16 janvier 2010
Muser à Berlin
Avant-dernier post sur mon voyage dans la capitale allemande (le dernier uniquement de photos, j’ai assez tapé sur mon clavier et vos nerfs).
La priorité est allée à la Alte Nationalgalerie (pour moi) et à la Gemäldegalerie (pour Palpatine), respectivement mini-Orsay et mini-Louvre. Ce qui est un peu étrange, c’est que le mini-Orsay est logé dans un bâtiment plutôt ancien, une statue équestre plantée devant, tandis que le mini-Louvre est implanté avec d’autres musées dans un espace très moderne. Ce dernier, s’il ne paye pas de mine de l’extérieur, est très bien aménagé à l’intérieur : lumineux, aéré, une hauteur sous plafond démentielle (dans les salles où les tableaux sont petits, on se dit un peu « tout ça pour ça ? »).
Les salles sont distribuées autour d’un gigantesque patio cathédrale entièrement vide à l’exception de ses piliers : le rien est aussi au musée, mais celui-ci prépare à la contemplation.
Le caractère dépouillé des salles vient aussi de ce qu’il n’y a absolument aucun cordon de sécurité autour des œuvres : la distance à respecter est indiquée par un changement de marqueterie – j’ai mis un temps fou à m’en apercevoir.
C’est que l’Allemand a intériorisé les interdits. Jusque dans les transports en communs. Dans le métro, comme à Vienne, aucun tourniquet ni barrière, on composte le billet à la première utilisation et après on circule comme dans un moulin. Tant de discipline a quelque chose de reposant – même si je n’ai pas tenu plus de trois jours avant de recommencer à traverser à la parisienne, signe infaillible de ce que nous n’étions pas locaux. Seul relâchement de l’ordre : la disposition des tableaux dans les salles selon le principe de ‘montre-moi ce que tu as dans le ventre, crache tout et on fera le tri ensuite’ - agencement à la berlinoise, choucroute, quoi.
Des collections en elles-mêmes, je ne vous dirai pas grand-chose, sinon que j’ai découvert au mini-Orsay un impressionniste allemand qui m’a bien plu, dénommé Menzel. J’ai bien pris des notes, pourtant, j’y ai pensé pour une fois, histoire de pouvoir retrouver les tableaux qui m’ont marqués et qui ne figurent jamais dans les cartes postales vendues à la sortie. Mais ce serait trop long, pas forcément berlinois. Rien de très nouveau : l’époque des impressionnistes me plaît bien et j’ai toujours autant de mal avec la peinture classique, surtout italienne. Eventuellement je me ferai plaisir en reprenant sur un ou deux tableaux à l’occasion.
J’ai également insisté pour aller faire vite fait un tour au musée Bröhan, des arts décoratifs (on n’est pas impunément la fille d’une fan d’art nouveau, qui vous fait traverser les 80km de la banlieue viennoise pour visiter l’un des dix travaux d’Otto Wagner – enchaîner les visites rappelle davantage ceux d’Hercule) et à celui du surréalisme, le Scharf-Gerstenberg, où il y avait du Dali, des délires chouettes, d’autres incompréhensibles et surtout un peu de Magritte. Tant qu’on était dans le coin, on a fait un saut au musée Berggruen. Picasso et son temps : pas mon trip, mais ça se regarde, contrairement à Klee.
De son côté, Palpatine a insisté pour aller visiter le Dom, grande cathédrale qui avec sa décoration un rien surchargée compense à elle seule tous les riens de la ville. Que Leibniz soit avec vous.
(fin abrupte d’un post en cadence mineure)
15:16 Publié dans Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : berlin, voyage, musée
14 janvier 2010
Bibliographiphilie
En haut de la première page du dossier enfin corrigé, il y a une note qui me replonge à l'époque de la terminale. Et en bas de la dernière, une question qui m'a fait ricaner et que j'aurais tellement aimé qu'on me pose oralement :
« - Et la bibliographie ?
- Parce que vous croyez que je m'avale une bibliographie pour faire un commentaire composé de trois chapitres du Grand Meaulnes ? » (les italiques sont déjà requises par le titre, mais imaginez une accentuation volontaire pour cet ouvrage préalablement étudié en quatrième)
Les universitaires baignent dans le culte de la bibliographie. Il faut la remplir, comme une nomenclature, y mettre tout ce qui se rapporte à son sujet, même de loin, même si on ne le lit pas. Ma directrice de recherche me l'a répété aujourd'hui, on lit beaucoup avant d'écrire soi-même cinquante ou soixante pages. Je constate du même coup qu'on relit bien peu. Il ne semble venir à l'idée de personne que l'œuvre sur laquelle on travaille engage à elle seule à de multiples lectures, qui puissent dégager les renvois internes à l'œuvre avant de nous renvoyer aux rayons d'une bibliothèque utopiquement complète. On préfère rester sous l'avalanche de l'intertextualité et ouvrir de ridicules parapluies critiques plutôt que de s'abriter dans les pages accueillantes de notre auteur – notre, car il faut bien se l'approprier, et pas comme un domaine d'étude que l'on se réserve après avoir vérifié le désert critique sur le sujet. Il faudrait savoir : travaille-t-on sur un texte ou sur ce qu'en ont dit les critiques ? Parce que si les critiques ont eux-mêmes planché sur ce qu'avaient dit les critiques, au jeu de la poule et de l'œuf, on finit par oublier la source d'où tant d'encre s'est mise à couler. Il faut toujours resituer, recontextualiser, remettre en perspective ; pourquoi personne ne s'aperçoit-il que le préfixe nous fait radoter ? Si l'on veut dire quelque chose sur un auteur, encore faudrait-il laisser traîner une oreille pour écouter ce qu'il a à nous dire. Je dois être bizarre ou orgueilleuse à vouloir m'aventurer seule dans un texte, et vais finir par penser comme Sara, à savoir que je ne suis pas faite pour chercher mais pour trouver. Il se produit la même situation vicieuse que pour la lecture en prépa : on bouquinerait bien pour soi, mais comme il faudrait d'abord s'avaler la pile prévue pour les cours, on résout le dilemme en le supprimant. Plus de lecture, plus de recherche, pas de risque de trouver.
22:19 Publié dans Souris de laboratoire | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : fac, boulet power, mémoire
Le touriste et la photo
Le touriste enregistre. Cela commence à l’aéroport et se poursuit une fois arrivé à sa destination, touristique, forcément, moins grâce à sa mémoire qu’à l’aide de cameras, en français et en anglais (le touriste, contrairement à l’autochtone, est ou s’efforce d’être polyglotte – ce sont potentiellement les mêmes, me direz-vous, mais il le même n’est pas toujours identique). Les appareils suppléent à la mémoire, cela permet si bien de ne pas oublier, que les choses vues et non regardées ne se décomposeront jamais tranquillement dans un coin du cerveau. Ce serait dommage de recycler quand on peut avoir à tout instant du neuf en ressortant l’album photo – nom très métaphorique que l’on donne au dossier informatique contenant les clichés numériques qui ne seront jamais tirés, ni sur papier glacé, ni au clair. On risquerait de s’y retrouver.
Sur place, on ne regarde rien, mais à deux fois. D’une part, on se rend directement aux « monuments », ces grandes bâtisses étiquetées qui nous épargnent de regarder alentours dans la mesure où le « site » est hors lieu (et temps, peut-être, mais justement, chaque chose en le sien) ; d’autre part, on tourne le dos à ce qui est « à voir », parce que la photo refuse de témoigner qu’on a des yeux derrière la tête. A chaque fois que je vois ces grappes qui montrent les dents et qu’un raisin sans raison (c’est ça de laisser tomber des oh ! tout le temps) cueille en prenant soin d’arracher tout le plan avec, j’ai envie de dire au propriétaire de l’appareil que s’il veut prendre le monument, il n’a qu’à dégager ses amis qui le masquent, et s’il veut prendre ses amis, il est prié de ne pas se planter au milieu du chemin. Sans compter que par -6°, on n’en verra pas un grand bout, de ses amis. L’élégance n’est déjà pas l’apanage du touriste (je m’inclus dans le lot : j’ai arpenté le Canada avec un « angel » sur les fesses, Florence en tongs et Berlin en Timberlands et bonnet), mais là, c’est pire que tout.
Le touriste enregistreur s’identifie très bien dans sa version japonaise (il y en avait très peu, d’ailleurs, à Berlin – majoritairement des Français et des Italiens). On est toujours rassuré de se voir loin de la caricature. Quoique… s’il nous faut la caricature pour nous sentir à l’abri, on risque de partager à moindre échelle le trait qu’elle force. Peut-être sommes-nous même pires, car naïvement convaincus de voir les choses pour elles-mêmes. Mes photos ne monument n’ont pas de premier-plan familier, mais les regardé-je pour autant ? Une pellicule de poussière, oui ! Tout juste bon pour à servir de « documents » qui n’illustrent rien du tout (ils ne rendent rien plus clairs, seulement plus colorés – c’est l’encart publicitaire et récréatif des manuels scolaires).
Vous m’objecterez qu’on peut très bien en être conscient et jouer au touriste, comme Palpatine qui shoot dès qu’il y a un spot, reconnais sans difficulté qu’il ne regarde ensuite plus les clichés qu’il a ainsi pris et me reproche de ne pas être une « bonne touriste » (reproche motivé par la crainte de devenir à son tour un mauvais touriste, puisque sa batterie étant tombée à plat, en l’absence d’un chargeur, je détenais le pouvoir photographique - qu’avec ma bonté naturelle mais discrète –limitée et autoritaire, donc- je mettais à sa disposition) : « Photographie-nous donc le tombeau au lieu de prendre des détails ! ». On n’a donc plus le droit d’admirer les reflets du Divus Fredericus, il faut admirer sa dépouille la mort dans l’âme. Je suis dans une église et prends des photos : mon attitude n’est pas convenable, mais seulement parce que ce ne sont pas les photos consacrées. Il y aurait donc une essence du touriste. Pourquoi alors notre touriste modèle râle-t-il contre les montreurs de dents qui prennent de « photos de touriste » ?
Mon cobaye m’en apprend autant par sa lucidité (les clichés qu’il ne regarde plus me font prendre conscience de ce que les monuments tombent en ruine dans ma mémoire) qu’à son insu, par ses légères incohérences (on ne joue jamais totalement au touriste, on s’autorise à l’être, et on l’est donc déjà). Après tout, nos photos, pour légèrement différentes qu’elles sont des « photos de touriste » (disons cliché, à partir de maintenant) n’en remplissent pas moins la même fonction, purement sociologique, du témoignage de présence : « J’étais là ! ». Et les amis, pas du tout incrédules, d’être parasités par ce bourdon collant (c’est le sucre, normal, me direz-vous).
Sommes-nous embarqués ? La photo inexistante ne risquant pas de devenir cliché, la solution radicale serait de ne rien enregistrer. Mais il faut parier ! Je mise sur les « détails ». Les détails- synecdoques, d'abord, ceux qui évoquent (du moins m'évoquent) immédiatement ce dont ils sont issus. J'ai découvert cela en prenant conscience de ce la photo des vieilles baskets de Dre à côté du drap rose qu'on avait étendu pour un goûter dans le parc du château me rappelait davantage l'après-midi que j'y avais passée que celle où l'on voit Dre allongée sur la dos, le casque sur les oreilles, un paquet d'Oreo près de la tête, en train de lire la brochure d'une université australienne – aussi figée qu'une allégorie, parée de tous ses symboles. Encore heureux que ses baskets n'étaient pas des Converse, c'est déjà assez adolescent comme madeleine. Depuis, je me fabrique mes petits souvenirs, je traficote les cadrages et bidouille des images – interrupteur, qui produisent à coup sûr des étincelles dans les circuits inusités de ma mémoire.
Outre ces détails synecdoques, je cultive les détails qui ne font pas taches et deviennent au contraire aisément autonomes, comme les éléments d'un tableau, qui une fois isolés, finissent par en former un nouveau à eux seuls. Je les cadre et les coupe du terreau où ils ont fleuri ; ce sont mes propres compositions, si modestes soient-elles.
Peut-être, cependant, ne constituent-elles pas pour autant un antidote à la photo touristique, s'il est vrai qu'elles ne retiennent rien ou si peu du lieu d'où elles sont prélevées. Je classe d'ailleurs celles que je préfère ensemble, hors de leur dossier-pellicule d'origine. Je prends les choses qui me paraissent s'animer d'elles-mêmes, qui attirent mon attention et ce sont mes petites obsessions que je retrouve un peu partout, ombres, jeux de reflets, inclusions... Je prends bien davantage que je ne comprends la chose pour ce qu'elle est. Force a été de constater lors de la projection des photos de Palpatine (version geek de la séance diapo) que celles-ci sont beaucoup plus larges que les miennes (et pas uniquement à cause du grand angle, je serais tentée de dire) et correspondent davantage à ce qui est, quand les miennes donnent plutôt une idée de ce que j'ai vu et qui n'a plus grand chose à voir (avec ce qu'il y avait « à voir »). Moralité : je ferais un piètre reporter.
Ce n'est pourtant pas faute (enfin, si, justement) d'être entraînée par le mécanisme du clic ; à la flemme de sortir l'appareil et de prendre le temps de faire ma photo, succède la capitulation frénétique, on fera voir et non sentir. Le safari-photo commence (c'est pratique, l'ours est l'emblème de Berlin, il y en a un peu partout). Le moindre bâtiment un tant soit peu ancien ou flanqué de colonnes est alors radiographié, même s'il n'est pas plus esthétique que son voisin contemporain (moderne, encore, avec une architecture bien déjantée...). C'est là une curieuse suspension du sens du progrès, pourtant si furieusement implantée dans notre inconscient. Ou plutôt une curieuse inversion : tout ce qui vient avant serait plus digne d'intérêt que ce qui lui est postérieur. Il faut croire que l'expérience touristique est régressive (vous noterez à ce jugement que le sens du progrès n'est levé que le temps des vacances)... ce dont on n'aura pas grand mal à se convaincre en constatant les horreurs qui sont vendues aux touristes et que ceux-ci n'auraient jamais achetées dans leur propre pays, qui vend pourtant les mêmes T-shirts idiots aux inscriptions graveleuses, les mêmes mugs à mettre au placard et les mêmes boules de neige qui n'ont pas même la décence de fondre.
Cela participe du mouvement qui cherche à oublier par la fétichisation du souvenir. En vacances, le touriste se veut vide de lui-même. S'il s'autorise ce qu'il condamne en son propre pays, c'est pour mieux se fondre dans la masse et surtout ne pas s'apercevoir de ce qu'il est au contact de ce qu'il n'aurait jamais soupçonné n'être pas ou autre. C'est à l'étranger que je me suis aperçue qu'être français ne se résumait pas à l'arbitraire d'une nationalité sur le passeport, mais what we took for granted, ou plutôt qu'on ne remarquait même pas, constitue pour les étrangers une caractéristique inhérente à notre nation. Du moins telle qu'elle est perçue dans les autres pays. Je ne sais pas si les Français sont mal-aimables, mais ils sont certainement très râleurs en voyages. Et l'on peut avoir des surprises : si les clichés associée à la pilosité féminine sont ici réservés aux pauvres portugaises, ils nous sont aussi impartis outre-atlantique (en prime, nous sommes censées puer – like a French whore). C'est ainsi qu'au stage de danse aux Etats-Unis, je me suis retrouvée à ne pas laisser une seule journée de répit à mon rasoir car les points noirs que les regards cherchaient en scrutant nos jambes, n'avaient rien à voir avec l'acné du visage... On est dans l'anecdote amusante, mais je reste persuadée que cela vaut pour des comportements ou des traits de caractère bien plus essentiels – à tel point que je finirai par croire que non seulement c'est toujours de soi que l'on va à l'autre, mais que l'on se découvre davantage soi que l'autre, que l'on cherche tout juste à connaître. Dès lors, pas besoin d'aller en Papouasie du Sud pour se sentir dépaysé ni de vouloir à tout prix visiter une « belle » ville : Berlin et son rien, loin de me faire nager en plein vide, m'ont ramenée de vacances.
22:16 Publié dans Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : berlin, voyage, photo
10 janvier 2010
La physique de (Helmut) Newton
Gravité, docteur ?
(j'ai des vertiges)
D’Helmut Newton, je ne connaissais que la couverture d’un hors-série de Reporters sans frontières, vendu pour la liberté de la presse dans le monde, dont l’avatar féminin de Playboy ne m’avait pas incité à le feuilleter. Lorsque le S-Bahn est passé devant le musée dédié au photographe, j’ai pourtant eu l’envie d’aller y faire un tour, ai mémorisé l’arrêt correspondant pour y retourner ensuite. Résultat, la curiosité s’avère un défaut fécond.
Muséo- vs. Photo-graphie
Le rez-de-chaussée est consacré à l’homme plus qu’au photographe : reconstitution de son salon, de quelques-unes de ses tenues, raout de couvertures de magazines de mode, coupures de presse sur son actualité de son vivant et étalage des condoléances envoyées à sa femme à sa mort (où l’on découvre qu’Yves Saint-Laurent ne sait pas écrire – on ne me fera pas avaler que le chagrin change un –é en –ez). A défaut d’appliquer la morale de l’essentielle que préconise Kundera, on cherchera les pièces convaincantes parmi les fonds de tiroirs amassés par des rapaces qui oublient qu’on ne s’intéresse à l’homme que par le biais de ses réalisations, qui ont publié l’homme qu’il était, et dont tous se sont mis à admirer d’un coup le nom, par amour des femmes et du scandale plus que de la photo, je le crains.
Les coupures de presse affichées très serrées et dans toutes les langues sans traduction (pas même en allemand) font étalage de la notoriété du photographe. A n’en pas douter, à côté de la collection de lettres de condoléances, elles sont là pour être vues plus que lues. Dans quelques articles français et anglais, je picore néanmoins des expressions qui me semblent éclairer ce que je devine déjà et qui se confirmera à l’étage avec l’exposition photo proprement dite (clichés seuls, quoique accrochés serrés, développés en assez grands formats) et qui ont guidé ma découverte de la même façon qu’elles structurent à présent mon compte-rend.
His women are both preys and predators
La série des Big nudes, que l’on retrouve successivement en affiche à l’extérieur du musée, en couverture de Sumo, énorme livre qui porte bien son nom puisqu’il est tel qu’un chevalet est nécessaire à sa consultation, et à taille réelle en haut des escaliers, est particulièrement impressionnante. Des femmes nues, fortes quoique toujours féminines, seins agressifs, nous dominent, perchées sur leurs talons.
Si celle de la couverture, campé jambes écartées, peut paraître défiante (sur la défensive - prey) en nous défiant du regard (attaque - predator), la Fräulein à la tresse en couronne exulte de puissance par le désintérêt manifeste qu’elle voue à ceux à qui elle expose pourtant son corps, et une troisième s’en rit même. Mains non plus sur les hanches mais à la taille, serres provocatrices : elle est certaine de s’appartenir.
Toutes les trois marchent se tiennent les épaules hautes, sans les hausser. Cette attitude, qui se répète dans d’autres clichés, n’a rien à voir avec la mauvaise tenue des mannequins avachis, elle est le signe d’une forte brute qui, non, n’est pas l’apanage des hommes. En exagérant leur carrure, Helmut Newton donne une stature certaine à ses modèles, puissantes au-delà du pouvoir que confère la richesse et sans égard à la finesse de leurs membres.
Femmes du monde, certes, et avides, comme le suggèrent les verres, elles restent avant tout des amazones, un sein dégainé. Elles ont vidé leurs assiettes ; décidemment, elles ne sont pas de la chair à fantasme. Il n’y a que leur cigarette qu’elles cherchent à allumer, mais convive et qu’on meurt d’envie, leur ordre est le désir.
Ce qui rend ces nus big, ce n’est pas seulement leur taille ou l’exposition frontale du corps. L’érotisme violent qui s’en dégage tient à ce que la nudité, entièrement naturelle pour une statue classique, est ici prise dans un contexte d’artifice. Il ne s’agit pas de suggérer en drapant habilement un modèle que le dévoilement pourrait aller plus loin, la nudité est entièrement montrée. Seulement elle n’est pas montrée seule, mais dans un environnement dont elle s’arrache plus qu’elle ne se détache. Les seins de la femme à la cigarette semblent littéralement surgir de sa veste, et les talons des autres les hissent sur un piédestal qui les éloigne de leur plus simple appareil. Ce dernier n’a plus cours qu’en tant qu’instrument (de torture) ou machine (de guerre) chez Helmut Newton qui affuble ses modèles de minerves, plâtres et béquilles.
Ces femmes Frankenstein, pour morcelé qu’est leur corps, ne sont en rien diminuées ; au contraire, elles sont monstrueuses - tant hybrides que dangereuses. Au final, la béquille exemplifie la fonction du talon aiguille, expose à la fois la fragilité (corps vulnérable, équilibre précaire) et la menace (corps machine, séduction fatale).
Et les jambes qui passent seules la porte de l’appartement sont autant des prothèses mettant en (scène un) morceau (de) la femme qu’un élément de blason par lequel l’homme restitue la vision qui l’a frappé (la jupe s’efface en se fondant dans l’obscurité de l’arrière-plan – c’est assez commun pour que je n’aie pas remarqué immédiatement le procédé).
Le diptyque habillé/nu est ainsi bancal. En omettant de leur ôter leurs talons, le photographe réussit à rendre ses modèles plus forts nus qu’habillés, car non dénudés. Le corps nu, bien qu’exposé (aux regards), n’est en rien vulnérable car bien exposé (à l’œil du photographe, à la lumière), tandis que les corps vêtus peuvent encore être dénudés ( les talons ôtés avec le reste de la tenue). Ces femmes ne s’offrent ni ne se dérobent, elles s’imposent sans prendre la pose.
Ainsi, si la photo se rapproche de la statuaire, ce n’est pas en faisant des femmes des déesses mais des colosses. Quoique lisse, la chair n’est pas de marbre ; rien n’est gommé de la violence de l’érotisme, taillé et non poli ; le désir ne s’est pas émoussé d’avoir été immobilisé, il habite ces filles sculpturales. Sumo : les femmes qu’expose Helmut Newton font le poids, peuvent engager le combat et lutter en corps à corps. Sur une photographie que je n’ai pas retrouvée, on en voit une allongée dans l’herbe (champêtre ? attendez la suite, elle n’a rien d’une nymphe en train de folâtrer), pied nu vers nous, disproportionné par la contre-plongée. Une anti- Lolita Lempicka. Même à terre, la femme est colossale.
Ce ne sont pas des fantasmes masculins qui sont mis en scène, mais bien des femmes assumant leur sexualité
Provocateur, alors ? A regarder de nombreux clichés du photographe, on finit par ne plus trouver le moins du monde dérangeant ces sexes exposés. On ne cherche à voir ni ne redoute de le trouver, puisqu’il se montre.
L’image ne tend pas vers un sexe caché qui brillerait par son absence si le cadrage avait été plus pudibond (impudique, en fait), elle n’en fait pas non plus son sujet en focalisant l’objectif dessus ; il est bien là, mais là n’est pas le propos, puisqu’il n’est pas centré, il est là au bord de l’image, décentré, au même titre que les cheveux ou les poils des aisselles. Le corps de cette femme n’est pas que ou pas sexuel, il l’est aussi. Elle peut prendre le taureau par les cornes, mais réduisez-là à cela, la voilà qui soupire ; la fumée lui fait des moustaches d’homme, vous êtes bien attrapés.
Ce n’est pas tant que le corps serait naturel, après tout, on en est tous pourvus, etc. ; on a bien vu qu’il était précipité dans un environnement artificiel. La force est d’abandonner la pudeur pour l’érotisme ou plutôt, puisque celui-ci joue souvent de celle-là, de le réinventer et de continuer à le faire exister au-delà la suggestion, dans la démonstration, lorsqu’on ne peut plus dénuder la femme déshabillée. Les big nude sont violents, mais par la seule puissance de leur existence, non en soumettant de force le regard du spectateur. Dérangeants mais pas choquants. Démonstratifs mais pas exhibitionnistes. A l’image de Sumo, livre imposant mais trop volumineux pour que sa consultation ne relève pas d’une décision, les femmes s’imposent (dans toute la force du réfléchi, par elles-mêmes) davantage qu’elles s’imposent à. Elles ne revendiquent ni ne conquièrent le droit d’être naturelles (elles seraient impudiques), mais celui de ne pas l’être (sensuelles plutôt) ; elles affirment la possibilité de l’état de nature dans la société même où elles évoluent (le désir à supplanté la pudeur qui n’est plus la question). Corps et esprit et corps malgré l’esprit.
C’est le surgissement du naturel dans ce qu’il a de plus organique et en dehors de l’épiphanie du désir, qui paraît gore. Le photographe le sait : les poulets éviscérés, non sans humour noir rouge, par des mains baguées ou de la viande sanguinolente dévorée crue sont ainsi bien plus trash que des cuisses écartées. L’aile de l’angélisme s’est fait plumée. Vous reprendrez bien du noir et blanc ? Surtout si la jeune femme qui vous le propose menace de vous embrocher si vous refuser. La ménagère pin-up qui faisait l’article s’est fait la malle, elle vous coupera l’herbe sous le pied avec sa tondeuse de bûcheron. Les clichés redeviennent photo de publicité et ne sont en aucun cas reconduits sous le prétexte d’être détournés. On n’a que faire de la soubrette, complètement éclipsée par la riche femme du monde.
Pochette contre le mur, ce n’est pas elle qu’on y plaque pour lui faire rendre son tablier.
Le troisième œil
Voyant, le spectateur n’est-il exempt de tout voyeurisme ? Témoin, il devient immédiatement complice puisqu’il se substitue à l’œil de celui qui attrape l’autre par sa prise de vue. Par l’enregistrement qu’il permet, l’appareil fixe le regard qui, un instant soutenu, devient subi dans la durée.
Cette photo me rappelle une des scènes réussies de l’adaptation cinématographique (moyenne, comme on pouvait s’y attendre) de l’Insoutenable légèreté de l’être, où Tereza vient demander à Sabina, la maîtresse de son mari, de poser nue pour elle, reprenant ainsi possession du corps offert à Tomas. Tereza demeure à l’abri derrière son objectif (de vengeance) jusqu’à ce que Sabina impose l’inversion des rôles et fasse sentir à sa mitrailleuse que le modèle n’est pas plus un objet que la photographe ne reste objective, Tereza ne peut s’emparer d’elle qu’en se destituant de soi. Lorsque cette influence réciproque des subjectivités devient claire, la volonté d’écrasement se transforme en un jeu de domination quasi amoureuse. De l’ire au rire et de l’arme aux larmes.
Mais revenons à notre photographie : le spectateur ne prend pas part au jeu de séduction. Il semble même en enfreindre ses règles par sa non-participation : hors-jeu, ne tirerait-il pas la soumission simulée vers l’assujettissement à une domination réelle ? Mais est-il vraiment hors-jeu ? Il partage l’œil du photographe qui n’est pas confondu avec le caméraman mais partage avec lui l’usage d’un objectif. L’introduction de la caméra dans la photo prévient en quelque sorte le spectateur de voyeurisme puisqu’il n’assiste pas à la scène sans y être invité : le troisième œil sous-entendu par le photographe est implicitement contenu dans la caméra. La mise en abyme est très forte : elle réussit à nous rendre conscient de notre position de voyeur, dans la mesure où, par le biais de l’objectif que présuppose la photo, on s’identifie spontanément à celui de la caméra, puis à se rire de notre malaise grâce au jeu de renvoi entre la caméra à la photo, qui introduit une certaine distance et rend possible le détachement. C’est de la représentation.
La mise en abyme n’est pas tout à fait exacte, s’il est vrai que la caméra dépasse l’appareil photo : c’est bien que l’on se fait des films. Le fantasme n’est pas plaqué sur un objet, il est joué, projeté sur la femme qui lui donne forme.
La pellicule ne tire pas un trait sur l’identité de cette femme qui impressionne - modèle la bande par les reliefs de son front, son nez et sa bouche, et offre son paysage intérieur. Les vignettes épousent son visage, semblent émaner de son corps et même ne faire plus qu’un avec lui lorsqu’elles se métamorphosent en vertèbres radiographiées à partir du cou.
A gauche, un tronçon de corps blanc et soyeux comme une statue de Rodin, qui appelle le toucher en toute chasteté.
Au milieu, un miroir nous offre le recto de ce corps, offert à l’objectif du photographe, avec lequel nous nous identifions. Et cependant, quoique voyants, nous nous sentons voyeurs : la photo est décentrée par rapport à la prise de vue qui y a lieu. On ne voit pas uniquement le corps de face, tel qu’il est présenté, mais nous en surprenons aussi une partie de dos, qui, coupée du visage qui en est propriétaire, est aussi surprise que la paire de jambes aiguillées qui jette un froid pont entre le tronçon-statue et le corps vivant. La chaire pressée par la main est très proche de nous : on touche à ce que l’on (ne) devrait (que) voir.
Au milieu, toujours, la petite silhouette de l’homme de la situation, qui nous met dans l’embarras.
Il faut arriver complètement à droite, au troisième personnage de la scène, pour trouver notre avatar – âme sœur, si vous vous sentez d’humeur plus lyrique que numérique. Cette femme qui ne paye pas de mine, assise devant une fenêtre ouvrant à l’arrière-plan sur la ville, a la même fonction que la silhouette noire à l’embrasure de la porte du fond dans les Ménines de Vélasquez ; elle est la projection de notre observation dans une situation où les reflets perturbent le regard. Alors que les lois de l’optique nous mettent (en garde en nous mettant) dans le doute, elle est la garantie de ce que nous pouvons voir sans être voyeurs. Grâce à sa présence, nous ne restons pas en plan et pouvons nous situer à celui du voyant et de sa boule de cristal en chambre noire.
Mise en scène, la photographie n’a plus rien d’obscène. Elle dépasse toujours son propre cadre tout en ménageant un hors-champ. C’est une synecdoque à elle toute seule, à double entrée : le visage est l’expression de la personne toute entière et le corps cadré de celle-ci envisage la personnalité. Au cœur de ce chiasme, le cadrage, qui fait du reflet (précision mimétique de l’appareil) une représentation (artistique qui tient du 3ème et du 7ème art mais n’a curieusement pas de place assignée). Peinture et photographie sont en miroir – médiation entre l’imitation et l’intertextualité (interpicturalité n’existe pas, il n’y a que des littéraires pour se plier ainsi les cheveux en quatre – et aimer ça, par-dessus le marché). On notera néanmoins que la femme n’est pas entièrement divinisée : on peut la saisir (son reflet n’est plus fugitif) et elle peut s’échapper (dans la ville qu’elle surplombe avec un calme olympien et à laquelle ses talons la prédestinent).
Sur ces abymes vertigineux, un chut libre.
23:42 Publié dans Cheese ! *flash*, Souris de médiathèque, Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : berlin, photo, décorticage