Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

25 décembre 2016

Quand les lions auront des dents

Until the lions est inspiré du Mahabharata et les critiques anglo-saxones m'avaient confirmé que c'est le genre d'histoire que seul Joël peut suivre et apprécier. J'ai donc fait l'impasse sur le livret ; ma grille de lecture s'est limitée à ce proverbe africain imprimé dans le programme : « Tant que les lions n’auront pas leur historien, les récits de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur. » Voilà que l'Histoire, (ré)écrite par les vainqueurs, se trouve chorégraphiée depuis un point de vue antagoniste ; c'est une des ruses récurrentes de l'art que de faire triompher stylistiquement ceux qui ont perdu. 

Sur la scène-arène autour de laquelle le public fait cercle, trois personnages : un Homme, grand, chauve, en tunique blanche (Akram Khan himself); une Femme, petite, aux longs cheveux noirs (Ching-Ying Chien) ; une Créature à l'androgénéité très masculine, qui se tracte avec des bras musclés en trainant derrière elle des jambes amorphes (Christine Joy Ritter*). Cela rampe, cela s'accroupit, se dresse, tour à tour fauve et reptile, humain et animal, le plus bestial n'étant pas forcément là où on le croit. Le tout est d'une violence inouï. On pourrait parler de force dans cet univers plus ou moins tribal, présidé par un crâne au bout d'une lance, mais c'est de violence qu'il s'agit, qui surgit dans les rapports de force, à commencer par l'irruption de l'homme trimballant un corps jeté par-dessus son épaule, la femme enlevée à elle-même. Par la suite, c'est elle qui se démènera, jusqu'à faire paraître fragile son ravisseur - dans le plein sens du terme, car toute relation est ici profondément, essentiellement, violemment ambiguë. Pas de nuance ni surtout d'atermoiement, cependant ; l'humain y est entier, jusque dans ses contradictions.

Attraction et répulsion fonctionnent à plein régime : toucher le visage de l'autre, c'est le lui prendre, de toute la paume, doigts écartés, comme un masque qu'on voudrait arracher, un regard qu'on voudrait étouffer, pour qu'il ne nous dévisage plus, pour qu'il nous regarde enfin. Le même geste est dirigé vers le crâne suspendu au bout d'une lance, qui n'est pas un crâne humain, mais un visage, yeux, nez et bouche pleines en lieu et place des cavités cadavériques, une représentation de l'humain dérangeante d'être sans corps, représentation de l'humanité qui ne l'est plus, touchant au divin. On n'a pas besoin de le comprendre, on le sent, comme on sent la puissance de la femme qui assaille l'homme qui la rejette après l'avoir arrachée, comme on arrache un cri. Petite et puissante, elle lui saute dessus, l'enlace l'étouffe de ses jambes, arrimée, furieuse de désir à son encontre, prête à lui montrer de quel bois elle est faite, de quel bois elle s'échauffe. Et la créature est toujours là prête à ramper et à bondir, comme un chien d'attaque auprès de la femme, d'autant plus forte qu'elle la retient, elle et sa colère. Les lances claquent comme des fouets, des fauves en cage en liberté, prêts à s'affronter. La Femme, la Créature et l'Homme s'échauffent jusqu'à ce que la terre rougeoie et se fende, que le plateau se fende comme sous un tremblement de terre, de terreur, que la lance transperce l'homme, et que la femme vengée se trouve abandonnée, terrible et superbe.

Après ça, on pourra préciser qu'Amba a été enlevée le jour de ses noces par le guerrier Bheeshma pour un autre qui finalement n'en veut pas tandis que lui a fait voeu de célibat, et qu'elle se venge après s'être tuée et réincarnée en déesse ou en dieu, féminin et masculin étant manifestement interchangeables dans la mythologie indienne (la créature comme le troisième terme de cette polarité), la complexité narrative n'ajoute rien ; ce n'est qu'une coquille vide quand on ne la voit pas incarnée par ces volontés qui se cambrent et se cabrent. 

 

* J'ai cru me tromper en reconnaissant une figure féminine. Palpatine a fait le chemin inverse, d'abord persuadé d'avoir affaire à un homme.

20 décembre 2016

Titanic sur l'Hudson River

En 2009, Chesley Sullenberger a réalisé un amerrissage d'urgence sur l'Hudson River, sauvant d'un crash quasi-certain les 155 personnes à bord de l'Airbus qu'il pilotait. Dire cela n'ôte rien au suspens* de Sully, le film qu'en a tiré Clint Eastwood, même si, comme moi, vous avez loupé cet événement à l'époque. Le film démarre en effet après le sauvetages des passagers et reconstitue peu à peu les événements. L'usage des flashbacks est doublement intelligent : la structure narrative épouse à la fois le trauma (renforcé par les cauchemars du pilote, qui voit son avion se crasher) et l'enquête menée par le comité des transports, lequel, au lieu de remercier le pilote d'avoir ramené les passagers sains et saufs, lui reproche le non-respect des procédures (alors que c'est justement l'instinct du pilote qui a permis d'éviter le pire). D'où les doutes, la bataille et la fin très hollywoodienne, lorsqu'on revient une dernière fois sur le moment du crash, non plus en image, mais à l'écoute de la boîte noire : les enquêteurs ne peuvent qu'être impressionnés par le sang-froid du pilote et de son co-pilote (même pas un fuck ou un my God). Fierté, fin du trauma, et consécration du héros, après avoir rappelé toute l'ambivalence de la notion, déjà questionnée dans American Sniper (sauveur / je-n'ai-fait-que-mon-travail / a-t-il fait son travail ? a-t-il voulu jouer les héros ?).

* On a beau savoir comment l'histoire se finit, l'épisode de l’amerrissage déclenche une furieuse envie d'attraper le bras de son Palpatine. Brace for impact. Cela secoue toujours de s'identifier à un personnage confronté à sa mort. Mais c'est pour mieux partager ensuite l'émerveillement du rescapé devant le miracle, devant le simple fait d'être en vie.

19 décembre 2016

Une Belle franco-russe

Jamais je n'aurais fait le déplacement à Massy sans avoir lu l'interview de Jean-Guillaume Bart sur Danses avec la plume. La modestie du chorégraphe, qui se pense davantage comme un metteur en scène, ses propos sur le classicisme (par opposition aux tentatives de reconstructions) et la danse-sens (par opposition à un ballet en hyper-extension) ont piqué ma curiosité : cette vision de la danse serait-elle visible sur scène dans sa Belle au bois dormant ?

Un public non averti en vaut deux

C'est la première fois, je crois, que je voyais des femmes voilées à un ballet. Et franchement, ça fait plaisir de constater qu'on peut remplir une salle sans la peupler uniquement de WASP CSP+. Pas d'applaudissement à l'entrée des solistes et d'autres, hésitants, bien avant la fin des variations… le public n'est manifestement pas rompu au ballet, mais cela ne l'empêche pas d'apprécier. Et de laisser ses voisins faire de même : pas de parfum qui cocotte, pas de bracelets qui gling-glinguent, c'est reposant. Les fées auraient jeté un sort à la gamine restée prolixe entre deux quintes de toux que cela aurait été parfait.

Balletomanie oblige, il y avait tout de même quelques transfuges parisiens dans mon genre. Ma voisine s'est ainsi avérée connaître la plupart des balletomanes (plus si) anonymes, lire parfois mon blog et tenir le forum Danses plurielles ! Rencontre fort agréable et fort à propos, puisque Elisabeth m'a fait prendre conscience de ma confusion entre Patrice Bart (La Petite Danseuse de Degas) et Jean-Guillaume Bart (La Source et cette Belle…).

Une princesse franco-russe

La musique enregistrée ne me dérange pas plus que ça (du moment que l'orchestration et l'enregistrement ne sont pas mauvais), mais je craignais pour les costumes, trop souvent cheap dans les tournées. À tort. Non seulement les costumes d'Olga Shaishmelashvili passent bien (bien mieux que sur les photographies), mais certains sont même de toute beauté : c'est notamment le cas du tutu long mi-noir mi-fuschia de Carabosse, qui permet au passage d'identifier la mauvaise fée comme pôle opposé à la fée Lilas.

La seule faiblesse de la soirée vient de la compagnie ; non que les danseurs du Yacobson Ballet soient mauvais, bien au contraire : ils sont prometteurs… mais un peu verts. À en juger par les bouilles rondes de certains, la moyenne d'âge ne doit pas dépasser la vingtaine. Fraîchement formés (à la méthode russe), ils peinent forcément un peu à travailler selon une autre méthode. En effet, si Jean-Guillaume Bart part de la version russe, il reste de son propre aveu influencé par la version Noureev et, d'une manière plus large, par l'école qui est la sienne. Tradition russe avec un twist français, donc.

La (très relative) difficulté des danseurs à s'y adapter m'a permis de mieux saisir ce qui à la fois me fascine et m'ennuie chez les Russes : tous les mouvements y ont la qualité de l'adage. Je l'ai compris en voyant la fée Lilas ouvrir sa couronne comme si elle avait trois actes pour le faire. Il s'en dégageait une impression de sérénité assez extraordinaire et en même temps, l'extase dans laquelle cette éclosion semblait la plonger n'était pas sans entraîner chez moi une légère irritation : émerveillée, la fée, mais aussi ravie de la crèche. Je finis par avoir envie de la secouer, de voir sa palette expressive élargie par un peu d'allegro, de piquant, que diable, du nerf, du muscle ! Et de réaliser que, justement, je ne vois pas leurs muscles travailler, alors que je suis au troisième rang. Tout se met en place lorsque, quelques jours plus tard, je lis dans une interview de Mathilde Froustey : "At San Francisco Ballet […] they see that if you have more muscle, you can jump higher and do roles like Kitri. If you have less, you’ll be more of a lyrical dancer and that’s great, too."

Le classicisme chez les Habsbourg

Moins de muscle, c'est aussi moins de matière, moins d'incarnation ; j'ai, en tant que spectatrice, moins matière à m'identifier, moins de facilité à rentrer en sympathie musculaire avec les danseurs. Du coup, il s'agit moins de sentir et de ressentir que de voir. Le classicisme s'expose dans toute sa splendeur, comme art des proportions. C'est hyper apaisant. Un monde réglé jusque dans ses débordements, où tout n'est que luxe, calme et volupté.

Le désagrément inattendu, c'est qu'en contrepartie, toute beauté moindre frappe comme laideur. Entre le roi bredouille qui a un charisme de comptable (désolée pour les comptables), et le physique moins classique d'Aurore (des jambes plus courtes que le buste, des mollets et un nez un peu proéminents… rien que de très normal, mais qui contraste les courbes archi-régulières de la fée Lilas), mon esprit se met à envisager la famille royale comme une famille historique en fin de règne - en tête les portraits peu flatteurs qui traînent dans les musées de second ordre. La reine, belle et oisive comme une Miss, serait alors un transfuge étranger, reine de beauté forcée à un hymen stratégique.

L'avantage de cette perception quelque peu honteuse (dernier renversement, promis, après j'arrête) est qu'elle éloigne spontanément du manichéisme. Aurore me fait peur* ; Carabosse (Svetlana Golovkina) me séduit : c'est très Maléfique dans l'esprit. Comment en vouloir à cette magnifique jeune femme snobée par le pouvoir de prendre sa revanche ? On est presque désolé pour elle lorsque le réveil d'Aurore la voit sombrer - littéralement, derrière la tête de lit devenue transparente (j'aurais bien vu ça dans une mise en scène de Matthew Bourne…).

Au final, charmée-agacée, je dois avouer que la reine de la soirée reste Daria Elmakova, en fée Lilas totalement ahurissante de beauté (même de dos, même avec vue peu flatteuse sous le tutu). Last but not least, j'aurais bien vu le loup (Leonid Khrapunsky) comme prince, alors qu'il n'était au premier acte que prétendant, injustement éconduit si vous voulez mon avis (mon médecin m'appelait le petit chaperon rouge quand j'étais petite #jdcjdr).

 

* La fée canari aussi un peu avec son sourire ravageur-carnassier.

PS : n'hésitez pas à me corriger si j'ai confondu des danseurs ; je n'ai pas eu la feuille de distribution.

18 décembre 2016

Second Story Sunlight

Second story sunlight

J'aurais pu rester un temps infini devant Second Story Sunlight, à baigner dans sa lumière…

Solitude, mystère, nostalgie. Et un bingo Hopper pour l'exposition présentée à Rome, un ! J'aurais mauvais jeu de critiquer une exposition fort bien ficelée, avec un audioguide bien calibré et une scénographie agréable de savoir se faire oublier, mais c'est plus fort que moi : la solitude est une telle tarte à la crème hopperienne que j'ai envie de dessiner des petits bâtons à chaque occurrence de l'audioguide ou des cartels. On prend parfois un peu de distance avec les cadrages cinématographiques, mais la tentation est trop forte de chercher à savoir ce qu'il y a derrière et on revient buter dessus : la solitude, le mystère des silhouettes isolées. Il ne vient manifestement pas à l'idée de grand monde que le mystère ne tient pas ce qu'il y a derrière (derrière les angles morts, derrière les corps barrés de peinture) mais devant (devant nous) : ce qui est, et qui n'est rien d'autre.

Plus ça va, plus je suis persuadée que la peinture de Hopper est contingence pure. On n'y voit même pas quelqu'un : une silhouette ; même pas une silhouette : un bâtiment ; même pas un bâtiment : un pan de mur ; même pas un pan de mur : un pan de mur éclairé.

"an attempt to paint sunlight as white with almost no yellow pigment in the white."

Pas le soleil, juste la lumière. Juste ce qui rend visible ce qui est, et ce miracle : qu'il y ait quelque chose. Et nous, qui tentons de nous y insérer, de nous y mouvoir (trouver sa place). D'où les cadrages, la mise en scène : on tourne autour et on est déjà dedans.

 

OK, la photo souvenir a un petit côté Disneyland, mais c'est ludique et intelligemment fait. Cœur surtout sur la personne qui a eu l'idée de disposer trois tables lumineuses à la sortie, sur lesquelles décalquer une œuvre ; j'ai rapporté chez moi une maison mal crayonnée, mais qui m'a beaucoup amusée. Non, vraiment, sans la climatisation, cela aurait été parfait. Cette exposition valait bien un rhume, sans doute.

*

Maybe I am not very human - what I wanted to do was to paint sunlight on the side of a house.

Ce qui est. La lumière. C'est énorme et c'est tout con. Toute la beauté du truc. Toute la difficulté aussi, parce qu'on a du mal à s'y arrêter. La contingence appelle la genèse ; on a envie de faire parler ce matériau brut, de l'animer, le prolonger (d'où le fort appel narratif de cette peinture). On a beaucoup de mal à se retenir d'y projeter des pensées et des sentiments qui n'y sont pas - pas sous un prisme psychologisant, en tous cas, pas comme ça, même s'ils infusent toute la peinture, la font manifestation d'une intériorité. De voir cette exposition avec Palpatine, je me suis dit que les tableaux de Hopper sont probablement la meilleure illustration-transcription de ce en quoi son profil INTP* peut être difficile à saisir : aussi lisse et intense qu'un mur ensoleillé. Maybe not very human.

* Profil MBTI, nouvelle marotte de Palpatine. J'y reviendrai.