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25 mai 2014

Les Capulet et les Montaigu

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Photo Ch. Pelé

Bien sûr, dans Les Capulet et les Montaigu, il y a Roméo et Juliette. Mais ce n'est pas l'essentiel, ce n'est pas l'histoire d'amour qui est au centre de l'opéra de Bellini, ce ne sont pas deux individus mais deux familles et, moins encore que deux familles, deux clans, deux clans masculins pris dans une guerre dont ils n'arrivent pas à sortir, pas même Juliette, à qui Roméo propose de fuir, et qui se trouve prise au piège de l'honneur, cet honneur masculin, viril, cet honneur macho et princier, qui nous rappelle pourquoi Roméo et Juliette ne pouvaient qu'être italiens. Derrière les voix pures qui s'élèvent, on entend les remous d'une époque, d'une société, toutes vicissitudes qui sont peintes à grands traits vibrants dans la musique de Bellini et sur les hautes palissades qui ne sont pas la moindre des beautés de la mise en scène de Carsen, avec ses duels au ralenti et sa gerbe d'épée et de sang initiale, avant que les membres du clan Capulet viennent un à un retirer leur Excalibur, fiers et résignés. C'était magnifique.

Mit Palpatine

21 mai 2014

De la musique après toute chose

Deux ans après avoir découvert Orphée et Eurydice de Gluck/Pina Bausch, rien n'a changé : le Tanzoper est toujours supérieur au Tanztheater, Muriel Zusperreguy est toujours rayonnante, le combo tablier-minishort me fait toujours apprécier ces messieurs et les robes de deuil translucides de ces dames seins nus émoustillent toujours autant Palpatine. Tout a changé : Alice Renavand a laissé la place à une Marie-Agnès Gillot qui ne m'émeut plus beaucoup, le manque de maturité de Florian Magnenet provoque des visions de Saint-Sébastien en couche culotte et Gluck a pris le dessus sur Pina Bausch1. Les errances des danseurs ne m'absorbent plus tout entière, je les laisse errer, c'est la vie, et mon regard se met lui aussi à errer, dans la salle, remplie de petits bâtonnets sagement alignés ; dans la fosse, entre la flûte un peu épaisse presque sous moi et plus loin, qui me fait face, la contrebasse lancinante ; et au milieu, dans ce grand vide empli de musique qu'est une salle en plein spectacle.

Avec une loge et des feuilles d'acanthe devant nous, Palpatine et moi sommes un peu comme Orphée et Eurydice, la main devant l'œil ; à Garnier, avec une place à 45 € (par l'Arop ; 70 € au tarif normal), il ne faut pas espérer voir plus des deux tiers de la scène. Il n'y a pas longtemps encore, cela m'aurait terriblement frustrée. Je ne sais pas si c'est mon goût ou moi qui mûrit, si je deviens un peu plus patiente, ou plus résignée, si je me suis « opératisée » ou si c'est simplement à mettre sur le compte d'un désintérêt pour le couple de solistes, mais la danse m'est apparue comme une mise en scène agréable sans être indispensable. J'ai laissé les danseurs à leurs errances pour m'emplir de cette musique qui soulage. On ne sait pas exactement de quoi au juste2, mais elle soulage. Serait-ce une vertu de la musique baroque que d'exprimer la peine pour la faire disparaître dans un soupir ? On se met à respirer, l'âme étirée, et la salle entière, obscure et sereine, devient notre cage thoracique. Moi aussi, finalement, je me serais bien mise à danser.

 

1 Cela les défriserait de mettre un prompteur avec des surtitres, à l'Opéra, d'ailleurs ?
2 Si je n'étais pas si jeune, je dirais peut-être qu'elle soulage de la vie quotidienne, lente, aveugle et vaine comme la remontée d'Orphée et d'Eurydice.   

27 avril 2014

Tristan und Isolde

On n'échappe pas à son destin : si la servante d'Isolde n'avait pas interverti les filtres, Tristan et Isolde auraient bu le poison et seraient mort ; ils boivent à la place le filtre d'amour et, au final, embrassent la mort – la seule différence, ce sont les quatre heures d'opéra que cela prend. Quatre heures durant lesquelles on se bousille le cou et les yeux pour lire les surtitres1 et ne rien perdre d'un livret extrêmement riche. Autant vous le dire tout de suite, c'est peine perdue : si les wagnophiles revoient inlassablement leurs classiques, c'est bien parce que l'opéra nécessite plusieurs écoutes. Quand on est néophyte, on s'extasie pendant toute l'ouverture puis on surnage comme on peut, espérant secrètement à l'ouverture de l'acte suivant que les chanteurs ne se remettent pas à chanter et laissent ce putain de cor nous réjouir de tristesse.

Évidemment, les chanteurs se remettent à chanter, et pas qu'un peu. Alors, après le je ne suis pas un héros (mais un jeune suffisamment ignorant pour ne pas évaluer et craindre le danger) de Siegfried, on passe à l'ultime démystification : l'amour est un poison qui coule dans nos veines car le parfait amant est un amant mort. Pour être éternel, il faut se soustraire au temps et quoi de plus efficace pour cela quand on est un homme que la mort ? De cette logique implacable découle une inversion symbolique du jour et de la nuit. Cette dernière, que le sommeil rapproche de la mort, devient le temps de la vérité, celui d'une vie vécue à l'abri du mensonge et de l'hypocrisie sociale du jour. Les Romains qui sommeillent en nous ne peuvent s'empêcher de frémir et tentent de se rassurer en se rappelant que tout cela résulte d'un amour artificiel2, empoisonné. Comment, pourtant, ne pas voir la lumière ainsi faite sur notre part d'ombre ?

Il y a bien en chacun de nous, je crois, un désir de fusion, une envie de se perdre dans l'autre, qui, si elle nous soulage un temps de nous-même, risquerait de nous perdre. Dans l'abandon amoureux, que l'on est tenté de résumer aux soupirs de la belle qui s'est enfin rendue à l'homme qui la courtise, il y aussi cette tentation d'en finir avec soi, que l'on désire et redoute à la fois (et que pour ne pas voir, on taxera de pudibonderie). Sous l'action du filtre, Tristan et Isolde ne la craignent plus ; ils l'embrassent. L'aspiration à l'amour, habituellement associé à la vie, ne serait-ce que par son caractère reproducteur, devient aspiration vers la mort. Cela est parfaitement rendu par une image de Bill Viola où le soleil aperçu à travers les frondaisons finit par avaler l'écran de sa lumière aveuglante – trop-plein de vie qui efface tout.

Pour le reste, j'avoue ne pas avoir trouvé un grand intérêt aux projections du plasticien-cinéaste : alors que la lenteur aurait pu transmettre le sens de la métamorphose comme c'est le cas dans les spectacles d'Amagatsu, elle ne sert la plupart du temps qu'un symbolisme un peu creux, qui n'apporte pas grand-chose à l'opéra. Le seul autre moment qui m'a frappé comme en soulignant le sens et la richesse est la remontée de Tristan vers la vie, poussé par une éruption de bulles (le feu et l'eau fusionnent comme la vie et la mort). C'est la traduction visuelle et poétique du moment où l'on émerge du sommeil jusqu'à la conscience (quand cela fait pop et que l'on entend soudain le bruit extérieur, comme si on nous avait débouché les oreilles), phénomène miniature de la remontée de Tristan vers la vie, contre laquelle il résiste comme on résiste quand on sait qu'il n'est pas l'heure de se lever, qu'on est encore fatigué et qu'il est bien trop tôt pour se réveiller. Tristan lutte, il ne veut pas plus de cette vie mortifère que Buffy à la saison 6, lorsque ses amis la ressuscitent et l'arrachent à l'apaisement qu'elle avait enfin trouvé. Ce retour à la vie néfaste fait apparaître la mort du couple comme un soulagement : à jamais unis par le et du mythe3, Tristan et Isolde ont fusionné et par cette fusion se sont l'un l'autre libéré d'eux-mêmes, Tristan dissous en Isolde, Isolde en Tristan.

(Contrairement à ce que j'avais cru à l'écoute du deuxième acte en concert, l'opéra n'est pas inhumain : la pulsion de mort, si pesante qu'Eros est écrasé par Thanatos, Wagner nous offre de la mettre à distance grâce au premier acte où il est clair qu'Isolde en veut à Tristan, qu'elle veut sa mort comme la sienne pour mettre fin à la situation « honteuse » et inextricable dans laquelle elle se trouve. Filtre d'amour, filtre d'oubli, on peut refouler en paix.)

 

1 Porter des lunettes s'avère doublement handicapant : 1° si l'on ne bouge que l'œil, le surtitre est pile derrière la monture, on est forcé de renverser la tête ; 2° la vidéoprojection se diffracte largement sur les verres pourtant anti-reflet – de quoi vous faire aimer encore plus Bill Viola.

2 Tristan et Isolde réécrivent l'histoire (si Tristan l'a promise à son roi, c'est qu'il voulait pour elle ce qu'il y a de plus grand) mais quel couple ne le fait pas ? L'amour est avant tout une histoire, qui a d'autant plus de réalité qu'on se la raconte l'un à l'autre – et à ceux qui nous entourent.

3 Il y a tout un passage de réflexion grammaticale qui m'a rappelé les extraits de réflexions théologiques médiévales et aristotéliciennes que j'ai pu voir en philo (pour ne pas faire dans la dentelle : est-ce que l'argument « si Dieu est grand, Dieu est » peut prouver l'existence de Dieu ?).

19 avril 2014

Otello à cor et à cri

J'irais bien à Murano. Ce souvenir private joke1 de Venise est la première chose qui m'est venue à l'esprit lorsque le rideau s'est levé sur un lustre façon verre de Murano. C'est à peu près le seul élément notable de la mise en scène de l'Otello présenté au théâtre des Champs-Elysées et, n'était le massacre de chaises au dernier acte (je prie pour ne jamais me réincarner en chaise de théâtre), on se rappellerait avoir connu des versions de concert plus animées. Pour une fois, le tiers manquant de la scène ne m'a pas manqué plus que cela.

Scène vide, mise en scène statique, flat characters chantés par des personnages en chair et bonus diva, je crois que je ne m'étais jamais autant approchée de la caricature – il faut dire que je m'étais toujours méfiée des opéras italiens jusque-là. Quitte à faire hurler les mélomanes, autant avouer que j'ai eu l'impression de voir les Feux de l'amour à l'opéra, version ritale, avec ego de coq et scooter dans la ruelle : aussi extrêmes soient les manifestations de leurs sentiments, Otello, Desdemona et Rodrigo ont la maturité émotionnelle d'ados de 15 ans – Desdemona finira d'ailleurs par taguer le mur de sa chambre.

Pourquoi, alors, n'a-t-on pas envie de partir à l'entracte ? La musique. Non pas les instruments d'époque, qui se mettent parfois à barrir (cors ?) ou à émettre des sifflements stridents (flûte ?), mais la partition de Rossini, qui nous emporte aussi bien que le ferait aujourd'hui une comédie musicale bien menée2, avec en prime un trio de chanteurs (John Osborn, Cecilia Bartoli, Edgardo Rocha) qui n'ont pas froid aux yeux ni à la gorge. Même la voisine ultra-élégante de devant swinguait de la tête. Après la Petite messe solennelle, Otello me conforte dans mon envie de découvrir Rossini – peut-être ne commencerai-je pas par l'opéra, voilà tout.

 

1 Phrase prononcée devant à peu près chaque lustre en verre de Murano vu à Venise, jusqu'à ce qu'on prenne le vaporetto jusqu'à l'île de Murano – très mignonne au demeurant. 

2 Je verrais bien John Osborn, Otello en tenue de militaire-garagiste, dans un remix de Top Gun : sa démarche aux saluts collait parfaitement.