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03 février 2016

La vieille dame qui murmurait à l'oreille des haricots

Peu à peu, je deviens réceptive à la sensibilité japonaise. Déjà, la lenteur a disparu dans un frémissement de l'être. C'est quelque chose que je trouve très beau, cette attention portée à toute chose de manière égale, également délicate : au frémissement des feuilles, des haricots rouges, aussi bien que de l'âme humaine. Ce continuum replace l'homme dans son environnement et ouvre la possibilité d'un rapport apaisé au monde. Il faut simplement prendre le temps, nous dit la vieille dame qui encourage ses haricots rouges sur la longue route qui les attend avant d'être dégustés confis, au cœur d'un dorayaki ; accepter que tout prend du temps, c'est-à-dire que nous sommes mortels et que, peut-être, ce n'est pas si grave : même si nous ne réussissons pas notre vie, nous dit-elle, nous pouvons lui donner un sens, en tant qu'observateurs du monde, qui faisons exister la beauté qui s'y trouve en la contemplant.

Attentifs aux belles choses, nous devenons attentifs aux autres, et c'est une belle relation que celle de cette vieille dame aux mains tordues et du gérant d'une échoppe de dorayakis à qui elle est venue réclamer un job malgré ses 76 ans – elle a toujours rêvé de travailler dans un endroit comme cela, dit-elle, rapportant se délicieuse pâte de haricots confits pour persuader le « patron » de l'embaucher. C'est rare, au cinéma, de voir de belles histoires, intenses, qui ne soient pas des histoires d'amour (ni d'amitié, ni de famille) – entre des personnages de générations différentes, qui plus est. À ces deux générations se joint d'ailleurs une troisième en la personne d'une jeune cliente qui irait bien au lycée, mais dont la mère préfère qu'elle ramène de quoi manger – les dorayakis ratés du patron, en l'occurrence (elle est encore collégienne).

Le passé des personnages, leur futur très incertain, ou trop certain, tout est évoqué par touches, et c'est à peine si l'on quitte l'échoppe de dorayakis, un instant, pour raccompagner chacun chez soi dans la nuit noire, voir la lune, observer le frémissement des feuilles, le soleil qui filtre à travers, et les fleurs des cerisiers qui marquent à elles seules le passage des saisons. C'est très beau sans être jamais esthétisant – et plein d'humour ! Car la vieille dame est un sacré personnage, qui n'hésite pas à houspiller celui qu'elle appelle révérencieusement « patron »… Il faut l'entendre pousser un soupir d'aise à la première bouchée de dorayakis, puis un uuuh d'incrédulité (j'adore cette langue pleine d'onomatopées !) en apprenant que, jusque là, le patron n'avait jamais réussi à en finir un seul : « Malgré vos compliments, vous me décevez. » Les Délices de Tokyo, eux, m'ont enchantée.

 

Forcément, le film ouvre l'appétit : je ne vous raconte pas le bonheur ensuite de croquer dans un tempura crevette chaud et croustillant – avec un bol de soupe, exactement comme dans le film. Même envie pour moi et Paplatine – qui a eu le culot de me tapoter sur la cuisse d'un air entendu lorsque la vieille dame a objecté au patron que cela ne la dérangeait pas, que c'est vivant, les jeunes filles saoulantes. Outrée, j'étais ; je l'ai mimé haut et fort, bouche bée puis de Donald Duck courroucé. Non mais, je t'en foutrais de la jeune fille saoulante… je suis un délice de souris. Au moins.

 

30 janvier 2016

Therese

Le sujet de Carol n'est pas Carol mais Therese, Therese Belivet, sorte de Peggy Olsen qui aurait emprunté le minois d'Audrey Hepburn. Le film n'aurait probablement pas la même saveur sans son bonnet mutin et ses grands yeux verts écarquillés… devant Carol, donc, la femme fatale américaine dans toute sa splendeur, riche, blonde, mise en pli impeccable et sourire en coin rouge, rouge, rouge. Carol est l'objet : l'objet du film, l'objet de la fascination de Therese, totalement bewitched – dixit son petit ami Richard qui désespère de jamais la voir devenir sa femme. Therese lui rétorque qu'elle aime les gens avec qui on peut parler librement ; nice, répond Richard, le sourcil levé, reprenant à son compte l'ironie dont est chargée la scène : lorsqu'elle est en présence de Carol, Therese n'a plus rien du moineau volubile qu'elle peut être en présence de ses amis ; c'est à peine si elle peut aligner un mot, muette de désir pour cette femme si autre, qui cultive le mystère malgré elle, comme s'il devait y avoir quelqu'un d'autre retranché derrière son image de femme séduisante, suave, grave, capiteuse1

Objet du désir, Carol est pourtant loin d'être passive : c'est elle la femme d'expérience, qui fait des avances à Therese. Elle est jeune, lui rappelle Abby, son ex et amie de toujours2 ; sait-elle au moins ce qu'elle fait ? Elle ne l'a jamais su. Comme un primum mobile, Carol attire à elle tous les regards, subjuguant Therese comme elle a autrefois tourné la tête à son mari, et détermine bon gré mal gré la conduite de ceux qui l'entourent… jusqu'à finalement se décider à prendre sa propre vie en main – non sans avoir poussé Therese à faire de même en l'encourageant à montrer ses photos. Ce revirement estampillé c'est-la-vie donne à Carol l'épaisseur qui lui manquait un peu, substituant au vague mystère la nostalgie bien réelle d'un être qui sait ce qu'est de perdre le lien avec les êtres qu'elle chérit. Et là, avec cette épaisseur, voilà enfin quelqu'un que Therese peut étreindre…

Un sourire et de grands yeux, Cate Blanchett et Rooney Mara, la fascination amoureuse à l'état pur.


1
À défaut de l'odeur, suggérée par la gestuelle du parfum déposé sur les poignets, passés dans le cou, le spectateur entend sa diction langoureuse – qui, d'après le générique, a requis un coach !
2 « It was over between Abby and I long before it was over for us. » Le renversement chronologique nous a fait sourire, Palpatine et moi, mais il contribue habilement à soustraire l'histoire à la morale. Pas de jugement pour les femmes légères vis-à-vis de leur compagnon… et pas de circonstance atténuante non plus pour lesdits compagnons malheureusement amoureux. La pitié qu'on aurait pu avoir pour le mari est évacuée par le chantage qu'il exerce sur Carol pour la garde de leur fille ; reste un petit pincement au cœur pour Richard, ce personnage occulté sans ménagement par sa bienaimée.

 

27 janvier 2016

Rhapsodie pour deux pigeons

Toujours à l'écoute de son public, le Royal Opera House m'a demandé, quelques jours après la représentation, de répondre à une enquête de satisfaction. La chorégraphie, le casting, les décors, les costumes, l'orchestre, le chef, etc., étaient-ils very good, good, fairly good, fairly poor, poor, very poor ? À moins que nous n'en ayons aucune idée – mais ce n'est pas grave, s'empresse-t-on de préciser dans le mail, qui chérie le profane comme l'initié (on nous demande ensuite combien de ballets on a vu et il y avait une case over fifty – spéciale Pink Lady). Je peine à savoir ce qui est le plus incongru : le recours à une étude marketing quantitative pour un art par essence qualitatif ou le simple fait que l'on nous demande notre avis quand, à l'Opéra de Paris, on doit déjà s'estimer heureux d'avoir une place. No armrests, précisait mon billet à l'amphithéâtre, où pour 27 £ / 35 € on a un fauteuil sans accoudoirs, certes, mais surtout sans les genoux des voisins qui vous rentrent dans le dos. Cela m'a rappelé la notion de visibilité réduite du Sadler's Wells, pour le moins éloignée de celle de l'Opéra de Paris : dans un cas il manque à peine un mètre à partir du haut de la scène ; dans l'autre, il reste péniblement un tiers du côté de la scène. Autant dire que les rois de l'understatement en font des tonnes lorsqu'il s'agit de relation client – et inversement à notre détriment.

Du coup, lorsqu'un champ libre se profile, où exprimer ce qui nous a également incité à venir (en plus de découvrir les ballets ou de retrouver un cast qui vous met des étoiles dans les yeux), je m'exclame qu'un voyage à Londres ne saurait être complet sans un spectacle à Covent Garden et un cream tea chez Richoux. De fait, on peut difficilement faire plus British que ce programme full Ashton, délicieusement kitschouille. Certes, j'aurai probablement oublié Rhapsody d'ici un mois, mais ces danseuses qui courent sur pointes en parallèle, c'est tout de même ravissant, non ? On en occulterait presque les prouesses techniques de Steven McRae, dont un saut où je n'ai pas réussi à comprendre quelle partie du corps faisait quoi à quel moment, bien que l'étoile ait eu l'obligeance de le répéter trois fois d'affilée.

Malgré une partition moins pyrotechnique, sa partenaire, Natalia Osipova, s'en donne à cœur joie, si bien qu'on oublie volontiers qu'elle n'a pas la désinvolture nécessaire pour donner un air champêtre à ce qui, de toute évidence, se veut une garden party sur fond de temple romain – loin de la fort urbaine mythologie balanchinienne à laquelle me fait, je ne sais trop pourquoi, penser ce genre de divertissement brillant et abstrait, sans que je parvienne vraiment à comprendre pourquoi je trouve l'un plaisant et l'autre ennuyeux. Peut-être est-ce à cause de la drôlerie des sissones-girouettes qui ballotent le soliste dans toutes les directions ; ou bien des sauts décalés, presque random (dieu les informations savent comme il est difficile de programmer du hasard), du corps de ballet masculin, où je vois surgir des grenouilles coassant à tour de rôle (on serait dans un dessin animé qu'un petit marteau serait sorti de mon œil pour jouer à les assommer comme des taupes).

*

Si Rhapsody ressemble à la marmelade à feuilles d'or créée par Fortnum & Mason pour le dernier Jubilé de la reine, The Two Pigeons, moins tape-à-l'oeil, a la simplicité du scone. Comme le petit gâteau, qu'on a envie de mettre tel quel dans sa bouche mais qui s'ouvre pour être tartiné, le ballet d'Ashton se déguste en deux parties, de part et d'autres d'un second entracte pas franchement utile mais sans doute réglementaire en ces terres de triple bill. Et puis, le tutu de la Jeune Fille est plein de clotted cream : des couches et des couches froufroutantes comme le roucoulement d'une tourterelle ! Lorsque Lauren Cuthbertson bat des ailes, coudes pliés en arrière, mains posées sur le faux cul du tutu, l'imitation est parfaite, et le rire qu'elle suscite n'est pas de moquerie mais de tendresse. Le romantisme qui nimbe le couple principal évite en effet de tomber dans le ballet de boulevard, tandis que le ridicule assumé de la gestuelle aviaire évite en retour l'écueil de la mièvrerie. Mention spéciale pour les a-coups de tête de profil, accueillis par des éclats de rire.

La métaphore filée, qui avait de quoi faire craindre le pire, relève juste comme il faut une histoire autrement abracadabrantesquement plate : le Jeune Homme, lassé des bouderies-minauderies de la Jeune Fille qu'il essaye de peindre, la laisse en plan pour suivre une gitane affriolante, qui elle-même le laissera tomber comme une vieille chaussette une fois qu'elle aura rendu jaloux le chef du clan, laissant le Jeune Homme retourner, penaud, auprès de sa Jeune Fille-oisillon blessé. Là où c'est chorégraphiquement intéressant, c'est qu'Ashton reprend le geste froufroutant de la Jeune Fille qui bat des ailes pour l'adapter à la gitane : ses épaules se secouent d'une manière approchante, mais cette fois, bras en avant, pour faire valoir un décolleté… pigeonnant (même si, vu le physique de la par ailleurs magnifique Fumi Kaneko, le geste fonctionne surtout comme signe). La battle à laquelle les demoiselles se livrent n'est en que plus savoureuse ; dans la reprise saccadée des mouvements de la gitane par la Jeune Fille, on entend clairement « Qu'est-ce qu'elle a de plus que moi, cette dinde ? » Le Jeune Homme et le chef tzigane se chargent, à l'acte suivant, d'une compétition plus musclée, avec roulades-bras-de-fer-si-tu-perds-tu-vas-en-enfer.

Le détour par le camp tzigane, en même temps que de fournir un prétexte à des danses de groupe vaguement plus exotiques, dans la plus pure tradition du divertissement, permet un changement de ton au retour du fiancé prodigue : plus éloigné qu'au premier acte de la volaille de La Fille mal gardée, plus proche d'un cygne mourant. Heureusement, all is well that ends well : on se charge de requinquer notre pigeonne à coup de repentir amoureux pour que la catachrèse soit remotivée et que nos deux jeunes gens puissent à nouveau roucouler comme des tourtereaux, rejoints sur scène par des pigeons en chair et en plume (Palpatine soupçonne qu'il y ait plus de deux oiseaux sur le plateau, un par déplacement à effectuer). Un jour, quand même, il faudra qu'on se fasse une histoire toute volatile du ballet.

 

17 janvier 2016

Ensemble séparément

Pourquoi vous n’habitez pas ensemble, avec Palpatine ? La question revient souvent. Je réponds souvent en riant que nous sommes l’un et l’autre bien trop bordéliques pour cela. Nous sommes des conservateurs de la pire espèce, sentimentaux envers le moindre bout de papier non-administratif. Vous n’imaginez pas le capharnaüm. Surtout que nous ne sommes pas bordéliques de la même manière : Palpatine envahit l’espace par piles, surtout sur le canapé et les chaises, tandis que je laisse les objets là où ils me sont le plus utiles, donc, oui, le déodorant dans le salon, parce que c’est là que je m’habille ; les lunettes de piscine dans la cuisine, parce que même en cuisinant peu, j'épluche plus souvent des oignons que je ne fais des longueurs ; la tenaille dans la salle de bain, parce que l'échangeur, cassé, reste parfois coincé ; et un certain nombre de trucs par terre, parce qu’au moins, ils n’iront pas plus bas.

Non mais sérieux ? Ah. C’est un sérieux handicap, pourtant, d'être bordélique. Mais soit. Lorsque j’ai emménagé dans mon studio et que la mère de Palpatine lui demandait si ça allait entre nous, j’ai trouvé la parade : je n’allais tout de même pas passer de chez ma mère à chez mon mec ; c’est so XIXe siècle, du père au mari. Non, j’allais vivre seule un peu et apprendre à me débrouiller. Argument imparable pour l’empotée du logis que je suis j’étais.

Mais maintenant, ça fait deux ans… Je pourrais arguer le manque de place et le marché de l’immobilier ; ce serait crédible. Mais ce n’est pas la raison véritable, celle que l’on a tant de mal à faire admettre auprès d’une certaine partie de notre entourage : nous sommes mieux chacun chez nous. Pour des raisons pratiques, déjà : avoir chacun son chez soi, c’est vivre dans son bordel comme on l’entend, pouvoir aller se coucher sans craindre d’être réveillée deux heures plus tard ou de se faire grogner dessus par une souris-ours, avoir des meubles en bois apparent ou entièrement peints en blanc, ou encore assurer la non-contagion par une mise en quarantaine du malade #CâlinsVirtuels. C’est déjà beaucoup, mais ce n’est pas l’essentiel. Parce que, si l’on ne considère que l’aspect pratique, il y a aussi des désavantages. Nul besoin de vivre une double vie pour que s’applique l’adage Qui a deux maisons perd la raison : même si, au bout de 6 ans, les objets du quotidien ont été dédoublés, deux brosses à dents, deux paires de chaussons, deux râpes à fromage, il arrive encore de buter sur une pénurie de culottes ou de pester parce que le fichier dont on a besoin est resté sur l’ordi que l’on n’a pas pris.

Tu as peur du quotidien… Arrivé à ce stade, c’est généralement le diagnostic de mon interlocuteur, qui, par quotidien, entend prosaïque. Cela me fait doucement rire. Je veux dire, Palpatine lave des culottes que j’hésite à chaque fois à mettre au sale ou à la poubelle (je me dis que je les jetterai propres et du coup, rebelotte), et je retire au Sopalin les cheveux de Palpatine dans la douche (pour tout vous dire, ça me fascine : comment peut-il en avoir encore sur la tête alors qu’il y a à chaque fois de quoi garnir une perruque ?). Le glamour, on l’a abandonné à Berlin lors de notre premier voyage ensemble, où, la Wurst aidant, nos intestins ont fait connaissance (l’intimité sexuelle est une chose, l’intimité intestinale en est une autre, ce n’est pas Carrie Bradshow qui me contredirait).

Ce n’est pas le quotidien que je redoute, pas ce quotidien. Mais cela a rapport au temps, d’une certaine manière, un rapport d’être au temps, dans le temps. Quand je suis chez Palpatine ou chez moi avec lui, je glisse malgré moi dans une posture d’attente. Il ne s’agit pas d’attendre réellement (sauf pour passer à table, mais je commence sans lui), mais d’être en quelque sorte sur le qui-vive, dans l’attente, dans le désir, de l’interaction, de l’autre, de son surgissement. En étant sous le même toit, il me faut deux fois plus d’efforts pour me concentrer, i.e. rentrer en moi. Même si la télé est éteinte, même si Palpatine ne jure pas en codant toutes les deux minutes (Paris est déjà en bouteille), j’ai un mal fou, par exemple, à écrire des chroniquettes chez lui ; les rares fois où j’y arrive, c’est en m’isolant dans la pièce à côté, succédané d’un chez soi. Ce n’est pas pour rien que Virginia Woolf militait pour une chambre à soi (essai que je dois toujours lire, d’ailleurs). Je crains qu’à vivre à deux, je finirais par en vouloir à Palpatine de ce que, dans l’attente de lui, je ne me suis pas résolue à faire – même en sachant le reproche infondé, même en sachant que j’attends trop de l’autre. Je le sens déjà au bout d’une semaine passée d’affilée ensemble : j’ai presque plus de déplaisir à le quitter que de plaisir à le retrouver.

Je me souviens du Vates que je regardais avec des yeux ronds lorsqu’il disait détester être amoureux. C’est le seul homme que j’ai jamais entendu parler de ce phénomène de dépendance – sans lui, je croirais à une soumission essentiellement féminine, conditionnée par l’histoire, sorte de scorie d’une domination masculine profondément intériorisée. C’est ce qui me fascine le plus, je crois, dans les lettres de Simone de Beauvoir à Nelson Algren ; comment la féministe raconte à l’homme qu’elle aime tout ce qu’elle fera pour lui, le ménage, la cuisine (je vous jure, tout une lettre sur ses talents pour cuisiner les pommes de terre et cacher le goût de la viande avariée pendant la guerre…) – et comment, par instants, elle dit se détester de penser cela. Le rôle endossé (celui de la parfaite femme au foyer) est historiquement marqué, mais importe peu au regard du mécanisme ; il s’agit de se soumettre entièrement à l’autre, se donner entièrement à l’autre, l’obliger à nous prendre avec lui, en échange de quoi on attend tout de lui. Le caractère paradoxal du don, que Kundera avait très bien vu en ce qui concerne les cadeaux1, fonctionne aussi pour le don de soi. Se soumettre volontairement à l’autre devient un moyen retors de s’imposer à lui, sans que la dépendance soit jamais jouée. Elle est réelle et potentiellement douloureuse : passionnée.

C’est la passion que je crains. Je suis assez monomaniaque2 pour sentir que je dois craindre la passion. Que je ne dois pas oublier, ne serait-ce qu’un instant, que Palpatine et moi sommes et serons toujours deux êtres distincts, jamais transparents l’un à l’autre – mais que c’est justement cela qui nous permet d’être si proches : être distincts. J’ai mis du temps à m’apercevoir que notre relation s’est construite en prenant la passion comme repoussoir – et la passion est si communément admise comme représentation paroxysmique de l’amour, qu’autour de moi, au début, on ne me trouvait pas très amoureuse. Quand nous nous sommes rencontrés, Palpatine sortait d’une relation fusionnelle. Il a connu la passion. Moi pas. Il est plus simple, j’imagine, de se tenir à l’écart de ce que l’on a éprouvé, de résister à la fascination de la passion quand on l’a vécue pour le meilleur (d’où la tentation) et pour le pire (d’où la résistance). Parce que c’est une tentation, oui, de ne faire qu’un, de ne se définir que l’un par rapport à l’autre, d’être transparent l’un à l’autre.

Alors oui, quelque part, j’aimerais bien habiter avec Palpatine, mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée. Je suis même convaincue que ce sera d’autant moins une bonne idée que j’en aurais plus envie. Habiter chacun chez soi m’aide à trouver et à garder l’équilibre. Ni trop raisonnable ni trop passionné. Ni trop loin, ni trop près, comme deux aimants qu’il faut sans cesse ajuster pour qu’ils continuent à s’attirer sans pour autant se coller ni s’ignorer. Ivry-place d’Italie. L’essentiel dans le fait de ne pas habiter ensemble, pour moi, du moins, c’est ça : la dynamique que cela instaure.

Ce que j'ai présenté de manière essentiellement négative (ne pas tomber dans la relation passionnelle) a un envers positif, peut-être moins compréhensible si on l'expose de but en blanc : le luxe de la solitude. Un luxe, car il n'est pas question d'isolement, seulement de pouvoir se retrouver seul avec soi-même, au calme, et de faire ce que l'on a envie de faire sans aucune considération extérieure, manger ce que l'on veut au moment où l'on veut, lire en prenant toute la place sur le canapé, dormir en étoile de mer, s'absorber dans ses pensées et les prendre pour seule autorité. C'est une relâche délicieuse que de s'autoriser non pas à être soi (par opposition à une personne que l'on s'efforcerait de paraître au yeux de l'autre, des autres), mais à n'être rien de défini, en deça des rôles sociaux que l'on endosse, au travail, avec ses amis ou en amoureux3. Je ne fais rien que je m'interdirais en présence de Palpatine, mais je le fais sans penser au regard que je pourrais rencontrer. En somme, je suis dans mon studio comme un enfant dans une cabane, retranché du monde extérieur pour mieux le recréer en miniature et s'y replonger ensuite. Plus je passe de temps chez moi seule, plus je vais avoir envie de nouvelles lectures, de séances d'écriture, de spectacles à voir, de brunch entre amies où faire et défaire le monde… La solitude, loin de me couper du monde, m'y propulse avec une énergie renouvelée.

Et cette vie cultivée à part, je peux à nouveau la partager avec Palpatine. Si on fonctionne en vase clos, qu'a-t-on à offrir à l'autre, qu'a-t-on à en attendre ? On se vampirise puis on passe à quelqu'un d'autre. J'ai remarqué que Palpatine et moi échangeons plus sûrement sur un film que nous avons regardé chacun de notre côté que sur un film que nous avons vu ensemble ; quelque part, on a l'impression que, parce qu'on a vécu quelque chose ensemble, on l'a vécu de la même façon (même si c'est faux ; les souvenirs le rappellent de manière cruelle : on ne voit parfois pas de quoi l'autre veut parler, parce qu'on a de ce souvenir une clé d'entrée totalement différente – quand on ne l'a pas tout bonnement égarée…). Ce n'est pas pour rien que l'on parle d'histoire d'amour : pas parce qu'on enjolive, mais parce qu'on se raconte l'un à l'autre, dans un récit à deux voix.

Évidemment la parole ne fait pas tout, évidemment on a besoin de la présence de l'autre, même pour la sentir simplement, sans rien faire ensemble de particulier. Évidemment, j'aime regarder un épisode d'How I met your mother en m'appuyant sur une épaule osseuse, avec un cou pas loin où faire des bisous ; j'aime les câlins où je fais la petite cuillère – et même ceux où je fais la big spoon ; j'aime quand nous sommes tête-bêche sur le canapé, avec nos ordinateurs sur les genoux, à caresser sans y penser la jambe à côté de nous, comme on le ferait d'un chat ronronnant… ces moments ordinaires de vie commune, je les apprécie, comme n'importe qui d'autre. Mais c'est comme la musique baroque : passé une certaine durée, ce qui m'apaisait commence à me hérisser. Quelques heures en duo sur le canapé, c'est sympa ; un week-end entier, et j'ai des envies d'expulsion.

Alors bien sûr, tout ceci n'est qu'une question d'équilibre, et chacun le trouvera d'une manière différente, pourquoi pas au sein d'un même foyer. Pour moi, habiter des appartements séparés est la manière la plus simple de matérialiser cet équilibre, de le faire advenir et de le retrouver lorsque je le perds. C'est le soupçon d'égoïsme dont j'ai besoin pour ne pas me laisser fasciner au point d'en oublier les autres, moi compris.


- Pourquoi vous n’habitez pas ensemble ?
- Pourquoi habitez-vous ensemble ?

 

 


1
« En l'espace de quelques années, Laura donna à sa sœur et à son beau-frère un service de table, un compotier, une lampe, une chaise à bascule, cinq ou six cendriers, une anppe et surtout un piano que deux robustes gaillards apportèrent un jour à l'improviste, en demandant où il fallait le mettre. Laura Rayonnait : ''J'ai voulu vous faire un cadeau qui vous iblige à penser à moi, même quand je ne suis pas avec vous.'' » Kundera, L'Immortalité, « L'addition et la soustraction », p. 155.
2 Il y a toujours eu une personne dont j'étais plus proche que les autres, même si cette personne a varié dans le temps, au gré des classes dans lesquelles je me suis trouvée, des déménagements et, plus largement, des rencontres que j'ai pu faire. Je fonctionne en binôme.
3 Cela me fait penser à la distinction que fait Kundera entre vivre et être :
« Vivre, il n'y a là aucun bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux.
Mais être, être est un bonheur. Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l'univers descend comme une pluie tiède. »
L'Immortalité, « Le hasard », chapitre 16, p. 381.