Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05 novembre 2009

Un Don Quichotte slave

Samedi au théâtre des Champs Elysées se produisait le ballet de Saint-Petersbourg, qui a pour particularité d’être russe sans être ni le Bolshoï ni le Marinsky, et de graviter autour d’Irina Kolesnikova, qui n’en est pas l’étoile mais la star, avec tout le battage médiatique que cela suppose (quand bien même il a lieu à l’intérieur du cercle réduit des balletomanes). Affiches, DVD en vente à l’entrée, à l’entracte et à la sortie (l’argent, c’est du temps) et programmes qui, dans leur format et leur mise en page, évoquent davantage Holiday on Ice ou quelque comédies musicales que l’Opéra de Paris, ne sont pas sans me rappeler le théâtre de Mogador lors du Lac des Cygnes de Matthew Bourne.

L’étoile fait également trou noir et avale les autres points de la constellation : en fait de distribution, il y a Irina Kolesnikova, et pour les autres, eh bien, il faudra émettre des conjectures armé de vos jumelles et des mini-bios du programme (dans lequel on apprend que Olga Ovchiminikova « loves rainy weather, the stars and the full moon rainbows and hot tea. She adores cats and dogs » et que Dimitri Akulinin « is interested in computers and cars ».) ou s’introduire auprès de balletomaniaques certifiés (en fait, non, c’était la représentation du lendemain).

 

(à pois, oui...)

 

De face au premier balcon, ma grand-mère et moi étions parfaitement placées pour apprécier le spectacle. Après les avoir vues dans la Bayadère l’année dernière (enfin, la saison dernière), je me demandais un peu ce que donneraient les Russes aux jambes infinies et aux bras lyriques en Espagnoles, que l’on veut nerveuses et séduisantes. Dymchik Saykeev en tête, les tziganes de l’acte II viennent nous rappeler que le caractère bien trempé des slaves permet sans problème de bâtir des châteaux en Espagne : ce sont des cambrés renversants pour les danseuses renversées par leur partenaire (-ah ouais, il y avait un cambré à cet endroit-là ?), des épaulements de caractère (voire caractériels – les têtes sont si marquées que les regards disparaissent parfois vers le sol – du moins depuis le premier balcon), et une énergie folle – joyeuse escapade récréative après les représentations de Giselle des jours passés et avant le très classique Lac des cygnes.

Le corps de ballet (toujours un peu à l’étroit lorsqu’il est au complet – pourtant une quarantaine de danseurs tout au plus) m’a paru bien plus ensemble que la dernière fois. Ou peut-être se soucie-t-on peu de l’alignement des danses de rue lorsque l’ensemble est vif et enlevé – enthousiasmant.

On en oublierait presque les costumes qu’on dirait amassés au fur et à mesure sans vision d’ensemble. Dommage, car les décors étaient très réussis. Les couleurs des jupes jurent joyeusement : Mercédès (envoutante Evgenia Shtaneva) déploie son aguichante sensualité dans une robe rose quand les toréadors sont en rouge, et Gamache se ballade en violet criard au milieu des frous-frous jaunes et verts. Le songe du royaume des dryades nous fait un petit rappel du bon goût anglais qui œuvrait déjà dans la Bayadère, avec des bleu, vert d’eau et rose bonbons, qui ne valent cependant pas la choucroute blonde dont était affublée Olga Ovchinnikova ( ?), par ailleurs un Amour de danseuse. D’une manière générale, le rêve de Don Quichotte vient un peu comme un cheveu sur la soupe, l’incise d’un intermède en tutu plateau est un brin kitsch. Avec leur manie des jambes pliées, les russes apparaissent comme de charmantes confiseries sur béquille. Certaines dotées de plus de crème que d’autres ; j’ai cru un instant que l’une des quatre danseuses était un peu enrobée (ce qui de toutes manières aurait été très relatif à la maigreur des autres), avant de m’apercevoir que c’était simplement qu’elle avait de la poitrine. Retour à la réalité.

 

 

La pantomime est exagérée jusqu’au burlesque. Les oeillades de Kitri sont un régal, d’autant que le maquillage bien chargé fait ressortir le blanc des yeux agrandis de surprise ou d’amusante inquiétude. Je me régale aux jumelles des expressions des uns et des autres – et non pas uniquement, comme le suggérait ma grand-mère emballée, du physique fort peu désagréable de Basile, Dmitry Rudachenko, je dirais ( ? malgré une photo peu flatteuse dans le programme). En plus d’être très mignon, il a la fougue (et la taille) requise pour être parfaitement raccord avec sa partenaire. Le couple fonctionne très bien, synchronisé jusque dans son coup de moins bien lors des variations du pas de deux du troisième acte : après les pirouettes plus qu’approximatives (pour ne pas dire chaotiques) de Basile, Kitri réussit à envoyer valser faire tomber son éventail après un début à la Noureev (? pour remplacer les grands jetés par des attitudes à la russe ?). Elle a finit la variation avec force mouvements de bras ; puis un dévoué garçon du corps de ballet est galamment allé récupérer l’éventail accusateur abandonné en avant-scène, histoire que la suivante ne se casse pas la margoulette dessus. Heureusement, la coda a été explosive, avec autant d’assurance et d’élégance que Basile en avait montré jusque là (contrairement à Dmitri Akulinin qui a campé son toréador avec certes l’aplomb nécessaire, mais aussi une force qui ne l’était pas forcément), et une Kitri qui a claqué des triples tous les trois fouettés.

Néanmoins, les danseurs ne cherchent pas la technique, ils l’ont trouvée : pas de spectaculaire, rien que du spectacle.

19:46 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : danse, ballet

02 novembre 2009

Titien, Tintoret et Véronèse

 

Vendredi soir, j’ai décidé d’aggraver mon retard de comptes-rendus blog en accompagnant Palpatine, armé de sa mauvaise langue et d’une carte Louvre qui nous a fait transplaner (oui, j’ai regardé Harry Potter hier soir) dans la Venise du XVIème siècle en moins de deux.

Les trois noms du titre de l’exposition annoncent la couleur: on aura droit à de la peinture religieuse Titien est le first, puis vient (chronologiquement – et artistiquement ?) Tintoret, développement du premier avec une belle assonance, et Véronèse achève le massacre de l’effilochage verbal – il fallait bien parfaire la trinité ; et Bassano ? basta !

On veut nous montrer que la rivalité se transformait à Venise en émulation, la cité des Doges ne se choisissant pas un unique artiste officiel qui se reposerait sous ses lauriers. Après Picasso et les maîtres, l’approche comparative semble être à la mode. A quelques doublons près (rarement des triplettes, sauf pour la pauvre Lucrèce qui devient la victime d’un viol collectif), l’exposition des maîtres italiens évite la juxtaposition de tableaux d’un même titre décliné en trois signatures différentes, et organise l’aperçu de la production artistique de l’époque par thèmes, certains évidents, comme « Portraits de représentation » ou « Entre sacré et profane », d’autres moins, comme les « Nocturnes sacrés » qui cherchent à écouler le stock de la section précédente, ou le « Prologue », qui ressemble à une troisième partie placé en guise d’introduction.

 

« Le reflet et l’éclat »

 

Je laisse de côté les « portraits de représentation », devant lesquels me revient une bribe de cours sur l’esthétique, à savoir que le portrait est un genre casse-gueule (mais on vous ouvrira une petite fenêtre sur le côté pour que vous puissiez sauter comprendre au vu de la bataille navale que vous avez affaire à un amiral) pour attaquer sur « Le reflet et l’éclat » qui, promesse de mise en abyme qu’ils sont, m’enthousiasment bien plus.

Coquets et vaniteux, les peintres manient le miroir dans l’intention de prouver la supériorité de leur art sur la sculpture, avec comme argument principal que contrairement à celle-ci, leur art peut montrer simultanément divers aspects d’une même chose. Pas besoin de tourner autour du pot de la statue. A voir la Vénus au miroir de Véronèse, on se dit que cela aurait peut-être été préférable.

 

La pauvre déesse se retrouve avec une petite tête mal vissée sur une stature d’hommasse : pas étonnant qu’elle ne se mire qu’en plan rapproché dans le miroir, Cupidon est un fin psychologue, il veut éviter la prise de bec (cf les colombes en dessous – tout n’est que paix et amour, on vous dit).

 

Titien lui est sans conteste supérieur, qui par le reflet flouté (au cas où nous n’aurions pas compris que c’est un miroir que lui tendent les mômes zélés - un peu comme dans les BD les bulles aux bords dentelés de petit Lu pour indiquer qu’il s’agit d’un rêve du miroir) anticipe l’engouement pour les jeunes filles à une perle (*asymétrie power* - quand j’aurai fini de me les plier en quatre, je vous dirai tout sur ma nouvelle coupe de cheveux). Cela n’empêche pas Palpatine d’être effaré du non-respect des lois de l’optique (et pourtant, il ne porte pas Descartes dans son cœur) et d’invoquer les primitifs flamands et leurs miroirs qui tournent rond.

 

Tintoret n’a apparemment pas peint de déesse coquette, mais pour ne pas le léser, on aura accroché sa Suzanne au bain. Ne reflétant qu’un bout d’écharpe de façon fantomatique, le miroir devient l’indice du reflet volé par les vieillards voyeurs.

Toujours dans les reflets, on oubliera le jeune homme cerné de glaces curieusement orienté (mieux vaut ne pas confier au peintre l’exécution d’un numéro de magie où le corps du modèle est tronqué par les reflets, à moins de la souhaiter au sens propre) pour préférer des anamorphoses sur armure (vérification optique de ce que l’uniforme peut mettre certaines dans tous leurs états – même si le débat n’est pas tranché de savoir s’il s’agit d’une allégorie de la conjugalité ou du deuil, c’est dire combien le mariage est chose joyeuse).

 

« Entre sacré et profane » et « Nocturnes sacrées »

 

La formule « Entre sacré et profane » convient parfaitement à Bassano qui traite des sujets mythologiques ou bibliques comme des scènes de genre : c’est assez fun de trouver les pèlerins d’Emmaüs dans la cuisine (et ce devait aussi être l’avis des commanditaires, puisque le tableau est en nombre d’exemplaire assez nombreux pour jouer au jeu des sept différences), dont la forge de Vulcain n’est pas si éloignée (j’adore la façon dont il peint le feu – un second tableau en donne la confirmation : il ne sait pas y faire, les flammes restent une petite explosion de traits droits, on peu comme un épi de cheveux).

(détail)

En revanche, si la trinité titrée oscille entre sacré et profane, c’est plutôt que tout est prétexte à grande (large et haute) peinture, surtout les pèlerins d’Emmaüs (pas ceux de Rembrandt, malheureusement), parmi lesquels on trouve des femmes (c’est pour les drapés), des enfants (la biodiversité de Ses créatures) et des chiens (on essayera de vous faire gober au détour d’un commentaire que c’est un symbole du bien versus le chat démoniaque ; en réalité, c’est maladif, ils en collent partout – Bassano est allé jusqu’à réaliser des portraits de chiens). Il ne sera pas non plus dit qu’ils aient mégoté sur la couleur : rose et bleu, c’est un minimum ; avec du jaune et du vert, c’est bien mieux. Ils ont aussi mauvais goût que moi, c’est dingue.

Cette désinvolture babillarde a tout de même valu un procès à Véronèse, qui ne s’est pas démonté : « S'il reste de l'espace dans le tableau, je l'orne d'autant de figures qu'on me le demande et selon mon imagination [...] Nous les peintres, nous nous accordons la licence que s'accordent les poètes et les fous ». Quand j’ai commencé à lire la première phrase de la citation sur le mur, cela m’a fait sourire, et marrer quand je suis arrivée à l’assimilation volontaire avec les dingues. Plaider la folie : tactique ou revendication d’identité ?

Je m’autoriserai le droit de ne pas mettre en lumière les « nocturnes sacrées ». Il faut se contenter d’indications très éclairantes comme « chiasme de la mort » (tête – pieds du Christ / pieds- tête de la Vierge). Ecrit en blanc sur gris, cela aurait du me dissuader de trop lire les légendes accompagnant le titre (mais aussi, avec mon inculture religieuse…). Un jour peut-être, les scénographes comprendront que les étiquettes minuscules obligent à des va-et-vient qui induisent gêne (zoom in) et bousculade (zoom out), et bousillent les yeux (puisque la préservation des œuvres exige un éclairage assez faible). A moins qu’ils l’aient déjà compris et qu’ils souhaitent en leur for intérieur que les notices ne soient pas lues.

 

« L’art en personnes »

 

M’est avis que c’est un appendice de la section portraits qui n’en a été éloigné que dans un souci de variété. On ne sait toujours pas de la peinture ou de la sculpture laquelle domine l’autre, ni si la querelle est toujours d’actualité, mais presque tous les artistes représentés sont pourvus de leur petite statuette (inclusion ou référence obligée ?). Le seul portrait à m’arrêter (il faut dire qu’une fermeture anticipée de dix minutes a été annoncée de façon pressante) est celui-ci, de Palma :

C’est moins le regard absent et le geste théâtral du collectionneur qui me perturbe (après tout, il montre qqch) que la pierre grise qu’il exhibe. Et encore… je ne dis pierre qu’à cause des statues qui se trouvent derrière lui. Je devrais plutôt parler d’aplat gris, comme si l’on voulait nous montrer un peu de matière pure, et suggérer que la couleur du peintre veut bien la pierre du sculpteur, puisqu’elle parvient à la suggérer.

 

« La femme désirée »


Cruel manque de temps pour cette partie qui aurait bien pu être ma préférée avec les reflets (bien que n’offrant pas le même degré de médisance potentielle) ; la toute fin a été vue un peu à la manière des touristes en bus à deux étages, qui essayent tant bien que mal de grappiller quelques vues avant quelque tournant fatidique. J’ai quand même pu voir les trois viols de Lucrèce (mais deux de Titien), qui jurent quelque peu avec le titre de la section…

 

Le personnage qui soulève la tenture m’intrigue. Palpatine a suggéré que le viol était collectif. Inci pourrait-elle confirmer avec sa fréquentation des textes antiques ?

 

 

Toujours Titien et toujours le genou de Tarquin entre les jambes de Lucrèce. La symbolique du couteau saute encore plus aux yeux, de part sa forme courbée de mini-sabre qui laisse sans mal prolonger le geste jusqu’à l’endroit où va porter le coup. Si vous doutiez encore du potentiel phallique de l’épée, il vous suffirait de tomber dans le Gaffiot sur « vagina » qui signifie « fourreau ».

 

Le poignard se fait plus discret chez Tintoret, remisé aux pieds de la belle et supplanté par le collier de perle qui irrigue le tableau de cotillons commémorant la chasteté perdue de la belle. L’ondulation des muscles noueux de l’assaillant nous empêchera le bon mot d’Oriane de Guermantes : Tarquin n’est ni taquin ni superbe, malgré l’air tranquille de Lucrèce dont tout l’effroi et la violence subie doivent être transférés dans les contours zigzaguant (électriques ?) des plis des tissus. Si, comme la statue, je plonge la tête a première dans l’interprétation grossière, il ne faut pas en conclure que j’aime le tableau. Je préfère Titien, une fois encore.

Sera aperçu seulement un dernier Titien, qui est la reprise d’une Danaé peinte dix ans plus tôt (et par conséquent située dans le « prologue » de l’exposition).

 

Danaé restera toujours pour moi accolée à Klimt, mais (ou peut-être justement grâce à cela, à l’attention suscitée par l’écho à une œuvre appréciée) celle de Titien m’a quand même bien pluie plue, avec son nuage barbouillé. Dans la partie inférieure gauche du tableau, toutes les courbes sont orientées de même (lit, drap, dos, ventre) et les doigts de la main gauche « ratissant » le drap en pénètrent les plis comme la pluie d’or ne va pas tarder à le faire de la jeune femme, aux joues déjà roses-rouges.


 

On sent que Titien s’est amusé en peignant sa seconde Danaé : l’or n’est plus seulement la matière précieuse en laquelle Jupiter choisit de se transformer pour parvenir à ses fins.

(Clin d’œil que Tintoret reprend sans grande subtilité.)

L’ajout tout domestique du chien (encore !) et la substitution de Cupidon par une vieille (entremetteuse) ne laisse pas grand doute sur la cupidité de cette dernière, ni sur les mœurs dont le peintre pourvoit Danaé. Cela seul pourrait suffire à justifier l’exposition séparée des deux Danaés. Après la religion, voilà que la mythologie sert de prétexte : « Au XVIe siècle, Venise est célèbre pour la liberté de ses mœurs mais les images érotiques ne sont pas admises en public et les prestigieux nus de Titien sont réservés au milieu fermé des commanditaires, souvent étrangers. Les nus profanes de Titien sont empreints d’une grande sensualité, même s’ils s’appuient sur une thématique mythologique et suivent des codes de représentations » peut-on lire sur le site de l’exposition.

 

La prochaine fois, je saurai qu’il faut chercher les vestiaires dans le grand hall, histoire de n’être pas encombrée de mon eastpack orange et mon sac de danse (je me demande même comment les gardiens ont pu me laisser entrer avec ça) et je me renseignerai sur ce qui suit avant de m’éteindre sur un banc au milieu de l’expo et de m’attarder en pèlerinage à Emmaüs.

 

25 octobre 2009

Lire (le Roman de la) Rose et voir rouge

Envoyer sur les roses

 

Le Roman de la Rose est un ouvrage du XIIIème siècle, et pour l’occasion, je vous autorise toute la paranoïa superstitieuse associée à ce chiffre. Il a été écrit par quatre mains, ce qui fait deux mains gauches, soit deux fois plus qu’il n’est tolérable ; Guillaume de Lorris aurait pourtant du savoir qu’il ne fallait pas remettre son travail de De Meun (Jean de son petit nom). La niaiserie du début pouvait passer parce que c’était mignon tout plein, le narrateur qui nous conte comment, en songe, il est entré dans un magnifique jardin et a fait la rencontre de maintes allégories, toutes plus fantastiques les unes que les autres.

 

 

N’allons pas voir si la rose…

 

La rose est naturellement l’allégorie parmi les allégories. Elle est belle, sent bon, mais éloigne par ses épines. Un véritable bouton (purulent) : il suffit d’y toucher et on en fout partout. Le narrateur s’éprend de la rose dès qu’il la voit et est entêté de son parfum. Il va devoir endurer maintes souffrances et surmonter moult obstacles avant de pouvoir l’approcher. Je vais finir par croire que ce n’est pas un hasard si, entre toutes les fleurs, la rose est devenue la métaphore pour la jeune fille aimée : il faut croire que l’amant trouve dans ses épines de quoi aiguillonner son désir – qui s’y frotte s’en pique. Rassure-vous, sa beauté n’aura pas le temps de se fâner, l’amant va la cueillir bien avant, malgré quelques difficultés : « Par cette sente petite et exiguë, ayant rompu la barrière avec le bourdon, je m’introduisis dans la meurtrière, mais n’y entrai pas à moitié. J’étais fâché de ne pas aller plus avant, car je ne pouvais passer outre. Je n’eus de cesse que je n’eusse fait davantage ; je réussis à y mettre jusqu’au bout mon bâton, mais l’écharpe demeura dehors avec les marteaux pendillants ; je fus très mal à l’aise, tant je trouvai le passage étroit ; j’observai que le lieu n’était pas coutumier de recevoir des péages, et que nul avant moi n’y était passé. » Voilà qui est déflorer une métaphore trop mignonne ! Une fois qu’on a ôté les épines, c’est le pied.

 

 

Rosa, a, am, ae, ae…

 

Comme le vase est étroit, je vous ai ôté les feuilles avant de vous offrir le bouquet. Mais voilà, il était en réalité aussi touffu que le problème épineux. On y trouve des dieux (antiques), Dieu (chrétien), et mon Dieu (juron du lecteur qui en a assez) : Antiquité, christianisme et amour courtois médiéval, du trois en un, qui forme une nouvelle trinité païenne.

Alors que Guillaume de Lorris faisait dans l’accumulation et le superlatif, les digressions juxtaposées de Jean de Meun virent au bordel, dont la tenancière serait le Vieille, ancienne prostituée qui jouerait volontiers les proxénètes et prodigue ses conseils comme les lenae des poètes érotiques romains. On trouve de tout : des références à Ovide, Platon, Aristote, Cicéron, un passage sur l’alchimie, un mini-traité de physique sur la réfraction de la lumière par les miroirs ou les comètes… J’ai coutume de considérer les digressions comme croustillantes, encore faut-il qu’elles s’écartent de quelque chose pour mériter leur nom.

Ce roman informe a par conséquent un petit goût d’infini. Le début semble maladroit comme une description de première rédaction : il y a machin, qui est comme ci, machin, qui est comme ça, puis truc, qui est encore plus comme ci, et bidule beaucoup plus comme ça. Les superlatifs s’étouffent, on rajoutera quelques contradictions pour faire glisser. Ainsi, Beauté –blonde, évidemment- est à la fois « grêle » et « grassouillette » ; je ne sais pas s’il faut voir dans le second adjectif qu’elle semblait fort appétissante, ou si la Beauté, toute subjective, est prête à répondre aux goûts de chacun.

C’est répétitif, mais on accorde au narrateur le bénéfice du doute : peut-être le roman va-t-il quelque part. Encore aurait-il fallu pour cela que son premier auteur n’ait pas l’idée sotte et grenue de mourir. Son successeur, après quelques velléités épiques, se trouve las et, indécis quand au cours à donner aux événements, préfère bavasser. Alors pour discuter, ça discute : les personnages exposent leurs théories sans se soucier de savoir s’ils sont écoutés, miment le dialogue, créent des scènes et donnent la parole à d’autres – un comble pour des prosopopées.

 

 

Un herbier de pétales flétris

 

Qu’est-ce qui peut bien plaire dans ce fatras ? Ce doit être le plaisir de gloser, que les universitaires auront en commun avec Jean de Meun, qui adore s’écouter parler. « Je vous en [ndlr : le Parc céleste, où se trouve le « fruit du salut » - renversement méritoire] parle en général, et je m’en tairai aussitôt, car à vrai dire, je n’en sais proprement parler, vu que nulle pensée ne pourrait concevoir, ni bouche d’homme recenser les beautés sublimes, le prix inestimable des choses qui y sont contenues [..] ». Les cinq pages suivantes vous feront comprendre qu’il s’agissait d’une prétérition.

On s’emploiera donc à trouver une cohérence à ce qui n’en a pas, et à considérer les bavardages intempestifs comme les exposés de doctrines sur l’amour qui permettent d’en dresser un panorama aussi complet que possible : la Raison fait l’éloge de l’amour du prochain et de l’amitié ; l’Amour, du romanesque et de la courtoisie ; Vénus, de l’acte sexuel qui permet de perpétuer l’œuvre de Dieu à travers les générations (si on ne fait pas grand cas de l’adultère, on garde tout de même une caution morale supérieure).

Le seul trait commun que je peux trouver aux deux auteurs dont l’un est courtois, raffiné, et l’autre, plus cavalier, c’est l’obsession de la totalité. Le premier essaye de l’atteindre par une énumération interminable, le second en procédant à sauts et à gambades (sans la légèreté de Montaigne, malheureusement), en compilant de fragments d’encyclopédie présentés sous forme de dialogues ou discours rhétoriques. Ou comment déceler dans le roman un genre qui phagocyte tout le reste.

On peut du reste remarquer que le titre n’est pas la Rose, mais le Roman de la rose, celle-ci devenant un complément très secondaire. Le narrateur est bien plus amoureux qu’il n’aime sa bien-aimée, qui n’a aucune personnalité, ni son mot à dire, elle est réduite à sa fonction de but vers lequel tendre. L’amour n’est que littérature et il y a fort à parier que celui-là finit avec celle-ci : sitôt cueillie (ou possédée, selon que vous parlez du comparant ou de la comparée), la rose disparaît dans les brumes du songe écourté : « je cueillis à grande joie la fleur du beau rosier feuillu, et j’eus la rose vermeille. Alors il fit jour et je m’éveillai. » Un point de plus pour Kundera : « Les grandes histoires d’amour européennes se déroulent dans une espace extra-coïtal ». Rose n’est que prétexte à prose – c’est l’amour-poésie.

 

23 octobre 2009

Précieux et étincelants : de joyeux joyaux

Les Joyaux sont le premier ballet de Balanchine qu’il m’a été donné de voir, il y a quelques années, et j’y suis retournée hier en bonne compagnie (je vais peut-être poster le compte-rendu avant, si ce n’est pas dingue, ça !). Je ne sais pas si c’est parce que le ballet nécessite la réquisition d’une belle brochette constellation d’étoiles à déguster sur place, qu’il y a moins de monde à faire venir que pour un ballet traditionnel, ou si ce choix judicieux ne doit en fait qu’au hasard, mais la soirée s’est ouverte par le défilé de l’école et du ballet de l’Opéra de Paris, avec toute la pompe musicale et le pas cadencé que cela suppose. Il obéit à des règles solennelles : les danseuses, toutes en tutu plateau blanc, descendent d’abord la scène à partir du foyer de la danse, pour l’occasion ouvert en arrière-scène, depuis la sixième division (un rat lance l’offensive) jusqu’aux étoiles, en suivant les échelons de la compagnie ; puis viennent les danseurs, élèves et professionnels, en haut blanc et collants noirs, sauf les étoiles tout de blanc vêtus. Seule entorse au crescendo hiérarchique : les étoiles sont intercalées entre les rangs de danseurs, histoire de souligner que chacune est unique en son genre, et de ménager les slaves d’applaudissements, qui se révèlent la côte dont ils jouissent auprès des balletomaniaques. Comme l’a dit l’une d’elles, qui attendait pour des places de dernière minute et qui avait déjà vu le défilé, Emilie Cozette a pu sentir un froid. Ce n’est pas l’Antarctique non plus, même si cela ne peut évidemment pas rivaliser avec les applaudissements chaleureux adressés à Aurélie Dupont ou Nicolas Leriche. Il est assez amusant d’observer la disparité des morphologies et surtout des tailles lorsque toutes les étoiles se retrouvent en ligne.

Munie de mes jumelles, je n’ai eu aucun mal à repérer A., un garçon de mon cours de danse qui a rejoint Nanterre cette année comme stagiaire (heureusement qu’il était côté jardin). Sa mère disait dans les vestiaires que la perspective du défilé n’avait pas l’air de l’émouvoir plus que cela, mais malgré la belle prestance et le pas assuré (beaucoup plus chez les garçons que chez les petites filles, qui ne paraissent pas forcément très à l’aise), le sourire indiquait tout de même quelque timidité.

Après le défilé des têtes couronnées, on nous a proposé quelques parures à assortir (pas avec des tenues, mais avec des pays) : les émeraudes, les rubis et les diamants, qui renvoient respectivement à la France, aux Etats-Unis et à la Russie.

C’est amusant, alors que j’expliquais à la Bacchante que je ne connaissais rien à la musique et qu’elle me racontait qu’elle avait trouvé un moyen d’identifier l’origine géographique/culturelle d’une musique en l’associant à une couleur, j’avais tout de suite pensé à Joyaux, et le lui disant, elle s’est rendu compte l’avoir justement lu dans un dialogue du livre qu’elle avait entamé. Coïncidence qui peut prêter à sourire mais qui montre combien les correspondances synesthésiques, toutes personnelles et arbitraires qu’elles puissent être, sont un procédé bien ancré dans notre manière de lier les choses entre elles.

La trilogie des couleurs se retrouve au niveau des costumes, déclinés en tutus longs ou romantiques pour les émeraudes, sortes de bustiers à jupette courte pour les rubis, et tutus plateau pour les diamants – tous de Lacroix, magnifiques. Et pourtant, Dieu sait que je ne suis pas une fanatique de la paillette et du brillant ; mais là, tout scintille sans être clinquan.

Nous avons eu droit à une distribution de rêve, surtout pour les rubis et les diamants.

En émeraudes bien polies, dansaient Laëtitia Pujol et Clairemarie Osta ; en émeraude un peu lisse, Mathieu Ganio. La variation de Clairemarie Osta était très réussie pour la partie qu’il m’a été donnée de voir (loge de côté, un angle mort du côté cour, qui n’a posé de véritable problème que pour cette variation, puisque les solistes étaient assez centrés le reste du temps, et que l’on peut aisément reconstruire mentalement la symétrie escamotée). Laëtitia Pujol n’était pas mal non plus ; je l’ai en tous cas davantage appréciée que lorsque je l’avais vue dans le même rôle en 2002 – à moins que ce ne soit la chorégraphie, que j’ai trouvée beaucoup plus fine et ciselée que la dernière fois, où cette partie m’avait semblé un peu plate en comparaison des deux autres plus enlevées. A moins encore que ce ne soit la musique de Fauré. (Toute parfaite qu’elle soit en rubis, j’aimerais vraiment voir Aurélie Dupont dans les Emeraudes, elle serait capable de me les faire apprécier encore davantage).

Aurélie Dupont, Mathias Heymann et Marie-Agnès Gillot ont été tout feu tout flamme en rubis. Il faut dire que la chorégraphie, sur la musique de Stravinsky, s’y prête plutôt bien ; à tel point que Rubis est souvent donné indépendamment des autres pierres précieuses entre lesquelles il est serti, sous le nom de Capriccio (157 représentations, contre 75 pour le vert et 76 pour le blanc – je me demande si les Diamants seraient aussi beaux présentés bruts).

Marie-Agnès Gillot, qui domine bien d’une tête le corps de ballet féminin et qui paraît plus à son aise lorsqu’elle danse au milieu des hommes, avait quelque chose d’une splendide amazone, resplendissante dans son écrin de partenaires qui, la maintenant qui d’une jambe, qui d’une cheville, qui à la taille, la tournaient de tous côtés, comme le joailler oriente une pierre précieuse de manière à lui faire prendre la lumière et à multiplier les reflets qui en émanent. Cette espèce de pas de cinq n’est pas évidente, si l’on ne veut pas donner l’impression d’une manipulation chirurgicale et ne pas réveiller chez le spectateur le rêve pour la danseuse d’avoir un partenaire pour lui faire la grue et que ses jambes tiennent en l’air sans effort.

Aurélie Dupont était elle aussi parfaite, c’est peu de le dire. Ses équilibres lui permettent vraiment de jouer sur les terribles déhanchés de cette partie (avec la marche sur « pieds cassés » de Gillot, la chorégraphie en jette). Entre deux mimes de corde à sauter, elle paraissait en pleine complicité avec Mathias Heymann. Je ne l’avais jamais vu (en tous cas, pas en tant qu’étoile ou soliste), et suis tout à fait ravie de combler cette lacune. B#2 avait raison, il a un peu le ballon d’Emmanuel Thibault (c’est d’ailleurs lui que j’avais vu la première fois), patiné d’une élégance certaine. Pour que les sauts paraissent impressionnants alors que la vue en plongée a tendance à les écraser considérablement…

Bref, c’était terrible.

Après l’entracte et une tentative avortée de se replacer, on reprend place de pied ferme (oui, oui, au singulier, je me suis perchée sur le pied gauche –talonné- pour avoir une meilleure vue) pour la troisième et dernière partie, une rivière de diamants sur la musique de Tchaïkovsky. Plus de bras déliés et d’abandons romantiques, ni de déhanchés jazzy, le blanc n’est pas la couleur de la pureté pour rien. Du classique dans ce qu’il a de plus magistral, avec de belles lignes, qu’il s’agisse de celles parfaitement harmonisées du couple Agnès Letestu – José Martinez (the perfect cast), ou des alignements impeccables, quoique constamment ré-agencés du corps de ballet - qui pour une fois ne fait pas les potiches : ça défile, tourne et plonge (arabesque) sec. Une des filles du corps de ballet  (mais laquelle ? – il faudrait procéder par déduction, il ne me semble pas l’avoir vu dans les parties précédentes – ni dans d’autres ballets, d’ailleurs) est fascinante, son port de tête est d’une classe infinie, même lorsqu’elle ne danse pas et que les autres ont le charisme qui rabougrit le temps de reprendre leur souffle. Et puis, rien à faire, une pléiade de danseur qui pirouette d’un même élan, ça claque. Vous me direz, c’est souvent le but recherché à la fin d’un ballet – la tentation de l’apothéose, voilà tout (tant que c’est réussi, on en redemande).

On aurait bien imaginé continuer avec des saphirs en bonus, mais on ne déroge pas aisément à la sacro-sainte trinité.