componction ? Si c'est aussi l'image que vous vous en faites, je vous invite à écouter l'improvisation dans laquelle Thierry Escaich s'est lancé mercredi pour inaugurer l'orgue de la Philharmonie. C'est avant tout une affaire de tuyauterie et, quand on entend les boyaux de Dieu gargouiller, la majesté divine en prend un coup. Du coup, exit la colère divine, place à : un concert de bouilloires dans une navette spatiale, avec locomotive et corne de brume comme artistes invités ; un enterrement sous-marin de petite sirène retrouvée pendue à une branche de corail ; Batman sous les voûtes d'une église ; la silhouette distante des Ménines, démultipliée, dévalant et grimpant les escaliers non-euclidiens d'un jeu vidéo, et de gros ordinateurs IBM des années 1970 en pleine dispute philosophique (ou bien en train de parier au PMU, allez savoir)(à moins que ce ne soient des parties simultanées de tic-tac-toe, d'échec et de bataille navale).

L'orchestre entre et décide de plutôt jouer à Où est Tamestit ? Sans sans pull ni bonnet rayé rouge et blanc, c'est vachement plus dur qu'avec Charlie. Du coup, Paavo Järvi s'apprête à commencer le concerto pour alto de Jörg Widmann sans altiste solo, quand un choc sourd retentit, suivi d'un bruit de fermeture éclair. On va pouvoir commencer, oui ou non ? Le choc sourd se fait de nouveau entendre et, alors que je me dis que, quand même, c'est un peu fort de café, Antoine Tamestit surgit de derrière les deux harpes. C'était donc lui qui… (coup d’œil au programme)… oui, oui, c'est lui qui fait des percussions sur un Stradivarius ! J'ai à peine le temps de m'en remettre qu'il joue du banjo avec - pizzicati mon œil.  Il n'arrête pas de bouger, circule entre les différents pupitres, figurés et littéraux, ilots de musiciens et suppôts de partition. Les sons surgissent d'un peu partout - puis soudain de nulle part. Dans le doute, certains comment à applaudir - ceux qui, comme moi, ont perdu Charlie-Tamestit de vue et n'ont rien vu. A force de jouer à la guitare électrique, ce qui devait arriver arriva : une corde cassa. Le concerto, à peu près aussi concertant que concordant les temps de ce paragraphe, s'interrompt, le chef attend, les mains se portent au menton, le public gronde de murmures : où est Tamestit ? Au bout de quelques instants, il revient, échange quelques mots, de dos, avec le chef et va se placer, tout le monde prêt à reprendre comme si de rien n'était. Sur le signe du chef, la mesure de reprise se répand comme la bonne nouvelle, là, là, on y est... mais l'altiste fait signe de rembobiner : nouveau conciliabule de sourds-muets. Les pages des partitions se tournent de droite à gauche et enfin, au grand dépit soulagement de tous, le concerto reprend et se déroule sans encombre (sinon sans ennui) jusqu'à la fin. Aux saluts, le compositeur serre dans ses bras le soliste, le chef et le violon solo avec une vigueur que l'on réserverait à des compagnons d'arme. Mais à la guerre comme à la guerre ; si Antoine Tamestit ne lui a pas sauvé la vie, il lui a peut-être sauvé la mise, déclenchant des applaudissements qui n'auraient peut-être pas été aussi nourris si le concert s'était déroulé sans anicroche. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cela fut laborieux.

Point d'orgue de cette soirée : la Symphonie n° 3 de Camille Saint-Saëns que j'écoutais en concert pour la troisième fois, je crois. Petite pensée pour Joël, qui a dû pas mal se boucher les oreilles en étant à l'arrière-scène. Du second balcon de face, en revanche, le niveau sonore est parfait ; on sent même les vibrations (enfin !). Pourtant, je vibre à peine. Comme anesthésiée esthétiquement depuis le début de la saison, je commence à me demander sérieusement si la fatigue ne me rendrait pas un peu frigide de l'oreille…

 Mit Palpatine, placé à l'étage du dessous, avec qui on a échangé quelques regards synchronisés aux moments-clé (genre l'entrée de Lola, saluée par un cri muet, les mains en porte-voix). Je ne sais pas si je nous trouve adorables ou irrécupérables.