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31 mai 2015

Soirée tchéquo-mozartienne

Jeudi soir, Palpatine et moi avons fait concert à part, lui à la Philharmonie 1, moi à la Philharmonie 2. Et non, rien de rien, je ne regrette rien, car j'ai passé une excellente soirée tchéquo-mozartienne en compagnie de Luce. Dès le début, ça dépote : si solidement campé sur ses deux jambes qu'il me fait penser à Horatius Coclès1, Vladimir Jurowski mène le Chamber Orchestre of Europe à la baguette. Son brushing impeccable, pointes vers l'extérieur, ne bouge pas d'un pli lorsqu'un accord du Double concerto pour cordes, piano et timbales de Martinů lui intime de se rassembler sur la seconde, jambes serrées comme un soldat au garde-à-vous, surpris par l'arrivée de son colonel. Le Czech power, c'est la qualité professionnelle pour vos cheveux oreilles.

Les couleurs tchèques sont également défendues par Mladi de Janácek, sextuor de vents où chaque instrument caquète, glousse, cancane et jacasse à son aise. Allez viens, ma poule, on va danser ! (Je me retiens de me dandiner sur mon siège.)

La transition grand écart avec Mozart est assurée par sa symphonie heureusement intitulée Prague. Je n'en ai pas de souvenir beaucoup plus précis qu'un état de mi-béatitude mi-hébétude, à cause de la fatigue (concert finissant à 23h20 !) et des divagations qui s'en sont suivies (la coupe de cheveux et les sourcils Hermione-like de la flûtiste m'ont fait dériver, via le souvenir d'un tweet sur Emma Watson, vers des considérations mi-féministes mi-fumistes).

J'étais bien plus concentrée pour le premier Mozart pré-entracte, Concerto pour piano n° 24. La disposition des musiciens m'a semblée originale, avec les contrebassistes toujours debout, et les vents rassemblés côté cour ; on les voyait ainsi onduler de profil, plongeant et se redressant au gré des phrases musicales, comme si leur instrument était vivant et qu'il fallait tantôt le suivre tantôt le contrer pour mieux canaliser ses embardées serpentines. Au milieu, sur sa chaise sans confort : Radu Lupu, pépère. Pas la peine de s'en faire, pas la peine de s'agiter, pensez-vous, la musique est déjà là, il suffit d'effleurer quelques touches pour la raviver, comme un souvenir un peu enfoui qu'on découvre intact en s'y repenchant. On s'étonne de ce que les émotions, déjà vécues, soient si vives, si neuves – si paisibles aussi : le toucher de Radu Lupu est aussi doux qu'on imagine sa barbe nuageuse l'être. Il joue du piano l'air de ne pas y toucher et, en deux temps trois mouvements et bouts de ficelles, vous fait le concerto le plus merveilleux qui soit. Indulgent, il passe outre nos applaudissements d'enfants gâtés, qui réclament un bis, et nous en offre un : c'est Noël.

 

1 Vieux souvenir de version latine, où Tite-Live raconte comment le héros romain a défendu seul un pont attaqué avant de se jeter dans le Tibre pour rejoindre les siens à la nage sous les flèches ennemies. Les voies des associations d'idées sont impénétrables.

25 novembre 2013

Souvenirs en sourdine

Mozart / Bruckner

Mon souvenir du concerto s'est amalgamé à d'autres, qui, répétés, mélangés, oubliés forgent l'imaginaire d'un compositeur, qui fera dire : c'est du Mozart, comme on dirait : c'est du chocolat et de la pâte d'amande, en croquant dans une Mozartkugel. Avalé, on n'en a pas de souvenir plus précis que : c'était bon ; il faudra en goûter à nouveau pour en retrouver la saveur.

L'effet que m'a fait la messe de Bruckner, en revanche, je m'en souviens beaucoup plus distinctement. Par pur préjugé onomastique, j'ai longtemps renâclé devant ce compositeur. Et puis : la messe. Un Léviathan spirituel qui vous fait sentir appartenir au chœur des chanteurs et des hommes, qui doutent souvent, sombrent et souffrent parfois mais sont toujours soutenus, sans cesse soulevés, entraînés par cette foi moins divine qu'humaine, divinement humaine, qui tire sa force et sa beauté de sa fragilité même. Je découvre ce qu'est une communion, une comme union, une presque union qui vous comprend sans jamais vous perdre dans le tout, lequel se dissoudra plutôt que de risquer de vous écraser – une gigantesque vague se brisant d'elle-même en innombrables gouttes d'écume.

 

 Mit Palpatine

 

Bartók / Janáček

À la recherche du concert perdu. Bartók / Janáček : si je l'ai noté sur mon post-it à chroniquettes, c'est que j'y ai assisté.

Le brainstorming donne :

trous : 1 / mémoire : 0

La recherche sur le blog de l'Orchestre de Paris :

résultats : 78 / résultat : 0

Nombre de pages d'archive sur blog de Palpatine :

Lola : 14 / Bartók : 4 / Janáček: 3 / Bartók-Janáček : 1 dont 0 concordance

Le googlage Klari + Bartók + Janáček me renvoie chez Joël, qui remporte donc la palme du blogueur le plus assidu (concert du 22 février, par Radio France – je pouvais toujours chercher du côté de l'Orchestre de Paris). Une petite vérification sur Wikipédia1, un brin de reconstitution, un soupçon d'imagination et voilà la Sinfonietta avec sa rangée de trompettes à la place du chœur. Ouf !

 

Mahler

Mahler, alors qu'il s'agissait en réalité de Sibelius / Chostakovitch / Malher : c'est dire si « la mahlerisation souristique est en marche ». Toute la symphonie pourrait se résumer en une image : le lutin Paavo Järvi, agitant sa baguette comme un chef de chantier agiterait les bras pour diriger la manœuvre, fait surgir un immense tronc d'arbre de terre, un tronc géant, façon géant de la mythologie germanique, une colonne d'écorce volcanique, qui jaillit en continu dans un tremblement de terre formidable – force tellurique qui n'est pas sans rappeler l'iconographie et la temporalité des mangas...

 

Détail d'une capture d'écran de Dragon Ball (je crois)

 

25 septembre 2013

Mythologies : Μακρόπουλος

L'Affaire Makropoulos me rappelle Vente à la criée du lot 49 : embarqué dans une histoire complexe d'histoires intriquées, on se concentre pour essayer de ne pas perdre le fil mais lorsqu'on s'aperçoit qu'il y a en quantité et qu'on ne fait que resserrer un peu plus le mystère à chaque fois qu'on en tire un, on commence à lâcher prise. Dans cette histoire d'héritage qui traîne depuis un siècle, pleine de fils plus ou moins légitimes, de fils naturels, de maîtresses, d'amantes et d'épouses sur trois générations, je finis par me laisser porter par la musique et cette curieuse femme qui semble les connaître toutes, tout comme elle connaît les surnoms de chacun de ces hommes. Sans schéma pour identifier Bertik à Albert, Pepi à je ne sais qui et savoir qui est l'arrière-grand-père de qui, advienne que pourra. Dans l'opéra de Janáček comme dans le roman de Thomas Pynchon, il s'avère que l'on a fait exprès de nous embrouiller et que l'on a fort bien fait de ne pas s'en formaliser.

La vérité n'éclate pas, prononcée dans le silence après une explosion qu'on aurait pensé triomphante. Ελίνα Μακρόπουλος. La vérité, c'est qu'il n'y a pas d'explication, pas de verbe, seulement une évidence, un nom – étranger, comme la vérité, toujours étrange. Le prompteur l'écrit d'ailleurs en grec alors qu'il s'affichait jusque là dans l'alphabet occidental, comme pour redonner son étrangeté au trop bien connu. Elina Makropoulos est Emilia Marty, est Eugenia Montez, est Ellian MacGregor. Elle est née en Grèce en 1575. Fille d'une longue tradition mythologique et d'un père jeté en prison pour charlatanisme, elle a reçu de ce dernier une immortalité de trois cents ans1 après que l'empereur, à laquelle elle était destinée, a demandé la preuve de cette formule de jouvence – malheureux qui demande des preuves au lieu d'accorder sa foi ! Tout comme l'avocat de McGregor, c'était manifestement « un esprit pratique, qui ne prend pas en compte les miracles ».

Le miracle ne semble pourtant pas se considérer comme tel. Après avoir passé trois cents ans à en paraître seize, Elina s'est mise à vieillir et, la mort approchant, essaye de remettre la main sur la formule mais il semblerait que ce soit plus par instinct de survie plus que par réel désir de vivre. À fréquenter des générations d'hommes, elle a accumulé une expérience qui ferait paraître candide le plus libertin des hommes, les a attirés, manipulés, en a aimé un, aussi, mais de son propre aveu, on se lasse d'être bonne comme d'être mauvaise.

Les mues successives de toutes les femmes qu'elle a été, mortes les unes après les autres, en ont fait la femme par excellence et le mythe a pris le pas sur sa personne. Elle n'est pas encore morte qu'elle est déjà un souvenir, un peu comme Marilyn Monroe, à laquelle l'identifie le metteur en scène. Aux images d'archive projetées pendant l'ouverture, répondent les rôles et les perruques par lesquelles Emilia-Elina convoque l'image de la star – le King Kong géant assurant le spectaculaire. Au milieu de tous ces rôles, tous ces personnages, toutes ces femmes, on a perdu Elina – qui ne revient à elle que pour mourir enfin. Se noyer dans les lumières nocturnes d'une piscine tandis que les hommes restent au bord de la rambarde, comme des mafieux sur le pont d'un bateau. Fin de la projection.

 

Vers la fin de l'opéra, Elina dans la piscine

 

Qui veut vivre pour l'éternité ? C'est poignant, cette énergie que l'on met à en faire une question rhétorique, à se prouver que l'immortalité n'est pas souhaitable. À accepter d'être mortel, malgré les mythes et les stars, grâce aux mythes et aux stars. On y met beaucoup d'énergie parce que l'on sait que l'on ne s'y résignera jamais vraiment2 : pourquoi, sinon, l'affaire Prus-MacGregor serait-elle devenue l'affaire Makropoulos ?

 

 

1 Même l'immortalité est à durée limitée, maintenant – je ne sais pas si vous voyez la précarisation de l'emploi divin. La modernité, je vous jure...

2 Čapek, à l'origine du livret, « l'envisageait sous l'angle de la comédie », tandis que Janáček, qui continue d'instruire l'affaire Prus-MacGregor jusqu'à épuisement, connaît les ressorts de cet optimisme désespéré et donne à l'oeuvre « la profondeur d'une tragédie personnelle ».

29 février 2012

Janáček, notes intimes dans les brumes

J'ai voulu garder ce concert pour moi. Comme un secret : les musiciens n'ont joué que pour moi et la poussière qui flottait dans le chapiteau vide des Bouffes du Nord. Peut-être aussi mon arrière-grand-mère, qui flottait par là à travers le parfum que portait ma voisine. Habanita de Molinar. Grincements de chaises dépliantes, éboulis de métal et sonnerie de téléphone matée par le violoncelliste sont seulement le signe qu'une foule de fantômes habite l'endroit. De chaque côté de la béance centrale, les murs montent en rouge brique et tombent en ocre décrépi, envoient leur poussière d'or veilli sous le dôme de la piste. Un fragment d'autrefois, comme une église désertée par son dieu, soulagée de la dévotion. Un mystère de cirque antique. Un lieu que Janáček peut visiter. Le quatuor de David Grimal, Hans-Peter Hofman (violons), David Gaillard (alto), Xavier Philips (violoncelle), rejoints par Alain Planès (piano), l'y a invité et ils jouent, en petit comité. Parfois la conversation cavalcade, les violons se coupent la parole. Parfois aussi, comme si l'ivresse et l'obscurité les berçaient, ils partagent leur solitude de tabouret.

J'entends ce qui se dit car, plusieurs fois pendant le concert, j'ai pris le grand fil de funambule qui pendait deux micros au milieu du théâtre et je suis descendue du balcon en tirolienne. C'est-à-dire quand ils ne s'en servaient pas comme filet pour faire passer par-dessus des bouffées de passé. Si vous n'en avez jamais imaginé, des bouffées de passé, cela ressemble à des morceaux de sucre. Un morceau de sucre projeté au-dessus d'un fil comme une cannette derrière un mur est une image incongrue, mais pas si loufoque après tout : les tigres ne se vaporisent pas aussi bien à travers les cerceaux. Puis s'il fallait s'arrêter à ça... On n'entendrait pas violon et alto se transformer en grillons. Ni le violoncelliste racler les cordes de son archet comme de la mousse au chocolat, à coups délicats de petite cuillère. J'adore entendre bruire la mousse au chocolat. Peut-être plus encore que le croquant de la bouchée qui se détache du mini Caprice des dieux sous la dent. Ce sont des petites notes prosaïques qui introduisent juste ce qu'il faut de couacs burlesques pour faire entendre la poésie. La métaphysique s'élance du corps et le compositeur tchèque y revient, sa pensée fait du trampoline du sol jusqu'au songe. Le présent disparaît et laisse place à la beauté qui émane du passé. On le revit dans la musique, absorbé. Lorsqu'elle se retire, on est débarqué sur la grève, à sec, expulsé de cette faille temporelle qui s'est refermée sur nos souvenirs. Le théâtre reparaît autour de nous comme une ruine dont on a déjà tout oublié. Le passé et sa musique se sont évanouis, on ne s'en rappelle plus que comme on l'a vécu : comme un souvenir.

Pour s'immiscer dans le passé, voici ceux de Klari, Palpatine et Joël.