08 avril 2012
Les derniers jours de Stefan Zweig
Je me méfie des approches biographiques. Mais pour l'homme qui a cherché à comprendre les vies de Balzac, Nietzsche ou Marie-Antoinette, pourquoi pas. D'autant plus que le risque de trahison m'a paru plus mince en BD.
« Juif en Allemagne, Allemand en Angleterre. Étranger partout. » Stefan Zweig se retrouve au Brésil, avec sa seconde femme Lotte. Le bout du monde et la fin du voyage. La fuite s'arrête, l'exil s'enraye. Le passé. Ce n'est pas qu'il le hante : il n'en a plus. Détruit par les flammes, qui pourraient anéantir son dernier livre, ses mémoires, comme elles ont déjà brûlé en autodafé. Sans passé, la vie qui le mène en exil est fantomatique, et les tons chauds de la terre d'accueil, paradisiaque, se confondent avec le sépia du monde d'hier. Comme s'il n'y avait de justesse que le ton froid de l'ombre : la mer qu'il ne reprendra pas, la pénombre dans laquelle il tâche d'écrire, la noirceur de l'histoire qu'il a fuie, les ténèbres qu'il porte en lui.
L'image pour dire la fin des mots, entre l'indicible de l'horreur et l'émotion tue. Dès le début, les longs appendices qui rejoignent des bulles carrées en cascade montrent que la parole prend le temps de nous atteindre. Un temps qui devient décalage, comme lorsque la conversation du couple en taxi se perd dans une vue surplombante de Rio, ou que les paroles élogieuses de leur hôte à propos des livres de Zweig se trouvent soudain légender la vision d'un autodafé. Plus frappante encore est la redondance entre les mots et l'image : « Regarde cette vue, Stefan... », vallée panoramique, « Cette nature, ces fleurs ! Regarde, un colibri ! », qui volette, parfaitement dessiné, regarde, regarde, regarde... Lotte n'a de cesse de ramener dans ce monde celui qui ne le voit plus pour avoir détourné le regard. Stefan ne veut pas quitter ce monde : « C'est lui qui se dérobe. » Lorsque Singapour tombe aux mains des forces de l'Axe, que l'illusion rétrospective d'une histoire connue d'avance n'est pas encore là pour chasser le désespoir, et que l'exil en plein carnaval ne semble plus être qu'une survie de pacotille, lorsque alors Stefan et Lotte prennent leur décision, ils disparaissent de l'image et les paroles de leur dernière journée flottent sur des lieux vides. Ils ne réapparaissent que pour s'estomper de la vie, après avoir prononcé trois mots qu'ils ne s'étaient jamais murmuré qu'à l'oreille, y entendant probablement déjà leurs adieux.
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03 avril 2012
Sidonie aside
N'allez pas voir Les Adieux de la reine si vous n'aimez pas vraiment ses actrices principales. Le film de Benoît Jacquot repose sur la fascination des visages : l'embrasement du peuple et de la reine se reflète sur le visage de Léa Seydoux comme les atermoiements d'un feu de cheminée. On y voit la passion de son personnage, Sidonie Laborde, pour Marie-Antoinette et la passion de celle-ci pour Gabrielle de Polignac (Virginie Ledoyen), qui lui fait perdre la tête avant même que les événements n'exécutent l'expression au pied de la lettre.
L'histoire est vue depuis ses marges, alors forcément, on reste entre femmes. On reste retranché au château de Versailles, curieuse forteresse assiégée, où l'impératif de Sidonie est de finir de broder le dahlia réclamé par la reine lors d'une fantaisie capricieuse dont elle ne se souvient pour ainsi dire plus. Il faut attendre que circule la liste des têtes réclamées par le peuple pour que l'inquiètude gagne cette campagne où le soleil ne cesse de briller. Cette nature indifférente, presque insolente, rend le danger improbable : les massacres ensoleillés, comme dans L'Espoir de Malraux ou la Commune peinte par Maximilien Luce, sont trop scandaleux pour qu'on puisse les concevoir. Ce décalage entre la mort imminente d'une société et la vitalité par laquelle elle se refuse à envisager sa propre fin est rendu plus sensible encore par le parti pris du réalisateur, de privilégier la proximité émotionnelle sur la distance historique.
Hormis un court instant où la reine et Sidonie, sa lectrice, se livrent à une conversation digne de monsieur Jourdain, le langage n'a rien de précieux, Sidonie trimballe un sac en tissu qui me fait tiquer chaque fois qu'elle le passe en bandoulière sur sa robe à l'anglaise, et selon le souhait du réalisateur, elle porte les coiffures d'époque comme une queue de cheval, pas plus déguisée que la mode l'exige à toute les époques. Cette liberté nous éloigne d'une altérité d'autant plus précieuse qu'elle nous échappe toujours, mais d'une certaine manière, en ne cherchant pas à tout prix à s'identifier à cette époque révolue, elle refuse de faire croire à l'abolition de la distance et la parcourt jusqu'à la frôler.
Ainsi la cavalcade des courtisans qui accourrent vers le roi ou la reine n'est peut-être pas en accord avec la pesanteur et la rigidité de l'étiquette, mais elle nous fait prendre conscience de l'espace dans lequel la cour évolue, de la distance qui sépare une pièce d'une autre et partant, un statut social d'un autre. La place de Sidonie et de son amie Honorine (Julie-Marie Parmentier, à qui le franc-parler des servantes convient décidemment bien, même s'il n'a rien à voir ici avec la violence des Blessures assassines) ressort alors dans toute son ambiguïté : habillée d'une robe simple mais élégante, la lectrice de la reine, qui côtoie la plus haute noblesse, prend son repas en cuisine avec les domestiques, dames de compagnie et femmes de chambres cependant servies par les cuisinières, et dort dans une chambre où la pendule qu'on lui a prêtée pour être ponctuelle auprès de la reine détonne. Et pour brouiller encore plus les rangs et faire valoir l'incommensurabilité qu'il y a des courtisans au roi plus encore que des domestiques aux courtisans, ces derniers ont délaissé leurs châteaux pour vivre dans des trous à rat insalubres.
Mais tout cela n'est que l'arrière-plan révélé par le triangle amoureux central (pour rappel : Sidonie Laborde --> Marie-Antoinette --> Gabrielle de Polignac). Contrairement au film de Soffia Coppola, Marie-Antoinette n'est pas le personnage principal : vue à travers le regard de Sidonie, elle reste la reine, mystère cristallin. Même si elle prend le bras de sa lectrice pour passer un onguent sur ses piqûres de moustiques, celle-ci se tient ensuite à une distance respectueuse et plonge à chaque entrevue en révérences réitérées, jusqu'à ce que sa majesté veuille bien remarquer sa présence. De fait, si Marie-Antoinette aime Gabrielle de Polignac, qui l'a fascinée justement parce qu'elle n'était pas "un de ces êtres dont un dispose comme d'un chou à la crème", Sidonie ne peut qu'adorer la reine. Sa dévotion outrepasse les limites de l'amour, et contrairement à Gabrielle de Polignac qui fuit la reine pour échapper à son destin, Sidonie va jusqu'à se mettre en danger pour elle, en suivant sur sa demande la comtesse, dont elle prend les habits (verts, comme le cyanure) -- travestissement dramatique aux antipodes de la légèreté du marivaudage. C'est ainsi qu'elle s'offre à elle : la scène où on déshabille devant Marie-Antoinette sa servante fait écho à la seule autre scène de nu du film, où l'on découvrait le corps endormi de l'amante désirée par la reine.
Au final, c'est bien mademoiselle de Laborde qui porte la vraie noblesse : blessée, elle reste digne, au point de ne pas éveiller le moindre soupçon lors de la substitution. Et je reviens à ma première impression, qui m'avait fait prendre Sidonie pour Marie-Antoinette, sûrement parce que la rondeur de Kirsten Dunst se retrouve davantage dans le visage de Léa Seydoux que dans les traits d'une extrême finesse de Diane Kruger.
14:07 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : cinéma, film
02 avril 2012
Gathering at my apartment
Mardi, chou blanc. Vendredi, chou blanc. Samedi, enfin, c'est ravioli, j'obtiens in extremis un Pass. Grâce soit rendue à mon guichetier préféré, qui n'a pas trop encouragé les trois touristes en lice pour le plein tarif à espérer un troisième retour, et pendant qu'elles se concertaient pour savoir s'il fallait ou non se désolidariser, nous a lancé : "Les filles, c'est le moment de prier !" Exaucées, donc. Je sautille sur place, tandis que ma voisine de Pass ne se départit pas de sa beauté sereine.
Dances at a gathering, un morceau de poésie en apesanteur. D'humeur béate, j'en ai plus profité encore que lorsque je l'avais vu dansé par le New York City Ballet. Robbins a chorégraphié un paradoxe : des variations d'une rapidité incroyable qui virevoltent jusqu'à la plénitude et métamorphosent la vivacité en douceur.
Josua Hoffalt ouvre le bal, nouvelle étoile qu'on commence à distinguer dans le ciel ensoleillé de la pièce ; premiers éclats d'humour, élégamment émoussés. Le printemps arrive avec le sourire jonquille de Muriel Zusperreguy, accompagnée d'une jeune pousse, Pierre-Arthur Raveau. Petite feinte à gauche, je bourgeonne à droite... ce jeu a la fraîcheur d'une femme qui ne fait pas l'enfant. Et voilà le moment venu de voir la vie en Aurélie Dupont, cueillie par un Karl Paquette violettement sexy. Ah, ces sauts tranquilles... il danse grand, comme d'autres voient grand. Forcément, les équilibres de sa partenaire font merveille et renforcent encore cette impression d'apesanteur - tout comme les portés, peu ou prou renversants, poupe ou proue renversées. Là-dedans, Agnès Letestu intervient comme une grande herbe folle, la tête recourbée par le vent. Eve Grinsztajn, impeccable, implacable, serait une digitale. Un peu sévère, un peu austère, illuminée par ses cheveux rouges, je ne l'ai pas reconnue de suite, Garance. Encore un peu de bleu (Mélanie Hurel et Christophe Duquenne) et de brique (Alessio Carbone), et la garden party peut commencer, avec ses couples sans cesse recomposés. Final tranquille comme une sieste digestive : les bras de toutes les couleurs font éclore les couronnes et retomber cette valse de pétales éparpillés.
Appartement transforme la grande maison en une coloc' de Shadoks. Salle de bain, salon, cuisine... le tour de propriétaire nous montre que, chez Ek, toutes les pièces sont allumées. Vincent Chaillet, dans un costume pyjama à boutons-pustules, affalé sur un fauteuil en pilou pilou et éclaboussé de lumière cathodique, lorgne vers la télé d'une manière qui n'a rien à envier à La Linea ou aux triplettes de Belleville. Encore plus réjouissant que la toilette au bidet de Marie-Agnès Gillot, mais moins barré que le pas de deux enfumé plus qu'enflammé de Clairemarie Osta et Jérémie Bélingard, au terme duquel ce ne sont pas les carottes mais le bébé qui est cuit : manière radicale pour le couple d'accoucher de ses petites guerres intestines. J'ai ri, interloquée de retrouver une de ces petites horreures mitonnées par mon inconscient censuré (car, oui, j'ai déjà rêvé accoucher au-dessus de la porte ouverte d'un four, mais paradoxalement, c'était moins cauchermardesque qu'un autre rêve d'accouchement "normal" - d'où vous pouvez mesurer la force de mon désir de ne pas avoir d'enfant).
D'une pièce à l'autre, le couloir est toujours plein de gens gueulant. Tandis qu'Audric Bezard, en veste turquoise, pommettes effilées, cheveux décoiffés et mâchoire démantibulée par les cris, parle à mes hormones de balletomane primitive, Jérémie Bélingard a une version plus moyenâgeuse de l'homme des cavernes, avec son pantalon marron boudiné de rayures horizontales et des yeux exorbités. Excellent ! Le prince ne me fait ni chaud ni froid, mais le gueux bouffon me plaît infiniment plus. Au milieu de cette mauvaise troupe, meilleure qu'une bonne blague, il y a aussi Nicolas Leriche, toujours viril dans une côte de maille allégée jusqu'au tulle transparent et teinte en rose fuschia. Dans son duo avec Alice Renavand, l'émotion est à fleur d'humour. J'adore le moment où, recroquevillée sur le dos, elle le bloque avec ses pieds et où il lui débarbouille la figure à coup de caresses (cf. la dernière photo). Et celui où il vient nicher sa tête sous ses côtes (juste déposée, là où, dans Le Parc, Aurélie se laissait tomber contre Manuel comme un coup de bélier) et où, à peine touchée, le bonheur ruisselle comme un pommeau de douche sur sa tête renversée.
Appartement, c'est aussi la pièce après laquelle vous ne regarderez plus jamais votre aspirateur comme avant. Parce qu'on peut danser la gigue irlandaise avec un aspirateur-polochon. Et invectiver comme des harengères le groupe de rock en fond de scène parce qu'il déménage*. Définitivement à part.
* Au final, c'est Laure Muret qui part, avec quelques larmes et un énorme bouquet. Elle fait tellement jeunette que j'ai cru qu'il s'agissait de son anniversaire et non de son départ à la retraite.
16:54 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, garnier
25 mars 2012
Le Dos crawlé
Même petite, même alléchée par la couverture de Sempé, je n'ai jamais pu lire Le Petit Nicolas. Les tournures de phrases enfantines, avec des « M'sieur », des « drôlement » et des ruptures syntaxiques qui ne prétendent même pas à l'asyndète, ça me hérisse le poil. Alors j'ai commencé Le Dos crawlé d'Eric Fottorino comme la soupe à la grimace. La première page aurait pu être rédhibitoire s'il n'y avait eu cette phrase : « Oncle Abel fait le beau métier de délivrer les gens de leur passé vu qu'il est brocanteur. » L'image a presque réussi à me faire oublier la tournure grammaticale ; elle m'a en tous cas invitée à passer outre pour découvrir, une fois habituée à ces tics de langage (comme lorsqu'on poursuit une discussion sans plus prêter attention aux tics nerveux de son interlocuteur), une foule d'images dans ce goût-là. On les prête à un enfant parce qu'elles sont décalées mais elles témoignent surtout d'une vision poétique.
« L'enseigne du casino s'allume avec ses lettres rouges sauf le « s » qui reste éteint. On dirait une boche où il manquerait ne dent. »
« Certains jour oncle Abel il a le Groenland partout sur la figure tellement il est pâle et Lisa elle porte la Roumanie sur sa figure aussi vu qu'elle est fermée de long en large comme une poutre. »
« Je vais dans la cuisine où on entend les mouches voler. Je suis englué dans mon ennui comme elles le matin dans les taches de miel qu'on laisse sur la toile cirée après le petit déjeuner. »
Dommage que l'auteur ait recouru au puéril de l'expression (artificel – à treize ans, le narrateur est un peu vieux pour parler comme ça), les images auraient suffi à traduire la vision enfantine. Peut-être s'agissait-il de mettre à distance le monde des adultes, celui de l'oncle de Marin mais aussi celui des parents guère tendres de Lisa, dont il est amoureux. « J'ai fini par savoir que les parents de Lisa étaient partis en Suisse. Son père pour des opérations avec une banque et sa mère pour une opération sur son nez ou sur ses seins. » Le ressac de ce monde en arrière-plan fait affleurer les profondeurs, et les derniers rayons de l'enfance teintent de nostalgie ce long été de plage. Je me suis léchée les doigts à l'évocation des goûters, tartelettes dont on laisse le trottoir, chocolatines, chichis, pêches bien juteuses, sorbets, glaces et gaufres qui vous sucrent le nez. Et je me suis laissée surprendre par la pirouette finale, dont l'énormité empêche l'histoire de glisser comme du sable entre les doigts, tout en étant atténuée par sa brièveté, pour un peu un détail qu'on oublierait.
21:38 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lecture, livre, roman