24 mars 2012
Clavecin et cosplay
Une place contre une chroniquette, c'était le deal. Je ne suis pas devenue blogueuse influente, rassurez-vous, seulement la repreneuse de la place d'Orlando Paladino de Joël. Lequel m'a bien précisé que la mise en scène était de Kamel Ouali, afin que j'accepte en toute connaissance de cause et ne crie pas au don empoisonné. J'avais déjà vu Autant en emporte le vent et, s'il s'agissait indéniablement d'une daube sur le plan musical (la chanteuse principale, notamment, sélectionnée pour sa généalogie ascendante, chantait à peu près aussi juste que moi), la mise en scène m'avait plutôt plu dans son genre (une sorte de Petite danseuse de Degas en musical, quoi). Et puis j'aime bien Haydn. C'est-à-dire que j'ai un a priori positif sur Haydn d'après le CD que j'avais emprunté à la médiathèque à l'époque où graver un CD donnait autant de frissons d'extase qu'une belle histoire de pirates des Caraïbes. J'avais même confectionné une jaquette violette et argentée pour le CD, trop contente de pouvoir utiliser ma plume à portée ; les notes devaient représenter quelque chose d'aussi complexe qu'Au clair de la lune, mais j'étais ravie... Mais trêve de souvenirs introductifs, cette chroniquette prend des allures de jeudi confession alors qu'elle devrait plutôt se faire Jedi pour taper sur Orlando, ktisssch un coup de sabre laser dans ta face, avec un vrai morceau de Wagner dedans sur la mise en scène.
Il faudrait expliquer une ou deux choses à Kamel Ouali, une ou deux spécificités de l'opéra ; au hasard, que c'est mieux quand on entend la musique. Et que, donc, on ne demande pas à la chanteuse de mettre ses mains devant sa bouche pour crier son effarement. On ne fait pas non plus sauter des moutons sur scène, surtout lorsque les moutons bêlent en choeur, ne retombent pas en rythme et que leur toison rendent la soupe très chevelue. Car j'ai un scoop pour vous, Kamel : à l'opéra, il n'y a pas de bouton à tourner pour jeter des décibels à en défriser les moutons. Mais je vous accorde que j'ai bien ri au contrepoint comique de leurs bêlements (surtout que vu d'en haut, le costume est très crédible), comme aux mille et une âneries qui adviennent en votre étable. Je passerai donc sur l'histoire (un couple mineur qui aide un couple majeur à ne pas se faire dézinguer par Orlando, pas content du tout de se voir préférer un autre), pour faire une revue du bestiaire.
Honneur à la bergère Eurilla qui, avec ses cornes de bouc-macarons à la Leïla, ses cuissardes en plastique vert et sa cape de chauve-souris en ciré assortie, ressemble plutôt à une grenouille. Pasquale, l'écuyer d'Orlando, qui la verrait plutôt en chienne, jure gentillement en jaune, un peu moins vaniteux mais aussi poltron que Rodomonte, dont l'épée bande mou. Medoro est une sorte de mangaka marin aux cheveux bleus assez insipide, mais il a chaviré le coeur d'Angelica dont le costume rouge (comme les lanternes du décor) aurait beaucoup plus à Palpatine (d'une manière générale, Kamel Ouali a trouvé des chanteuses hyper bien gaulées -- tout le monde ne peut pas se permettre de faire des vocalises en justaucorps et cuissardes) : haut de kimono, tablier de soubrette et faux-cul façon fourmiz pour cette geisha coiffée d'un fronton de temple japonais. Les deux amoureux sont aidés par Alcina, venue en paix avec une capuche en balle de golfe, comme les fauteuils-oeufs des années 1970. Elle les défend contre Orlando, monstre noir et blanc légèrement moins toc que le technicolor Rodomonte, mais affublé de longues manches hérissées comme le dos d'un dinosaure si bien que les bras qui lui en tombent tout le long du spectacle cliquetent par terre.
A ce stade, vous devriez en arriver à la même conclusion que moi : what the fuck ? Il y a pourtant de bonnes idées qui, en les faisant rire, font taire pour quelques secondes l'affreuse troupe de collégiens à mèche qui grignotent comme au ciné et n'ont pas plus de considération pour l'introduction musicale que pour les bande-annonces et publicités. Le problème, en réalité, c'est qu'il y a trop de (potentiellement bonnes) idées. On distingue au moins deux univers qui auraient chacun constitué un axe suffisamment fort de relecture.
L'univers du jeu vidéo est à l'origine de l'excellent décor tout en cubes du deuxième acte, qui, avec ses différents niveaux de plateformes, ses vagues cartonnées au-dessus desquelles flottent des créatures comme les cibles d'un stand de tir à la fête foraine, son palmier et même son petit pont en rondins de bois, transforme Medoro en Mario. Quant au démon qu'il combat, c'est évidemment un dragon de jeu vidéo géant, surgi derrière le décor comme King Kong derrière sa tour. L'héroïcomique fonctionne à plein régime. Du coup, la sirène qu'on sort des eaux dans son filet de pêche (probablement la meilleure trouvaille pour intérgrer les galipettes de haute voltige de la fascinante contorsionniste) n'a aucun Ulysse à séduire dans ce monde qui n'est pas le sien.
L'univers du dessin animé est peut-être une meilleure idée encore. Le poids en carton de 500 kg qui écrabouille Orlando une première fois est la parfaite traduction toonesque des infinies péripéties que nous prépare ce personnage à la mort toujours différée. Quant au coup de la douche qui bouge sans arrêt et dans laquelle Pasquale s'efforce de rester pour chanter, quitte à se ratatiner par terre ou à sauter après le cercle envolé, c'est énorme. On dirait un chat qui essaye d'attraper une lumière d'un coup de patte. Et quand il n'est pas là, les souris et leurs amis animés en noir et blanc dansent (je récupérerais bien le masque de ce Mickey générique).
A ce mélange suffisamment déjanté, on a malheureusement ajouté toutes les geekeries auxquelles on pouvait penser : le combat Orlando-Rodomonte est doublé par des voltigeurs à sabre laser, Pasquale et Rodomonte ont leur batmobile, un monstre fait des saltos arrière sur échasses... et on injecte les eaux du Léthé à Orlando avec une seringue tout droit sortie de Dark City. L'opéra devient un clip de R'n'B, cela remue dans tous les sens, on ne sait pas où fixer son regard et on en oublie qu'on a des oreilles. J'imagine que l'idée était de transposer le foisonnement baroque par celui de l'animé, et c'est assez réussi sur l'affiche, mais c'est aussi assez raté dans l'ensemble. Cette profusion relativement sobre en noir et blanc perd sa cohérence dès qu'on y amalgame d'autres univers ; on a complètement perdu de vue l'étoile d'Haydn dans cette galaxie, et je serais bien incapable de dire si j'ai apprécié la musique, alors que les chanteurs (et particulièrement l'interprète d'Alcina) ne devaient pas être mauvais.
J'ai bien essayé de fermer les yeux mais tout ce que j'entendais alors était le bavardage des gamins. Je les aurais bien massacrés, tiens, histoire d'achever la tuerie de Toulouse, au sujet de laquelle le Châtelet-qui-reçoit-plein-de-scolaires a tenu à se montrer concerné par une annonce en début de soirée. Depuis quand est-il de bon ton de s'excuser de vivre ? Je me demande si l'annonce aurait été quand même faite si l'opéra avait été plus sérieux. Assumez la nature du divertissement ! Elle est de se détourner. Et tous les jours nous nous détournons de guerres et de massacres qui ont lieu dans le monde. Ill faut aussi voir ça en face. Le seul moyen qu'on ait trouvé de ne pas faire l'autruche est de scuter la scène médiatique. Le reste du temps, on se détourne pour ne pas se figer dans une fascination morbide, et on vit. Pendant que d'autres meurent. Mais on vit. C'est le seul hommage qu'on puisse rendre à la vie, vivre. Alors on se passera de rotomondades d'aussi bonne foi bien pensantes que déplacées.
13:28 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : musique, opéra, châtelet
19 mars 2012
Copie conforme
Vous voyez la copie double carré Seyes ? C'est celle que rend Abbas Kiarostami. Ce film que je regrettais d'avoir laissé passer est intelligent, très, trop, autant que la conférence savante qui l'ouvre. Et aussi stérile, au final.
Pourtant, lorsque James, venu parler de son livre, défend la valeur de la copie face à la sacralité de l'original, l'ennui universitaire semble sur le point d'être battu en brèche. Questionné par une femme qui fait preuve de toute l'érudition dont elle est capable pour montrer qu'il l'a séduite, il essaye de dévier la conversation, de lui donner un tour plus décontracté. Les facades ocres de la Toscane défilent sur le pare-brise derrière lequel on les devine mal, mais c'est peine perdue, l'invitation à regarder le paysage tombe à plat sur le capot, est écrasée sous les roues : n'attendons pas d'authenticité de qui cherche à faire l'original.
On ne sortira de la dispute intellectuelle que pour tomber dans la dispute profane. Car ce duo balbutiant, qu'on dirait couple si le flirt n'en était pas curieusement absent, se révèle être marié depuis quinze ans. On passera sur les incohérences scénaristiques (genre le gamin qui s'amuse du béguin de sa mère pour "le monsieur" qui n'est autre que son père, revenu de voyage la veille pour son anniversaire de mariage) dans l'espoir d'un rebond. Mais le jeu auquel les soi-disant inconnus se sont livré n'a rien de ludique, et le retournement tombe à plat, comme une crêpe.
James n'a pas la moindre envie d'être de nouveau séduit, il s'accomode parfaitement des restes d'une tendresse distante, pour une femme qu'il aime quelque part dans sa fatigue. Elle, en revanche, voudrait un anniversaire de mariage qui soit la copie conforme de ses noces. Elle traine James sur les traces d'un passé qu'il ne veut ni ne peut ressusciter, d'une époque originelle pour laquelle il n'a pas plus d'admiration que pour ce présent copié qui l'ennuie copieusement, ou pour les oeuvres habituellement portées aux nues (d'ailleurs, il ne dénudura pas non plus sa femme allongée sur le lit de leurs noces). Il a raison, la copie, même si elle n'est pas l'altération de l'original, est autre, et il faut lui trouver une valeur intrinsèque ; on comprend sa patience désabusée, qui lui fait passer une vaine après-midi avec sa femme qu'il tente d'apaiser en lui mettant la main sur l'épaule, et son irritation de ce que rien n'étanche la soif de tendresse, d'amour, d'attention, d'absolu, en fait, de cette admiratrice qui le harcèle par son désir. Ce n'est pas un hasard s'il trouve mauvais le vin qu'on leur sert et si le serveur refuse qu'il le renvoie : pas d'ivresse possible, et ils sont toujours là.
On est donc d'accord avec son irritation à lui, mais on comprend son agacement à elle, qui ne cesse de revenir à la charge, avec ses sujets de discussion, ses compliments élogieux, son rouge à lèvres, ses boucles d'oreilles et ses souvenirs qui ne sont plus vraiment les leurs. Légitime dans sa détresse, insupportable dans son insatisfaction. La film ne nous emmène pas au-delà, il nous ressasse dans cette frustration. Ne reste que le visage dévasté de Juliette Binoche.
17:53 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0)
14 mars 2012
Des rayures et des étoiles
Bonne surprise de découvrir au dernier moment que j'avais bien une place pour la générale de La Bayadère (c'est la séance de travail qui était complète). Bonne surprise aussi de retrouver mon homonyme et le Petit rat, qui me met à jour niveau ragots. J'apprends donc en avance la nomination de Josua Hoffalt prévue pour le lendemain, et en retard qu'il est en couple avec Muriel Zusperreguy – ce qui a beaucoup chagriné Palpatine, mais je l'ai consolé en lui faisant valoir qu'avec un compagnon étoile, elle serait peut-être un peu plus distribuée. J'apprends également, mais de la feuille de programmation cette fois-ci, que Nikiya est dansée par Aurélie Dupont et Gamzatti par Dorothée Gilbert. La suite confirme la distribution de rêve : Emmanuel Thibault dans l'Idole dorée (il s'est réservé, donc je le suis aussi), Mathilde Froustey dans la variation à la cruche (un message de la direction ? Sérieusement, quand arrêtera-t-on de la cantonner à des rôles de chipie ?), et Héloïse Bourdon dans le troisième, entre autres.
Sans compter que La Bayadère est peut-être mon ballet classique préféré. J'y aime tout : la descente des ombres, les cambrés et le costume orange de Nikiya, bien sûr, mais aussi tout le kitsch, la peau peinte des esclaves qui dégueulasse la scène en moins de deux, le cliquetis des couteaux en plastique sauvagement brandis, les couleurs qui ne vont pas ensemble et qui ne jurent pas parce qu'on y a ajouté des tonnes de paillettes dorées, le tigre en peluche qui fait oui-oui de la tête tandis qu'on le trimballe les pieds liés à une broche, les perroquets qui ont le mal de mer attachés aux poignets du corps de ballet, l'énorme éléphant à roulettes chevauché par un Solor qui tente de rester majestueux, ou encore la tapisserie du décor enroulée autour des pendrillons comme chez un marchand de tapis. Une exception : la nouvelle tenue de l'idole dorée. Après Faust power-ranger et l'Amour de Psyché, l'opéra a trouvé une nouvelle façon d'écouler son stock de tissu doré. On dirait que l'idole est allée s'acheter un legging chez American Apparel, remarque le Petit rat.
Aurélie Dupont est fantastique, comme d'habitude. Il n'y a qu'elle pour danser avec le dos bloqué une variation qui repose sur des cambrés ; les bras achèvent le mouvement tout naturellement et font sentir la souffrance du personnage sans rien laisser soupçonner de la sienne. Il faudra attendre le troisième acte et la confirmation du Petit rat pour s'apercevoir qu'effectivement, les arabesques sont un peu plus basses que d'habitude, et le visage un peu plus fermé (agacement envers son partenaire fringant qui lâche l'affaire au milieu de son dernier manège ? Ou simple logique du rôle, une ombre n'étant pas franchement censée être rayonnante ?). Autre ombre au tableau : à côté de l'aisance de Charline Giezendanner, Héloïse Bourdon tendait à perdre de sa superbe face aux difficultés techniques dont elle se sortait pourtant bien. Je ne suis plus si certaine d'avoir envie d'aller me battre pour la voir en Nikiya ; à la réflexion, le rôle de Gamzatti, moins sensuel et plus hiératique, lui conviendrait sûrement mieux.
Il va en tous cas parfaitement à Dorothée Gilbert. La façon dont elle toise Nikiya et la tient à distance par la seule puissance de son torse bombé... Gamzatti est un rôle d'étoile, pas de sujet. Il faut l'assise que donne le statut pour tenir tête à l'étoile du ballet, pour que l'humilité de Nikiya soit perçue comme une feinte du personnage et non comme celle de la danseuse qui essaye de s'effacer derrière une partenaire qui n'a pas la carrure nécessaire pour l'éclipser. Et ce n'est pas affaire de taille, même si les Gamzatti sont souvent plus grandes que les Nikiya (pour faire face à Agnès Letestu, on était allé chercher Stéphanie Romberg...) : on ne demande pas à une étoile d'arrêter de briller... La piquante Dorothée Gilbert et la sensuelle Aurélie Dupont, voilà qui fait des étincelles. Égale puissance, égale légitimité, passion du pouvoir, passion d'un homme, l'affrontement est réel, on dirait qu'elles vont s'étriper. Le spectateur aussi se roulerait bien par terre de plaisir devant cette confrontation explosive. Là, on comprend parfaitement le poignard de Nikiya et la serpent vengeur de Gamzatti...
Et puis Josua Hoffalt augure bien. Avec sa grande silhouette longiligne, ses arabesques déliées comme celles d'un danseuse, ses attitudes renversées renversantes et la puissance de ses sauts précis, il a une belle gueule, certes, mais surtout, il a de la gueule. Laissons mijoter à feu doux.
Avec tout ça, je n'ai pas eu trop de mal à faire abstraction de la myriade d'obturateurs au parterre, dont j'ai d'abord pris le bruit pour celui d'une grande bâche qu'on froisserait en coulisses...
21:19 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : danse, ballet, bastille
08 mars 2012
Pelléas et Mélisande
Il y a des jours comme ça, comme mardi en huit... Je me suis levée en retard et je suis arrivée à l'heure de bonne humeur. Je me suis pointée tardivement à la billeterie, sans me presser, et je suis passée comme une fleur devant les files d'aspirants spectateurs sans Pass jeune. J'ai eu une place au sixième rang et j'ai revendue celle de C. à un monsieur que cela a mis fort content. J'ai taché mon sac et mon manteau de gras avec ma quiche saumon-épinards, et c'était déjà estompé quand j'ai mangé mon carré coco bordé de chocolat. Je me suis assise et le spectacle a commencé.
Il faudrait énumérer les éblouissements dans leur ordre d'apparition, comme au cinéma, pour ne rien diminuer. La musique de Debussy qui ressuscite depuis la fosse. La scénographie bleue qui naît avec les formes noires qui coulissent. La figure lunaire d'Elena Tsallagova. Sa main tenue qui dessine dans l'air comme un poisson dans l'eau. Sa voix qui n'a besoin d'aucun effort pour murmurer quelque chose au second balcon. Puis tout son corps lorsqu'elle se lève et assèche la flaque de sa robe blanche. Ses ports de bras, qui écartent d'une demi-couronne un invisible rideau, et lui découvrent la forêt, et le visage. Ses ports de bras me mettent un doute, son grand cambré me l'ôte : Elena Tsallagova est danseuse.
Emerveillement, la voix prend corps et émet le personnage en mouvement, pur mouvement : Mélisande est insaisisable. Elle ne change pas d'avis mais de place, comme une note qui signifie alors quelque chose de tout autre. Golaud la trouve dans la forêt, la ramène et l'épouse sans plus de difficulté qu'il en aurait eu à se baisser pour ramasser un galet. Lisse mais pas légère, même si, aperçue au fond de l'eau depuis la surface, elle est évanescente -- imprécision de sa silhouette blanche fondue dans la lumière bleue. Coupée de la source aurpès de laquelle Golaud l'a trouvée, elle suit le courant de son inconscient ; les motifs, l'intention, le désir, toute psychologie a sombré bien trop profond pour que nos suppositions ne soient pas superficielles. Pas d'agitation, seulement une émotion arrivée d'on ne sait où, résultat d'un mouvement que l'on n'a pas pu percevoir. Et de fait, la chorégraphie est imperceptible, extraordinairement minimale, condensée, suspendue, en quelques gestes, véritablement. L'inclinaison de Mélisande pour Pelléas n'est que l'inclination de son corps étiré en marge du déséquilibre vers une source lumineuse à l'autre bout de la scène. On ne se touche pas, on s'émeut, comme des aimants qui s'attirent et se tiennent à distance respectueuse - force, alors, de la main dans la main, comparable à la plus enlacée des étreintes. Ce peu de mouvement doit être incroyablement fatigant pour les chanteurs, forcés de se concentrer, concentrer leur corps, leur voix, pour canaliser et déployer l'énergie qui tire la tension de l'attention. Si cette mise en scène est statique, ce ne peut être qu'à la manière de l'électricité.
Comme le bleu électrique du cyclo, dont on module l'intensité lumineuse : il se met à vibrer lorsque Mélisande respire le large, pâlit jusqu'au blanc quand Golaud surprend les innocents amants, et sombre à nouveau sur la forêt et le château. Ce bleu est un élément dont on ne sort pas, il baigne l'histoire, en baptise et noie les personnages, transformant Mélisande en ondine grave et riante. Autant le bleu Klein me paraît une vaste blague, autant le bleu Wilson rend l'opéra lumineux. C'est un peu fatigant à soutenir pour les yeux, certes, surtout après une journée entière de rétroéclairage face à l'écran, mais c'est beau. Beau avec la belle occlusive du b, à balancer comme un juron. Enfin une mise en scène esthétique, puissamment esthétique, c'est-à-dire intelligente.
L'anneau, par exemple. Au bord de la fontaine en compagnie de Pelléas, Mélisande joue avec l'anneau que lui a donné Golaud et le laisse tomber, comme un fait inexprès. Et cet anneau, qui n'est pas la fidélité -- car Mélisande, n'étant jamais fidèle à elle-même, ne peut pas tromper -- se trouve projeté au fond de la scène bleue comme au fond de l'eau, comme un soleil aussi. Aussi lumineux que Pelléas, pierrot lunaire. Curieusement, le blanc oscille entre clarté et vérité plus sombre, dangereuse. Pelléas est habillé de blanc, Golaud plus noir encore devant l'écran blanc, et Mélisande accouche et meurt dans ces mêmes limbes blanches. L'innoncence est ici grave ; il faut être enfant, il faut être Yniold (formidable Julie Mathevet, devenue Julien sur le site de l'ONP), hissé sur les épaules de son père jusqu'à la fenêtre, pour le voir. Pelléas et Mélisande eux-mêmes sont des enfants, Golaud le dit bien, et pourtant cela ne minimise rien. Ni l'amour distrait de Mélisande pour Pelléas, ni la douleur de Golaud. Lorsque celui-ci tue son frère, il tue l'innocence et créer rétrospectivement une histoire d'adultère là où il n'y avait rien, rien que chasteté à l'égard de l'amant, et attention dévouée envers le mari, dont elle est enceinte (en sainte). Improbable grossesse, grossière erreur : Mélisande expulse l'enfant qui était en elle, et meurt de ne l'être plus.
L'anneau, la fontaine, la mer et l'enfant, tout cela serait mièvre si la mise en scène le représentait naturellement. En passant ainsi par le symbole, Robert Wilson nous donne la signification plutôt que l'explication - évocation du mystère, invocation de la poésie. Rha, Debussy... Philipe Jordan et l'orchestre sont acclamés après l'entracte comme si le rideau venait de tomber, et les saluts ont été une explosion, comme si la salle retenait, frustée, ses applaudissements depuis le début de l'année.
A lire : l'interview d'Elena Tsallagova sur Altamusica, où elle parle de son passage de la danse à la musique, de la production, "qui est presque une chorégraphie", et de son personnage en point d'interrogation, pour lequel elle s'invente "non pas une, mais plusieurs histoires, ce qui [lui] permet d'avoir plusieurs couleurs" car "la beauté de son caractère tient à ce qu'elle peut se comporter tantôt comme une enfant, tantôt comme une femme. Elle change sans cesse, avec la musique. Elle répond sans réfléchir aux questions qui lui sont posées. Personne ne saura la vérité, car elle ne la connaît pas elle-même."
19:10 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : opéra, bastille