13 décembre 2016
Chez le tailleur du pape
Pour ses 33 ans, Palpatine voulait une soutane avec 33 boutons, âge du Christ oblige. Comme le look prêtre-pervers a ses limites pour un athée convaincu, la soutane était envisagée avec un twist et devenait : le manteau de Néo dans Matrix, globalement une soutane… ouverte. Mais comme Palpatine est fasciné par le prestige de ce qu'il adore détester*, la soutane-Matrix devait se faire chez… le tailleur du pape. Rien que ça. En réalité une petite boutique à côté du Panthéon, où j'avais été missionnée en octobre dernier pour aller acheter des chaussettes (en trois couleurs : noir prêtre, violet évêque, rouge pape).
Sitôt les affaires déposées à l'hôtel, on cavale et nous voilà au-dessus du comptoir, à peloter des tissus noirs. Palpatine explique, hésite, la matière, la forme, la longueur du manteau, la hauteur du col, les revers des manches, les boutons… Difficile de savoir si le tailleur est amusé par cette demande loufoque ou s'il considère le commanditaire de cette hérésie vestimentaire comme un fou. Un peu des deux, sûrement.
Les palabres se poursuivent au bout de la boutique dans la fitting room, avec un mètre et le bâti d'une autre commande. Épuisée, je me suis laissée tomber sur le seul fauteuil de la boutique, près de porte. J'entends des bribes de voix, un You're too skinny ! et l'auto-rire de Palpatine à écarts réguliers : une situation que j'ai l'impression d'avoir déjà vécue moult fois. Mais cette fois-ci, un prêtre italien fait sortir des cartons rouges à pompon qu'il déplie et pose sur son crâne. Plus tard ou plus tôt, je ne sais plus, un autre se dit que finalement, il procéderait bien à l'essayage maintenant. Il hésite aussi sur les tissus : c'est qu'il fait froid en Angleterre… Celui que je prends à tort pour le patron (à cause de sa mise impeccable, costume gris, chevalière et lunettes noires carrées à la Tom Ford), très au fait, le rassure sur l'étiquette : si, si, cela se porte aussi avec un manteau au Royaume-Uni, c'est autorisé ; avec les températures en Écosse, vous pensez bien. Tout le monde finit par sortir de la pièce ou partir, les deux prêtres-clients successifs et les couturières au compte-goutte, seules présence féminines (invisibles) en ces lieux où je fais tache. Ne reste plus qu'un vendeur-tailleur derrière son comptoir, qui noue, tire, dénoue et renoue une puis des doubles cordes. Je ne parviens pas à savoir s'il échoue à reproduire un tressage canonique ou s'il trouve là une contenance…
Palpatine et son tailleur finissent par revenir, les voix sont plus fortes, les échantillons sous mon nez, il s'agit de boutons à présent, que Palpatine manipule pour se donner une idée des reflets. Panique dans le regard du tailleur qui, au bout d'une demi-heure commence à anticiper la bestiole : don't ask me to put all of them in the same way; they're gonna kill me up there! Plein de miséricorde, Palpatine finit l'inventaire de ses demandes sans que la vie de quiconque soit mise en danger. On enverra juste la doublure par la Poste, le violet-foncé-presque-noir n'étant pas une couleur réglementaire. Essayage dans deux mois au plus tôt après réception du colis : nous voilà pourvu d'un nouveau prétexte pour y retourner !
* Cela vaut aussi pour les grandes écoles et diplômes prestigieux. Tous des idiots intelligents, mais quand même… l'ENA… une agrég…
20:33 Publié dans Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rome
10 décembre 2016
Le nouveau né de Noël
Comme il y a deux ans, le binôme baroque de Palpatine déclare forfait pour l'Oratorio de Noël de Bach…
"… alors que c'est Suzuki !
- Il est génial à quel point, ce Suzuki ? m'enquiers-je. C'est que la fièvre monte…
- Génialissime. C'est LE spécialiste de Bach."
Allons bon.
Je passe la première cantate à me remettre d'une quinte de toux qui m'a flingué les côtes dans une tentative de la garder silencieuse. Douce impression que mes yeux pleurent de la morve. Total esprit de Noël. Je rêve à la fumigation que j'aurais pu me faire en restant chez moi, et tente de trouver un rythme de respiration qui n'irrite pas la gorge tout en assurant un approvisionnement minimum en oxygène, raréfié dans les hauteurs du théâtre des Champs-Élysées (même si, ô joie, nous avons pu nous replacer de face). Un peu comme pour faire passer un hoquet, je prends un point de focalisation : le chef, dont les mouvements agitent doucement une blancheur toute fluffy autour de son crâne dégarni. Je sais maintenant ce qu'elle m'évoque : le dragon de L'Histoire sans fin. Sur le moment, je me dis juste que ses gestes sont ceux d'un artisan, comme un tailleur expert qui déploie du tissu, le caresse pour l'étaler (expansion de la phrase musicale) et recours soudain à des gestes beaucoup secs pour le couper et l'épingler (suspension d'une phrase, entrée d'un pupitre). Un artisan sans matière, mais avec la même manière, entre tendresse et précision.
La deuxième cantate comporte un moment de pure merveille, une espèce de pastorale où les vents découpent avec délicatesse des silhouettes de papier de soie hautes comme des brins d'herbe, une œuvre miniature sous cloche de verre, animée de quelques arabesques calligraphiées. Un petit miracle de fragilité et de finesse. Après cela, ce n'est plus que de la joie, pure, lumineuse, réconfortante. Contrairement à ce que la composition du public pourrait laisser croire, il n'est pas question de religion dans cet épisode de la nativité, mais de foi. Exeunt les clous et la croix, les puer senex que je n'ai pas regardé au palais Barberini sont remplacés par un nouveau né blond comme les blés, et je pense à cet article que j'ai lu juste avant de venir, d'une blogueuse dont j'aime beaucoup les mots et qui nous a pris par surprise en racontant l'enfant qui venait de naître, la peur de se trouver amputée d'une partie d'elle-même et le regard d'un petit être qu'il aurait été dommage de ne pas rencontrer. Une joie assez sombre, que j'ai l'impression de pouvoir comprendre. Je repense alors à la joie lumineuse, lumineuse jusqu'à l'effacement, d'une autre blogueuse qui a elle aussi donné naissance (ma blogroll est pleine d'arrondis) et que j'ai failli effacer de mon lecteur de flux RSS parce que sa joie m'aveugle sans m'éclairer - je ne vois pas, I don't relate to it. Ce soir, je crois pourtant la deviner dans la musique ; peut-être que c'est cela, cette lumière, cette joie, immense de tristesse et d'espoir, que les procréateurs éprouvent au surgissement de la vie, et qu'il me faut l’œuvre d'un créateur pour voir et entendre. Une immense consolation d'on ne sait quoi qui reste en sourdine. Et la lumière. Y a-t-il plus lumineux que la musique de Bach ? Sa musique respire comme le regard dans les églises romaines lorsqu'il se lève vers les vitraux, toute la quincaillerie de marbres et de statues évanouie dans ces proportions aérées.
11:31 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, tce, bach, oratorio de noël, suzuki
09 décembre 2016
La Claire Chazal du violon
Non, mais c'est bien, il faut avoir entendu Anne-Sophie Mutter une fois dans sa vie.
…
Une fois.
21:17 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, violon, anne-sophie mutter, philharmonie, poulenc, saint-saëns, ravel, mozart, currier, lambert orkis
07 décembre 2016
Belle et bonne figure
Laura Cappelle a décidément très bon goût. Bella Figura est juste magnifique. Je ne craindrais pas les superlatifs galvaudés par le retwittage frénétique des community managers que je dirais même : sublime.
Bella Figura est un ballet en il y a
Alice Renavand enserrée-enlacée-soulevée dans une araignée de tissu noir, lange-linceul des ténèbres ;
des avant-bras branlant au bout du coude, qui donnent soudain à voir les autres mouvements parfaitement galbés dans des collants translucides noirs,
la grâce surgissant dans les interstices ;
des torses nus et de grandes robes à panier rouges qui balayent la scène,
des torses nus même chez les femmes, des grandes robes à panier rouges même chez les hommes ;
des flammes de tissu et d'autres de feu,
la flamboyance du rituel, et le clair-obscur du jeu et de l'intime, quand on s'est déjà mis à nu et que l'on se déshabille encore ;
il y a
Dorothé Gilbert en pantin réaccordé,
Eleonora Abbagnato, de plus en plus petite fille à mesure qu'elle vieillit (envolée la séduction de l'italienne voluptueuse ; l'aplomb relève désormais de la détermination, d'une volonté qui parfois se suspend et laisse entrevoir cette fragilité d'enfant),
et Alice Renavand…
Alice Renavand, seins nus, oreilles décollées,
la timidité effrontée, qui soudain ne doute plus de sa puissance :
on ne peut plus la mettre à nu ; c'est comme ça, l'amour sacré, que le profane contemple tout habillé, sans l'armure glorieuse de la nudité,
non pas des masques, mais de belles figures que l'on se compose pour soi, pour exister
au dedans des yeux,
pour traverser la scène, la vie, brindille fragile et force flamboyante,
se joindre à la plus belle des danses macabres,
silhouettes osseuses et chair parcimonieuse,
des femmes et des danseuses,
des hommes,
sans que l'on comprenne pourquoi, mais là,
ça vit,
ça prend à la gorge,
toute cette musique, Foss, Pergolese, Marcello, Vivaldi, Torelli, ces chœurs,
ces corps tout petits vus de l'amphithéâtre, silhouettes fragiles qui passent, qui sont passées, consumées par la beauté.
Il ne reste que ça, à la fin : de la beauté.
C'en est beau à chialer. Le siège de l'amphithéâtre aide bien, notez, avec le dos qui entaille le mien, et le manque d'espace qui remet la contracture en tension. Je tente à l'entracte de me replacer, mais me fait rembarrer par un ouvreur mal embouché, qui ignore manifestement que tout le monde a payé le même prix : retournée à l'amphithéâtre, je suis bien placée pour constater que la place âprement défendue est restée vide… J'enrage et morfle pendant tout Tar and Feathers. Cela m'occupe : sans (trop de) mauvais esprit, c'est le genre de ballet que l'on apprécie davantage une fois terminé, quand les plumes se détachent du goudron et que les éléments décousus se transforment en rémanences poétiques : Pierrot ennuyé qui balance les jambes au-dessus de la fosse… danseurs qui se planquent sous les lais du tapis du sol… et surtout le piano sur pilotis, piano perché sur d'immenses échasses, espèce de nénuphar dans les nuages.
On pourrait croire, comme ça… là… qu'il s'agit d'un ballet en il y a, mais c'est tout le contraire : une énumération sans ferveur. On n'attrape pas un détail au vol, dans une abondance enthousiaste ; on ramasse ce qu'on a pu sauver du néant qui menaçait. Bella Figura, ça marche ; on ne sait pas pourquoi, on ne se demande pas pour quoi ces pas là, c'est évident, on ne sait pas. Tar and Feathers, ça ne marche pas : on ne sait pas pourquoi et on se le demande sans cesse. Pourquoi ce groupe de ballerines mal fagotées qui miment et radotent une série de paroles ? Pourquoi la division de la scène en deux parties, l'une blanche l'autre noire ? Pourquoi ça aboie ? Les morceaux sonores et musicaux se déchirent les uns les autres comme la musique le silence, là où ceux de Bella Figura s'entremêlaient, comme chez Bach les voix qui rivalisent de joie.
L'élan vital de Bella Figura s'est enrayé : on est passé du rouge au bleu, de la danse au théâtre, du sensuel à l'absurde. De la profusion au néant. De la vie que l'on vit, où la question du sens ne se pose pas, à celle que l'on sonde, à la recherche d'un sens partout absent - un monde sans transcendance, et sans grande beauté. Après un débordement de sensualité, on nous assène cette pièce sèche sans même avoir la politesse du désespoir ; je n'y retrouve pas l'humour d'un Beckett ou autre dramaturge avec lequel Jiří Kylián se serait trouvé des liens de parenté. C'est une vision que l'on peut trouver pertinente (en ne cherchant pas), mais ce n'est pas celle dont j'ai besoin. Je n'ai vraiment pas besoin de voir répliqué sur scène le morcellement que prend ma vie sectionnée en jours ouvrés et activités prévues, minutées, juxtaposées. J'ai bien davantage besoin du souffle qui réunit tout ça, de l'enthousiasme qui porte et pousse, qui concatène les heures en un moi unique et inouï - quitte à disparaître dans la métamorphose.
Parler de Tar and Feathers, c'est encore parler de Bella Figura, en creux. Symphony of Psalms, c'est autre chose. Pas du tout un négatif. La force ne vient plus de l'individu et de ses failles, mais du groupe et de sa puissance liturgique. Cela ne veut rien dire, je sais, mais c'est ce qui se rapproche le plus de : le groupe tire sa consistance de ce que chacun de ses membres appelle la même chose de ses vœux - fusse d'exister hors du groupe. Dans des phrases chorégraphiques différentes et semblables, chaque couple répète la même chose et l'incantation prend forme, comme les motifs dans la mosaïque de tapis suspendus jusqu'au plafond. Je repense à ce que m'a raconté V., qui pour sa première année au Capitole a dansé la fille qui marche en déséquilibre sur les chaises, sur le solo de cor d'A., pour sa première année au Capitole également, puisque le couple s'y est fait embaucher simultanément. Trop de symboles, disaient ses mains émotionnées au-dessus de la table à laquelle nous dinions. Voilà, des symboles. Une émotion médiée. Symphony of Psalms est un beau ballet, mais il n'en émane pas la même beauté que Bella Figura, beauté au sens strict-intransigeant de ce qui est amené à mourir, beauté parce que tristesse et tristesse parce que
putain quelle beauté.
(Ce qui est étrange, c'est que je n'ai pas été franchement émue la fois où j'ai découvert ce ballet, dans un programme très similaire du théâtre des Champs-Élysées - peut-être à cause de la salle.)
23:10 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, jiří kylián, bella figura, opéra de paris, onp, symphony of psalms, tar and feathers