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07 décembre 2015

La voie humaine


Les cinquièmes loges, pas le septième ciel

Je testais pour la première et probablement la dernière fois les cinquièmes loges, où nous étions seuls, Palpatine et moi – pas seulement dans notre loge : dans tout l'étage. Pas de moquette, des câbles mal scotchés sur lesquels je manque de déchirer mes collants... on a l'impression d'assister à l'opéra en contrebande depuis un placard. C'est amusant quelques minutes, mais vite épuisant : la seule manière de lire en partie les surtitres est d'avoir la tête allongée sur la rambarde – à genoux par terre, donc. J'ai tenu pendant le Bartók en me disant qu'ensuite, cela chanterait en français dans le texte, mais la diction de Barbara Hannigan, sans être mauvaise, n'est pas assez claire pour pouvoir se passer de surtitres. Au Cocteau, j'en avais plein le dos. Heureusement que Palpatine était là pour me le faire passer.


Double bill, double peine

D'autres l'ont déjà dit mieux que moi, mais je plussoie : enchaîner un opéra lourdement chargé d'un point de vue symbolique avec une pièce prosaïque, presque anecdotique, est une aberration : la seconde paraît bien fade, après avoir privé le premier de la résonance dont il avait besoin.


Warlikowski, il a tout compris

La mise en scène n'est pas affreuse, n'est pas mauvaise, mais c'est presque pire : elle est médiocre. Habillée d'une robe verte criarde, Judith est transformée en séductrice un peu âgée, un peu vulgaire à continuellement se jeter sur Barbe-Bleu – ce qui, tout en étant juste, émousse la violence psychologique du cheminement : tout est trop vite montré, sans laisser de place à l'ambiguïté ni même créer un contraste entre ce qui se passe et ce qui se dit, la frontière étant trop marquée entre les protagonistes à l'avant-scène et les salles ouvertes derrière. Quant à la Voix humaine, c'est téléphoné : Warlikowki essaye de prolonger le symbolisme en faisant trainer un mec sanguinolant dans les décombres du château de Barbe-Bleu, mais ce meurtre symbolique dramatise une histoire dont le drame est justement d'être anecdotique. C'est la légèreté de l'amant qui part pour une autre maîtresse qui est insoutenable. C'est d'attendre au bout de fil qu'il raccroche, qu'il coupe la ligne et acte ainsi la rupture. Alors le meurtre symbolique de l'amant, forcément, ça plombe un peu l'opéra-conversation téléphonique sans pour autant lui donner du poids : les cris de la dame en deviennent même un peu ridicules (alors qu'ils devraient probablement être ridicules et pathétiques, au sens noble du terme). Mais voilà, coupure de la conversation téléphonique = fin de la relation = disparition de l'être aimé = mort symbolique = mec sanguinolant. Alors Warlikowski, c'est cool de voir que t'as tout compris, hein, mais c'est pas cool de nous le balancer comme ça de but en blanc. Ce n'est pas qu'on se sentirait vexé de voir nos capacités d'interprétations à ce point sous-estimées, mais presque. Sans rancune, bisous.


Barbe-Bleue

Je râle mais belle trouvaille que les panneaux qui sortent du mur/coulisse et glissent, l'un après l'autre, découvrant les salles ouvertes par Judith. Et toujours ce cheminement symbolique-psychologique extraordinairement juste :

  1. Salle de torture, barrière pour dissuader l'autre d'approcher. Salle de torture avec baignoire. Le petit Warlikowski aurait-il un jour glissé dans son bain, entraînant un traumatisme durable qu'il lui faut expulser sur toutes les scènes d'opéra ?

  2. Salle d'armes, à couteaux tirés : Barbe-Bleue fait le porc-épique autant qu'il peut. Il s'agit d'être repoussant – pour ne pas risquer d'être touché.

  3. Salle au trésor version vitrine de chez Cartier. Frémissement de Judith. La richesse de l'autre se dévoile sous ses yeux : comment ne pas y voir sa curiosité cautionnée ? Et pourtant... Les colliers n'ont jamais tant ressemblé à des laisses quand Barbe-Bleue lui passe la corde perlée au cou. (NB : penser à vérifier s'il y a déjà eu des versions SM de cet opéra.)

  4. Jardin, on respire enfin. Judith oublie que pénétrer dans le jardin secret de l'autre, c'est risquer de marcher sur ses plate-bandes. Heureusement, même chez Warlikowki, les jardins ont encore des fleurs. Et c'est joli. (Quand même, je suis un peu déçue ; on aurait pu avoir un champ de robinets.)

  5. Royaume. L'autre recèle des espaces que l'on découvre de plus en plus vastes et que l'on a, partant, toujours envie d'explorer plus avant. Mon royaume pour… une télé. On aurait pu avoir Internet pour faire fenêtre sur le monde, mais non, une télé. Diffusant certes des images de (La Belle et) la Bête. De Cocteau. Qui a rédigé le livret de La Voix humaine. C'est bon, vous l'avez ?

  6. Lac de larmes. C'est le risque, lorsque la curiosité part en roue libre ; on n'est jamais certain de ne pas tomber sur quelque chose qui pourrait nous ébranler – voire que l'on pourrait ne pas supporter. Cette salle-ci existe, je le sais, mais si celui qui a failli s'y noyer décide qu'elle doit rester fermée, qu'elle le reste. Les larmes ont dû sécher, parce que je ne me rappelle plus de ce qu'il y avait entre les panneaux transparents…

  7. L'horreur de découvrir les trois ex-femmes… dans d'affreuses robes vivantes. Ce sont elles qui ont amassé les trésors de Barbe-Bleu, arrosé ses fleurs, agrandi son royaume ; elles qui ont fait de Barbe-Bleu celui qu'il est. Sans elles, son château est noir, aussi nu que l'appartement de Ted dans How I met your mother quand Robin lui demande de se débarrasser des cadeaux de ses ex – tout ou presque venaient d'elles. Le Styx de larmes franchi, Judith est perdue, remisée aux côtés de ces autres femmes qu'elle pensait, qu'elle espérait, mortes et enterrées, quand elles étaient tout au plus enfouies dans le cœur de Barbe-Bleue. Quelle idée d'ouvrir cette porte, Judith. Quand je l'ai vue entrouverte, je me suis empressée de m'y adosser pour la fermer et, appuyant de toutes mes forces pour qu'elle le reste, je prie pour ne pas m'être trompée sur son sens d'ouverture et y basculer. Même si cela rend la personne plus belle d'être capable de tant d'amour pour d'autres, de ne pas les avoir transformées en fantômes, il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas savoir à défaut de savoir vivre avec. Ne pas demander de preuve, ne pas demander les clés, quand on a déjà suffisamment d'espace où vivre à deux en étant heureux. La vérité n'est pas la clarté, c'est l'aveuglement de poursuivre alors qu'il n'y a pas de lieu. Œdipe ne nous en avait-il pas averti de ses yeux crevés ?

    Sans doute faisais-je et fais-je probablement encore partie des gens désignés par La Voix humaine : « Pour les gens, on s'aime ou se déteste. Les ruptures sont des ruptures. Ils regardent vite. Tu ne leur feras jamais comprendre… » (À Warlikowski, c'est sûr, puisque chez lui, un homme qui rompt est un homme mort.) J'ai trouvé ça bizarre la première fois que je l'ai entendu, mais peut-être n'y a-t-il pas plus de rupture que de cadavres dans le château de Barbe-Bleue, que c'est simplement un désir d'amenuiser la réalité. « Écoute, chéri, puisque vous serez à Marseille après-demain soir, je voudrais... enfin j’aimerais... j’aimerais que tu ne descendes pas à l’hôtel où nous descendons d’habitude... Tu n’es pas fâché ?... Parce que les choses que je n’imagine pas n’existent pas, ou bien, elles existent dans une espèce de lieu très vague et qui fait moins de mal... » Une pièce que l'on tient fermée au fond d'un château, par exemple.


Atelier mise en scène

Un peu déçue que la mise en scène ne me replonge pas dans les délices de la terreur éprouvée lors de ma découverte de l'oeuvre, j'ai commencé à me demander comment je m'y prendrais si je devais imaginer une mise en scène de cet opéra. Ce n'est pas commode, il faut bien l'avouer. Ce qui présente deux avantages : être un peu plus clément avec Warli (mais pas trop, parce que c'est quand même son métier), et s'occuper. Est-ce qu'on met des portes ou pas ? La notion de seuil est belle, tout de même. Et dans quel sens placer quelle porte : une porte que Judith pousse, c'est une résistance de Barbe-Bleue qu'elle enfonce ; une porte qu'elle tire, c'est une découverte qu'elle a souhaité de toutes ses forces et qui l'éloigne de Barbe-Bleue – un découverte repoussante, qu'après moult réflexions, j'aurais tendance à préférer pour la dernière salle plutôt que pour la première. Et les salles ? Je brode sur les salles à roulette que j'ai devant le nez en les plaçant mentalement perpendiculairement à la scène, de jardin à cour, comme on lit de gauche à droite. Il faut que Judith y passe. Qu'elle traverse la deuxième et en ressorte avec une arme, une arme avec laquelle elle menace Barbe-Bleue. Peut-être même qu'on pourrait brièvement voir la tête de Jochanaan-Barbe-Bleu sur un plateau, histoire que Judith se révèle comme Judith devant un Barbe-Bleu de peur – à distance, côté cour, espérant et craignant tout à la fois l'avancée de Judith. À mesure que Judith avance dans les salles suivantes, le trésor, le jardin, le royaume, il faudrait que la lumière augmente peu à peu, comme le soleil qui se lève, et atteigne midi au-dessus du lac de larmes. À l'ouverture de la dernière salle, la lumière devient aveuglante, perçant pourquoi pas en plein estomac l'immense silhouette d'un homme. Simultanément, dans un dernier élan pour se rapprocher de Barbe-Bleu, Judith trop avide le dépasse (et, tandis qu'elle est enfin parvenue côté cour, Barbe-Bleu se retrouve côté jardin – sur une passerelle, peut-être, à cause de Nietzsche). À mesure que les femmes s'éloignent, la lumière reflue, jusqu'à la quasi-obscurité lorsque vient le tour de Judith. Son corps a déjà disparu ; ne reste plus que sa voix, humaine, trop humaine.  

06 décembre 2015

L'Hermine

Lorsqu'il s'agit de représenter un procès, la fiction est souvent partisane : que l'on suive le point de vue de la victime ou de l'accusé, que l'on sache ce dernier coupable ou innocent, peu importe, il y a toujours un enjeu narratif. En adoptant le point de vue du président de la cour d'assises, L'Hermine aborde l'espace du tribunal comme un théâtre humain et suspend le jugement. L'accusé, jugé pour le meurtre de son enfant en bas âge, est un mec paumé qui, en guise de réponse, s'obstine à dire « J'ai pas tué Melissa ». La mère de l'enfant, en grand pull informe et leggings, le nez rouge, les yeux hagards, shootée par les médicaments, offre un contraste frappant avec l'avocate qui se tient à ses côtés, jeune femme pimpante d'un niveau d'études et de classe manifestement supérieurs. Sans atteindre ces extrêmes ni répondre à des clichés qu'on aurait cochés les uns après les autres comme gages de diversité, les jurés sont extrêmement dépareillés, avec entre autres une grande gueule qu'on verrait bien pilier de bar, une jeune femme voilée qui n'en mène pas large et une infirmière qui, de la bourgeoisie, a au moins l'élégance. Il y a manifestement quelque chose entre elle et le président de la cour ; un bruit de couloir nous fait supposer qu'il s'agit d'une liaison adultère, mais cela s’avérera plus subtil, à l'image de l'ensemble du film.

Luchini interroge tout ce petit monde-là, et nous interroge aussi, parce qu'il n'y a pas d'interrogatoire – seulement la volonté patiente de dépiauter les aspirations de chacun de sa diction singulièrement articulée, où les mots se détachent comme des peaux de pistache qu'on manipulerait longuement, distraitement presque, rendu perplexe par la conversation. C'est une tâche ingrate, vouée à un échec dont la relativité définira le succès, y compris dans la vie ordinaire : Michel, le président, perd ainsi l'attention de la fille de l'infirmière1, pour qui il était pourtant un sujet de curiosité, apparemment moindre que ce qu'une amie doit soudain lui raconter au téléphone. Il y a toujours un échec à se raconter. Le procès l'illustre de manière hyperbolique par l'absence de cohérence dans le témoignage de l'accusé qui non seulement se reprend et se contredit, mais ne parvient pas à établir des liens de causalité ni même à exprimer des affects en lien avec les événements. Cela m'a fait penser à l'Amante anglaise : le Nouveau Roman, avec sa surenchère d'artifice érudit, est finalement beaucoup plus proche de la réalité du témoignage et de sa pauvreté que le procès verbal dans lequel les policiers tentent de remettre un semblant de cohérence – de cohérence ou de supputation, comme le fait remarquer l'avocat de la victime, qui ironise sur l'emploi du subjonctif, que son client ne maîtrise pas le moins du monde (curieux monde de procédure où l'on se gausse de l'ignorance crasse d'un homme pour mieux le défendre).

Le président, dont la grippe n'est manifestement pas la seule raison d'être fatigué, persévère patiemment dans sa tâche. Il ne s'emporte pas, réfrénant Luchini dans sa tentation de faire du Luchini – qui nous offre ainsi un jeu tout en nuances. L'humanité et partant la beauté de son personnage de président de cour est peut-être la plus limpide lorsqu'il fait son petit laïus aux jurés avant qu'il ne délibèrent : peut-être que l'accusé est coupable, peut-être qu'il est innocent ; peut-être ne connaîtra-t-on jamais la vérité, mais il ne faut surtout pas en concevoir de frustration. Ne pas concevoir de frustration de l'absence de vérité. C'est beau, non ? La perte des absolus ne le détourne pas de son rôle ; au contraire, c'est ce rôle qu'il s'attache à remplir, modestement, le rôle de la justice étant de rappeler les lois, rappeler ce qu'il est permis de faire et ce qu'il n'est pas permis de faire, et de sanctionner en conséquence – de manière presque annexe, à l'entendre.

Il explique cela avec des mots simples que peuvent comprendre tous les jurés, sans pour autant donner l'impression de condescendance qui accompagne ces mêmes explications chez ses collègues. On aurait du mal à comprendre qu'il puisse être mal-aimé de tout le palais, n'était son intransigeance professionnelle et son abord revêche. En suivant le personnage, on ne peut plus trouver cela qu'à peine irritant : agaçant – à l'image de l'écharpe agressivement rouge qu'il porte en toutes circonstances sur ses vêtements sombres. Lorsque l'infirmière lui reproche ce tic vestimentaire, il fait valoir que c'est en quelque sorte une excuse de ne pas savoir s'habiller, et un moyen de ne pas se faire remarquer : c'est l'écharpe que l'on remarque, pas lui ; il disparaît derrière. J'ai trouvé cela très juste pour l'avoir souvent expérimenté avec mes tenues colorées – repensant à chaque fois à ce film policier où le tueur en série, pour ne pas se faire identifier, arbore un béret rouge et un pansement sur le nez : ces éléments attirent tant l'attention que ce sont les seuls que les témoins sont ensuite capables de signaler.

« Vous êtes heureux ? » demande au président une jeune collègue à l'issue du procès. « Heureux, heureux, je ne suis si pas si ambitieux ! » Dans sa tâche de Sisyphe dérisoire, dans l'éparpillement des passions et des déraisons humaines, le bonheur prendrait la forme d'un soulagement, un répit offert par un peu de beauté et d'empathie : ici par le visage serein et rayonnant de l'infirmière, qui se réverbère un instant sur celui du président, juste avant que le nouveau procès démarre et que la caméra soit coupée.


1
 Prénommée Ditte dans le film. Je ne peux pas m'empêcher d'entendre dans ces deux syllabes un « Dites » claudiquant, hésitant à se dire.

05 décembre 2015

Comme ils respirent

Ils dansent, c'est implicite. Ils : Louise Djabri, danseuse au ballet de Bordeaux ; Anna Chirescu, danseuse au CDNC d'Angers ; Hugo Mbeng, qui a manqué les contrats proposés outre-atlantiques à cause d'une blessure nécessitant une opération du genou ; et Claire Tran, danseuse contemporaine qui lorgne vers le théâtre et le cinéma. Ils ont réussi, puisqu'ils sont danseurs ; et pourtant, ils n'ont pas réussi – pas de manière ferme et définitive, pas de manière éclatante, pas en empruntant une voie royale ni même droite, qui les propulserait toujours plus avant. Chaque contrat est arraché à l'incertitude quotidienne, gagné à force d'ampoules et de persévérance – de chance ou de malchance, aussi. Quand on lui demande comment il voit son futur, Hugo Mbeng préfère ne pas faire de plan sur la comète : il a déjà été assez déçu par le passé, quand il avait pourtant bon espoir. La danse apparaît non pas comme un univers de souffrance, dont les danseurs se constitueraient les martyrs glorieux (selon la double légende rose-noire du ballet), mais comme un métier ingrat, où le travail ne paye pas toujours (au propre comme au figuré). Les désillusions sont le seul moyen d'avancer : Hugo a dû accepter de passer sur la table d'opération, accepter d'arrêter de danser pour garder une chance de danser « pour de vrai » ; Louise a dû se résoudre à quitter l'Opéra de Paris pour avoir une chance de danser autrement que sous le stress des remplacements ; et Claire Tran a dû se résoudre à ne jamais devenir danseuse classique pour devenir quand même danseuse – contemporaine.

Le moment où le directeur du conservatoire est venu lui dire qu'elle ne serait jamais danseuse classique, qu'elle n'avait pas le corps pour1, est celui qu'elle désigne sans hésiter comme le pire souvenir de sa carrière. Elle le raconte pourtant avec un grand sourire, parce que cela lui a permis de « sauver sa peau » : danser pleinement, plutôt que de lutter en permanence contre son corps. Mais le sourire n'efface pas la souffrance du renoncement ; il la souligne – tout comme son absence traduit la pudeur qu'accompagne les grandes joies, lorsqu'elle cite sa présente expérience sur scène comme meilleur souvenir de sa carrière. Cette seule inversion du sourire et de son absence par rapport à un événement triste ou heureux laisse présager qu'elle fera sans doute une excellente actrice, ainsi qu'elle le souhaite (et a commencé à oeuvrer en ce sens).

Sans doute, car Claire Tran incarne une autre injustice propre à la danse, outre le corps : la présence. Rien à faire, elle crève l'écran. Les trois autres ont beau présenter de belles personnalités artistiques, tout en sensibilité, ils sont éclipsés par les yeux, le sourire, l'énergie vitale, la beauté incroyable de celle que les journalistes ont eu tôt fait de présenter comme l'héroïne du documentaire. Anne est sûrement plus jolie, Hugo plus virtuose2, Louise plus délicate : il n'empêche, on ne voit que Claire.

Le contraste rajoute à la mélancolie des quatre danseurs, mélancolie chevillée au documentaire, car filmé depuis le point de vue d'une autre Claire, Claire Patronik, comme l'antithèse de l'autre. Cette Claire de l'ombre, qui s'est lancée dans la réalisation d'un documentaire sur ses anciens camarades de conservatoire, a pour sa part arrêté la danse – dès avant le lycée. Ses rares interventions face caméra ne laissent rien entendre d'autre que la frustration et ses tentatives pour s'en dépêtrer, comme de commencer un autre type de danse (le flamenco – j'ai souri : been there, done that ; nous sommes si prévisibles…). Lorsqu'elle se met en scène avec les autres, dans une choré-prétexte créée et répétée pour l'occasion, ce qu'elle paraît gauche à leurs côtés ! On sent sa volonté d'en faire partie à nouveau, ne serait-ce qu'un instant, et il y a là quelque chose de touchant. Cela fait passer des images qui n'ont par ailleurs (c'est cruel mais c'est ainsi) pas grand intérêt : plutôt que de l'observer dans un cours particulier de reprise, j'aurais aimé entendre son témoignage. On ne veut pas voir l'échec, mais il faut l'entendre. Entendre que l'on puisse toujours avoir la même notion de ce qui est beau et de ce qui ne l'est pas, alors que le corps ne suit plus, n'est plus capable d'incarner cette beauté que l'on sait toujours reconnaître. Seul quelqu'un qui a échoué peut donner à sentir dans sa forme la plus pure la déchirure de la renonciation, et la beauté qui résulte de son acceptation – cette déchirure et cette beauté que l'on sent lorsque l'autre Claire raconte le moment où elle a dû renoncer à devenir danseuse classique (l'anecdote tient du paradygme).

En tant que danseuse, Claire Patronik n'a pas sa place dans le documentaire ; et pourtant sa présence apparemment inutile, presque irritante pour le balletomane3, est essentielle. Sans condamnation à l'échec, pas de grâce ; pas d'abnégation non plus, revue et corrigée comme sacrifice glorieux dans l'hagiographie des rares élus. Pour couper court à la mystique kitsch associée à l'univers de la danse et donner la parole aux danseurs, il fallait aussi donner corps à ceux qui ne le sont pas devenus et partagent néanmoins les mêmes aspirations. La même volonté d’élévation.

Au final, c'est derrière la caméra qu'on voit le mieux Claire Patronik, comme artiste ; et c'est comme réalisatrice qu'elle mérite d'être retenue, dans sa capacité à créer des portraits vibrants, à faire danser la caméra, au point de transformer une chorégraphie de seconde zone en envolée lyrique, lorsque tous les danseurs sont réunis sur le parvis de la BNF, en pleine ville, en pleine vie, rouges, rouges, de maquillage et de joie. C'est une autre image, cependant, que je retiendrai, lorsque le visage levé d'Anna ou de Louise, je ne sais plus, disparaît en hors-champ tandis que la caméra poursuit dans la direction du regard, vers les cintres, ailleurs, l’interprète oubliée dans l'inspiration qu'elle suscite. Toujours la même volonté d’élévation, malgré nous.


1
 Ironiquement, la seule a être devenue danseuse classique est celle qui est le plus en forme… comme quoi, on a tôt fait de se constituer prisonnier d'une image idéale.
2 Au fait, mesdemoiselles : le corsaire est un cœur à prendre !
3 Le balletomane pourra se faire plaisir : tiens, c'est le studio Juliette d’Éléphant Paname (en longueur, pour éviter le reflet de la caméra dans le miroir) ; tiens, le Studio Harmonic… et Wayne, c'est Wayne Byars ! Hé, mais en fait, Claire Tran, c'est la fille de #LaVraieVieDesDanseurs ! Et Anne, la fondatrice de C'est Comme Ça qu'on danse !

30 novembre 2015

Un Matt Damon et ça repart

En allant voir Seul sur Mars, je m'attendais à retrouver les thématiques de Gravity transposées sur la planète rouge. Si le héros, Mark, laissé pour mort sur Mars, se retrouve seul lui aussi, et condamné à court terme, le face à face avec la mort prend immédiatement la forme d'un affrontement. Pas le temps de d'envisager son sort ou de dévisager la mort, il faut agir, compter les plats au poulet qu'il reste sur la station, compter les pommes de terre sous vide prévues pour Thanksgiving (ce n'est pas parce qu'on est sur Mars qu'on n'est plus Américain, au contraire, plus que jamais), charrier des caisses de terre stérile, chier de l'engrais et inventer un dispositif pour produire de l'eau par réaction chimique. La serre de pommes de terre de Mark fait penser à la rizière de Robinson Crusoé, mais la comparaison s'arrête là (bon, allez, on peut inclure un peu de barbe sauvage, si vous y tenez), car non seulement Mark ne renonce jamais, mais il n'envisage même pas de devoir renoncer – il s'en sortira, à la force du poignet, de la science et de l'American dream, véritable cow-boy martien.

Au tiers du film, le héros a déjà rétabli la communication avec la Nasa et le psy de l'équipe a beau parler des conséquences de l'isolement extrême, on ne les voit pas ; Mark maintient continuellement la présence d'autrui en s'adressant aux caméras présentes dans l'habitat et le Rover, fanfaronnant et exprimant sa perplexité tour à tour. Le journal de bord qu'il enregistre ainsi tient moins de la boîte noire que de la chaîne YouTube (la webcam comme avatar narratif moderne de l'aparté, seule la génération selfie pouvait y penser).

Si c'est raté pour l'introspection, cela fonctionne en revanche à merveille niveau auto-dérision : le héros, loin de se prendre pour un superhéros (qui reste d'un autre univers, comme le suppose sa réplique alors qu'il s'apprête à percer sa combinaison pour se propulser : « I get to do Iron Man »), se place dans la droite ligne d'un MacGyver, pro de la bidouille. Exit les gadgets technologiques, place au scotch : pour coller les feuilles comptabilisant le nombre de pomme de terre dans chaque bac, pour attacher la bâche formant la serre et même pour colmater les brèches et empêcher l'oxygène de s'échapper de son casque d'astronaute. Mark ironise : tous les cerveaux du monde1 travaillent pour lui et la seule solution qu'ils trouvent est de... percer des trous et cogner avec des pierres.

L'informatique et plus généralement la technologie est reléguée à ce qu'elle est : un truc formidable quand ça marche, mais qui ne marche pas à tous les coups et devient vite obsolète – contrairement à la science2, représentée ici par la botanique. Car il faut bien continuer de croire en quelque chose : Seul sur Mars ne saurait démentir l'adage selon lequel quand on veut, on peut – avec un peu de chance et d'improbabilité, que l'on accorde à Mark à la fin quand on l'avait refusée dès le début au coéquipier de l'héroïne dans Gravity (la parallèle est difficile à ne pas faire tant la scène avec le câble donne une impression de déjà vu). L'épilogue, bien ricain, prête à sourire ; n'empêche, on aura bien frissonné avec Kate Mara et Jessica Chastain (que Palpatine mettra sans aucun doute à la place de Matt Damon dans son titre).


1
 On notera d'ailleurs que les Russes ne sont plus dans la course : ce sont les Chinois qui proposent leur aide…
2 Quitte a l'escamoter quand cela pose problème : la problématique des réserves d'oxygènes dans l'habitat est vite abandonnée…