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04 mars 2012

Gershwing

Raphsody in Blue et le concerto pour piano en fa majeur sont, avec le Boléro de Ravel, La Mer de Debussy et les nocturnes de Chopin, les classiques que j'ai écouté en boucle quand j'étais petite. Il devait bien y avoir une Walkyrie et un Danuble bleu qui trainaient, mais ces extraits-là ne l'ont pas souvent été de leur pochette. Tandis que Gershwin...

Les premières minutes me plongent dans un abyme de perplexité. Je ne reconnais rien et commence à me demander si la version que j'avais ne serait pas tronquée. J'attends un mouvement, dès fois que le deuxième soit plus familier, mais je dois me rendre à l'évidence : l'ordre du programme a été chamboulé. Quelques pages tournées m'apprennent que le bar jazzy où le violon solo penche son instrument comme s'il voulait donner un coup sur l'épaule d'un camarade de whisky se trouve dans le quartier de Catfish Row. Quant aux chansons de Porgy, revenues d'un lointain saloon, j'imagine qu'elles sont parties avec la fugue, chassées par l'ouragan (Hurricane) qui fait rage. Mauvaise estimation, un nouveau mouvement commence après celui qui, d'après mes calculs, aurait du clore le morceau. Je rétrograde, réatribue à la Fugue la course musicale à la West Side Story et prend le temps de savourer un Good Mornin' ensolleilé de cymbales. C'est que j'aime bien être en phase avec les mouvements, histoire de laisser mon imagination gambader dans le bon pré carré. Après la lecture du programme, il s'avère que tout ça est un remix de l'opéra Porgy and Bess et qu'il y a de l'acte III avant le II. Bref, j'ai bien fait de sautiller d'une fesse sur l'autre, c'était tout de même l'essentiel.

La musique de Gershwin, c'est l'essence du petit pois sauteur. Dans Rhapsody in Blue, il rebondit partout sur les affiches de Broadway et annonce, filmé en contre-plongée, un groupe de danseurs qui remontent l'avenue à grandes enjambées de crabe, buste en arrière. Très précisément. Les jambes en avant, précipitées par le rythme, le buste qui suit avec juste ce qu'il faut de retard pour un bon crescendo. C'est une ville chewing-gum qui s'étire comme un glissando de trombone à coulisse ; les gratte-ciel se dressent de part et d'autre du clavier promu chaussée à cause du passage piéton de ses touches blanches. Parfois le pois sauteur rentre et se pose dans un bar, mais ça ne dure pas longtemps, les glaçons au fond du verre se mettent à tinter et c'est reparti avec tout le tremblement.

A la fin du morceau, pourtant, je ne sais toujours pas si j'apprécie ou non Stefano Bollani. Pas tant à cause de l'élastique rouge dans ses cheveux et de ses chaussures simili-baskets à lacets bleues et blanches, blanches surtout, de part et d'autre de son costume noire, que de son interprétation qui est justement cela : une interprétation. A force d'avoir écouté et réécouté une seule et même version, elle s'est imposée comme vérité unique, et le moindre décalage me paraît pencher dans le faux. Le pianiste me mange des notes, j'en suis sûre, il les gobe toutes rondes sans les avoir enfourchetées d'un accord sonnant et trébuchant. Ma bienveillance s'éveille lors d'un passage plus soft où les accents qu'il a intervertis font entendre tout autre chose : une phrase dont les mots, à peine lâchés, sont rattrapés ravalés par l'homme qui a juste parlé et devance de fait l'assourdissant silence. Maintenant tout s'explique, j'ai retrouvé mon CD, il a été enregistré par les sœurs Labeque (jeunes) qui, j'ai cru comprendre, ne sont pas réputées pour être des modèles de délicatesse...

Le concerto pour piano en fa majeur ne s'est pas incrusté en moi note à note, et du coup je m'éclate avec le pianiste. Je ne vois plus son front de footballer, seulement son mini-catogan de gars cool. Et ses mains, grâce aux retardataires qui sont arrivés à l'entracte et ont récupéré les places où Palpatine et moi avions fui le monsieur nauséabond censé être mon voisin pour la soirée. Le genre à s'être rendu compte avant de partir du boulot qu'il sentait la transpiration (ça arrive... à coup sûr quand on ne change pas de fringues tous les jours) et à s'être dit qu'on ne verrait pas la différence entre un déodorant et le désodorisant des toilettes. Il ne l'a peut-être pas vue, mais je l'ai sentie. Au final, l'odeur chimique diffusait bien plus qu'elle ne masquait l'odeur initiale. Tellement insupportable que j'ai pris le risque de me relever alors que les musiciens étaient déjà assis et la salle (quasi)complète. Parfois j'ai l'impression que plus les gens ont du fric, moins ils savent vivre ; c'est plus la basse-cour en première catégorie qu'au poulailler. Mais concentrons-nous, concerto fou.

Gershwin indique que « le premier mouvement utilise le rythme du charleston ». Je vous l'avais bien dit : c'est le pois sauteur ! Le pianiste reste souple sur les genoux, et se lève à l'occasion. Dans l'œil de la tempête, il tourbillonne en silence, les yeux fermés, je l'imagine de dos, et s'abat d'un coup pour prendre l'accord par surprise. Plusieurs fois sa main gauche poursuit la droite, repliée au-dessus en arc de cercle comme s'il composait son code secret à l'abri des regards indiscrets. Et quand la main droite est acculée au bout du clavier, elle se retire plus promptement que d'un métier à tisser. Paf ! Stefano Bollani joue avec sa tête, avec ses épaules, son menton... son coude, même, en bis, et il jouerait avec son nez s'il pouvait. Gershwin voulait du feeling, il est servi ! Et on se ressert avec les bis, des improvisations endiablées que le pianiste fait semblant de nous refuser la première fois, se relevant alors qu'il n'est même pas encore assis sur son tabouret, et nous offre généreusement ensuite, transformant ainsi la fin du concert en récital.
 

Mercredi, c'était ravioli Klari, Joël et Laurent (qui m'apprend que Rhapsody in Blue s'est bel et bien pris quelques bleus - tout s'explique, bis).

29 février 2012

Janáček, notes intimes dans les brumes

J'ai voulu garder ce concert pour moi. Comme un secret : les musiciens n'ont joué que pour moi et la poussière qui flottait dans le chapiteau vide des Bouffes du Nord. Peut-être aussi mon arrière-grand-mère, qui flottait par là à travers le parfum que portait ma voisine. Habanita de Molinar. Grincements de chaises dépliantes, éboulis de métal et sonnerie de téléphone matée par le violoncelliste sont seulement le signe qu'une foule de fantômes habite l'endroit. De chaque côté de la béance centrale, les murs montent en rouge brique et tombent en ocre décrépi, envoient leur poussière d'or veilli sous le dôme de la piste. Un fragment d'autrefois, comme une église désertée par son dieu, soulagée de la dévotion. Un mystère de cirque antique. Un lieu que Janáček peut visiter. Le quatuor de David Grimal, Hans-Peter Hofman (violons), David Gaillard (alto), Xavier Philips (violoncelle), rejoints par Alain Planès (piano), l'y a invité et ils jouent, en petit comité. Parfois la conversation cavalcade, les violons se coupent la parole. Parfois aussi, comme si l'ivresse et l'obscurité les berçaient, ils partagent leur solitude de tabouret.

J'entends ce qui se dit car, plusieurs fois pendant le concert, j'ai pris le grand fil de funambule qui pendait deux micros au milieu du théâtre et je suis descendue du balcon en tirolienne. C'est-à-dire quand ils ne s'en servaient pas comme filet pour faire passer par-dessus des bouffées de passé. Si vous n'en avez jamais imaginé, des bouffées de passé, cela ressemble à des morceaux de sucre. Un morceau de sucre projeté au-dessus d'un fil comme une cannette derrière un mur est une image incongrue, mais pas si loufoque après tout : les tigres ne se vaporisent pas aussi bien à travers les cerceaux. Puis s'il fallait s'arrêter à ça... On n'entendrait pas violon et alto se transformer en grillons. Ni le violoncelliste racler les cordes de son archet comme de la mousse au chocolat, à coups délicats de petite cuillère. J'adore entendre bruire la mousse au chocolat. Peut-être plus encore que le croquant de la bouchée qui se détache du mini Caprice des dieux sous la dent. Ce sont des petites notes prosaïques qui introduisent juste ce qu'il faut de couacs burlesques pour faire entendre la poésie. La métaphysique s'élance du corps et le compositeur tchèque y revient, sa pensée fait du trampoline du sol jusqu'au songe. Le présent disparaît et laisse place à la beauté qui émane du passé. On le revit dans la musique, absorbé. Lorsqu'elle se retire, on est débarqué sur la grève, à sec, expulsé de cette faille temporelle qui s'est refermée sur nos souvenirs. Le théâtre reparaît autour de nous comme une ruine dont on a déjà tout oublié. Le passé et sa musique se sont évanouis, on ne s'en rappelle plus que comme on l'a vécu : comme un souvenir.

Pour s'immiscer dans le passé, voici ceux de Klari, Palpatine et Joël.

26 février 2012

Le Projet Rodin, projection du désir

Maliphant et Melendili : tous ceux qu'il faut pour passer une bonne soirée. Le premier est un de mes chorégraphes favoris, la seconde une amie qui nous a trouvé des places au troisième rang. Plein centre, tant qu'à faire, pour s'en mettre plein les mirettes. J'ai tardé à faire cette chroniquette parce que je l'aurais voulue assez forte pour contrebalancer tous les avis négatifs ou mitigés que j'ai pu lire à propos de ce spectacle, dont je suis ressortie avec les lèvres un peu plus gercées que de coutume à force d'être restée à demi bouche-bée.

 

Le premier tableau s'ouvre par deux grands pans de tissu écartés par des danseuses-vestales. Tout est blanc, drapé : l'atelier d'un sculpteur endormi ou le monde antique qui y est remodelé. On y bouge à peine, à peine plus qu'une statue sous le regard du visiteur qui lui tourne autour. Des pas mais surtout des poses qui ne s'arrêtent jamais. On voudrait pouvoir saisir une attitude mais le mouvement est si fluide qu'il nous échappe. Comme la musique d'Alexander Zekke, aux mesures répétées mais jamais identiques. Juste après, voir juste avant... le désir grandit. Les danseuses glissent sur le grand terre-plein et en froissent le tissu de leurs jambes dénudées. Rondeur des genoux et de la naissance des fesses sur des corps frêles, elles se dérobent, à peine. On a envie de passer la main sur ces cuisses d'albâtre pour caresser le mouvement. De l'immobiliser tout en le sentant nous émouvoir. Regret de ce qui est, qui déjà n'est plus, qui déjà est autre – trop plein auquel la lenteur du geste ne nous a pas préparé, et que l'on ne peut retenir. On est submergé par le manque, manque du mouvement qui vient de se perdre dans ce corps en se transformant, en le transformant. Corps qui coule, cuisses, coudes, épaule, nuque et omoplates. On voudrait le tenir, le retenir. Le corps ou le mouvement, on ne sait plus. Pour la première fois, je comprends comment un homme peut désirer une femme.
 

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C'est quelque chose d'extraordinaire, d'impossible, de ressentir cet inversement des perspectives. Les premières fois où j'ai lu des récits à la première personne dont le narrateur est masculin, j'ai eu toutes les peines du monde à me couler dans ce je, dont je ressortais au moindre accord genré, un peu comme une illusion d'optique résiste à être regardée sous deux angles à la fois : angle saillant ou enfoncé, veille sorcière ou jeune femme, homme ou femme, il y en a toujours un qui s'impose à l'exclusion de l'autre. Aujourd'hui encore, en l'absence de tout indice, je est féminin, car je remplis toujours le je de moi, et ce n'est qu'au fur et à mesure que j'ôte de ce bloc de marbre ce qui n'appartient qu'à moi. De tous petits coups de maillets, comme ceux qui dégagent le corps noir et musculeux de l'immobilité où le danseur l'avait tenu. Le recroquevillent pour lui donner naissance. Voilà les muscles apparents comme des poignées de glaise juste ajoutées sur Nijinski miniature.
 

 
 

 

Au dieu de la danse, on a dérobé le feu : il rougeoie à présent les profils des trois danseuses au sommet du terre-plein, leurs trois bustes éclairés en contre-plongée, et, oxymore du désir, transforme leurs bras tantôt si fluides en flammes. Des coulées de lave. Totalement hypnotisantes. J'aurais pu regarder cela jusqu'à la fin du spectacle. Sans me lasser. Lascif. Entracte incisif. Seul capable de nous déloger de ce sommet où le désir s'anéantit. La sidération doit prendre fin si nous voulons nous dé-sidérer et à nouveau désirer.

Forcément, après avoir été délogé de cette ataraxie chorégraphique, on ne peut être qu'insatisfait. Les vestales se sont rhabillées, les danseuses reviennent en survêtement. Plus de danseurs torse nu. Plus de drapé qui déshabille la scène, le terre-plein est désormais nu, on dirait un skatepark. On regrette ce qui a disparu mais on ne voudrait pas arrêter ce qui vient. C'est un peu comme une relation amoureuse qui évolue : ni mieux, ni pire – autre. Entamée mais pas dégradée. Le changement est indispensable pour que ressurgisse le désir – désir de mouvement, sans équivoque cette fois, mouvement au-delà du geste, car ce n'est plus le poli et la chair de la sculpture que l'on explore mais son armature. La danse puissante des hommes, qui ressemblait à une capoeira au sol dans la première partie, comme si les sauvages de La Bayadère s'étaient lancés dans un combat tourbillonnant, retrouve de la hauteur. La formation hip-hop des danseurs apparaît clairement ; ils s'en donnent à cœur joie dans des sauts et des roulés-boulés acrobatiques. La dimension athlétique n'enlève rien à l'artistique, comme ce moment où un danseur est suspendu à l'horizontale, les pieds contre le mur de la rampe, la tête au creux de l'épaule de son partenaire – apesanteur et gravité inversées. Et toujours, même dans les rotations les plus lentes, même lorsque, dans la première partie, l'une des danseuses déroule sa nudité comme un modèle qu'on ferait pivoter sur un plateau rond, ce mouvement tourbillonnant qui fait tourner le temps en spirale. Au final, cette seconde partie, pourtant plus longue, s'exécute plus vite que la première, laquelle, par la force esthétique de son tableau, reste dans les esprits, enrichie par ce qui l'a suivie et qui en constitue en réalité le fondement. Comme si nous avions effleuré la surface de la sculpture avant de sentir que c'est sa structure qui lui imprime son mouvement.

 

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[Bâtons, armature, structure, sculpture]


Sexy as (the Gates of) Hell.

[En mémoire, aussi, le sourire surpris et heureux, vraiment chaleureux, du danseur tout à gauche sur la photo de Fab'.]

24 février 2012

La Dame de fer

Tout se passe comme si l'on avait voulu faire de La Dame de fer un de ces films de facture classiques à succès, un de ces films fermes comme des rôtis bien ficelés, qui semblent tenir tout seuls tant les ficelles sont à leur place, invisibles. La recette a visiblement été bien copiée, jusqu'à la touche d'assaisonnement : on retrouve une scène de travail de l'élocution, comme dans Le Discours d'un roi.
 

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[Au détour d'un plan ressurgit parfois Cruella.]
[Et il y a ce mouvement des lèvres qui me rappelle mon ancienne prof de danse... anglaise. Coïncidence ou logique mécanico-linguistique ?]
 

La performance de Meryl Streep n'a rien à envier à celle de Marion Cotillard, et ce nouveau biopic emprunte même à La Môme un ressort narratif qu'il utilise comme trame : tout comme l'amant de Piaf, le mari de Margaret Thatcher est filmé comme si de rien n'était, comme s'il n'était pas sorti de sa vie, de la vie. Le coup de folie ponctuel face au deuil impossible devient le signe chronique de la sénilité. C'est à partir des confusions de la mémoire que le film se permet des allers et retours dans le temps, retrouvant tout de même par les associations de situations le sens de la chronologie. Cela se découpe bien et c'est aussi tendre sous la dent que les temps sont durs.

A une bonne recette et de bons ingrédients, il faut pourtant le tour de main. Il y a bien le fer et le gant de velours, mais la main ? On voudrait être dirigé avec plus de poigne dans un parcours politique qui n'en a pas manqué. Là où J. Edgar montrait un personnage complexe, La Dame de fer ne fait pas dans la dentelle et l'on a parfois l'impression que cette fille d'épicier doit davantage son ascension politique à son entêtement qu'à sa volonté. La certitude d'être dans son bon droit, qui lui confère, comme à J. Edgar, un aplomb étonnant, se teinte de naïveté, et ses convictions n'ont alors pas grand mal à devenir dans la vieillesse des dogmes dont elle ne démord pas. Ceux-si sont tout de même l'occasion de quelques vérités bien frappées, comme lorsqu'elle déplore : people nowadays want to be someone, whereas we wanted to do something & they do not think, they feel.

Pour le reste... on se régalera du jeu de Meryl Streep, d'œufs à la coque et du délicieux Harry Lloyd dont je suis serais moi aussi tombée amoureuse.
 

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