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09 septembre 2012

Capriccio, en allemand dans le texte

Cette année, j'ai pris peu de places de spectacles, donc je saute sur les occasions. La séance de travail de Capriccio en était une belle, surtout qu'elle ressemblait fort à un filage. J'aime l'ambiance du théâtre en pleine journée, avec ses lumières nocturnes, les tables de répétition installées sur les fauteuils – depuis un certain temps déjà, en témoignent lampes, ordinateurs et papiers posés dessus –, les allées et venues des machinistes – et de tout un tas de personnes dont on ne connaît pas bien le rôle, sinon qu'elles concourent à orchestrer les répétitions... et les loges que l'on ouvre l'une après l'autre rien que pour nous, où l'on peut étaler ses affaires et se coller contre les parois en velours rouge, faire la grimace dans le miroir et espionner le couloir en remettant en place la petite voilette du gros œil de bœuf. Mieux qu'une chambre, une loge à soi, où le spectateur se prépare, au même titre que l'artiste, qu'il baille, gelangweilt, ou ne tienne pas en place sur son siège, voll Ungeduld – le trac du spectateur.

Je surprends des mots, comme des bribes de conversation, et je crois pouvoir suivre sans prompteur, mais le secret de l'opéra est bien gardé. Les chanteurs en T-shirt ou en abyme vocalisent naturellement leur dispute artistique et savante ; ils ne s'entendent pas mais se comprennent – tout le contraire de la souris ex-germanophone que je suis. C'est un dîner de grandes personnes où l'on commence à somnoler sur fond de sujets sérieux. Quand soudain, une annonce retentit : « Schokolade ! » Le dessert est servi, finie la sieste suite au bol de riz surmonté d'oignons, d'escalope de porc panée et d'omelette, le divertissement dansé à une seule danseuse constitue une excellente promenade digestive. Ragaillardie, j'écoute mieux, même si je n'y entends toujours rien – jusqu'à la fin, épiphanie énigmatique, où la chanteuse s'avance en robe de bal tandis que la salle recule jusqu'au petit foyer. L'opéra de Strauss s'est développé, la danseuse, dernière colonne, le retient un dernier instant à la barre avant que le rideau tombe et que le jour se fasse : il faut que je reçoive mon Pass jeune avant la fin des représentations. 

Mit Palpatine.

11 juillet 2012

J'étais là...

La souris se fait abeille pour butiner quelques souvenirs avant qu'ils ne soient fânés.

L'exposition Berenice Abbott au Jeu de Paume


 

En revenant de l'exposition, je soupçonnais très fortement que la photographie encadrée offerte par Melendili et les autres l'année dernière fût de Berenice Abbott : la grande avenue new-yorkaise où les voitures et le soleil semblent couler entre les buildings a tout des perspectives monumentales de cette Atget de la grosse pomme. Changing New-York a beau avoir été commandé par l'administration américaine dans une visée documentaire, le projet fait émerger des lignes graphiques puissantes ; ce sont les bâtiments plus encore que les habitants qui animent la ville - vide et vivante à la fois. On découvre aussi des photographies scientifiques qui confinent à l'art abstrait.

 

Celle-ci me fait penser au jeu du soltaire, lorsqu'on a terminé la partie et que les paquets de cartes rebondissent en cascade.

Mais dans l'ensemble, on reste un peu sur sa faim : les perspectives monumentales auraient mérité des tirages plus grands ; on reste en plan. J'ai presque été davantage fascinée par la sagesse qui émane du documentaire biographique diffusé à des spectateurs entassés et contorsionnés : loin d'être angoissée par le temps qu'elle pourrait chercher à rattrapper par la mémoire de la photographie, la vieille dame photographe sourit de son oeuvre ; elle semble avoir trouvé comment, elle sait vivre.

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Roméo et Juliette de Sasha Waltz

Interdiction de dire quoi que ce soit de cette séance de travail sur internet. Comme si l'on ne savait pas faire la différence entre une répétition et une représentation rodée, entre des petites failles qui nous rendent les artistes plus humains, et l'éventuelle faillite d'un spectacle. Comme si cela ne leur faisait pas de la pub que l'on en parle. Pour la peine, je n'ai rien dit du spectacle ; maintenant que le ballet/opéra a disparu de l'affiche depuis belle lurette, je veux bien m'en souvenir.

Depuis le premier balcon, sans jumelles, je ne reconnais pas Roméo : vu ses lignes et son ballon, cela ne peut guère être, par déduction, que Mathieu Ganio, mais il ne m'agace pas un seul instant, donc cela ne peut pas être lui. Et pour cause : il s'agit d'Hervé Moreau. Je n'aurais pas pu le reconnaître pour la simple et bonne raison que c'est la première fois que je le vois danser. Soudain, je comprends mieux pourquoi on en a tellement parlé. Classe, vraiment. Et Aurélie Dupont, forcément.


Hop, que ça saute.
Photo de Laurent Philippe, à retrouver dans le diaporama de l'Opéra.

Devant l'abstraction de ce ballet en noir et blanc, j'oublie Roméo, j'oublie Juliette. Jusqu'à la scène du bal : le tableau des mini-tutus dorés qui se lèvent au rythme des petits coups de cul mutins s'est inscrit dans ma mémoire comme un coup de triangle au milieu d'une symphonie. Le repas aussi : alors que tous les convives sont alignés et se baffrent de mets qu'ils sont seuls à voir, Juliette transgresse les conventions (théâtrales comme sociales) et s'avance dans l'espace de la table pour faire face à Roméo. Etonnant comme l'abolition de ce meuble imaginaire est plus onirique que le rêve même.

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Photo de Bernard Uhlig

Puis l'histoire s'efface à nouveau. Un coulée d'encre sur la panneau quasi vertical de la scène en reprend l'écriture. C'est l'encre de la lettre, du sang et de larmes qui en découleront. Les assauts répétés de Roméo avec l'obstination du ressac contre les rochers sont extrêmement poignants, et plus encore ses chutes infinies, bonheur qui lui glisse des mains, espoir qui crisse et dégringole, dans le silence du vide à venir.

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Photo de Laurent Philippe

Enfin, cette image du couple dans un cercueil lumineux (des galets pour un lit de rivière comme lit de mort), qui éclipse dans la mémoire les derniers choeurs des familles. C'est une image que ma mémoire a incorporé après-coup, car un petit souci technique a ressuscité notre Juliette, qui s'est allongée à côté de la fosse : où Shakespeare rejoint les stoïciens, et la faillibilité, l'humour ; il faut s'entraîner à bien mourir.



Photo de Bernard Uhlig

04 juillet 2012

Des oranges et des salades

Les filles naissent dans des roses et les garçons dans des choux, c'est bien connu. Mais saviez-vous que les princesses naissent dans des oranges ? Voici enfin, chers princes, un opéra qui vous aidera à trouver quartier à votre palais. Et si vous ne digérez pas l'orange, essayez donc d'embrasser un rat, qui est au prince ce que le crapaud est à la princesse.

Les Trois Oranges de Prokofiev est l'opéra le plus loufoque qui soit. Que des histoires à dormir debout, avec l'arbitraire narratif pour seul fil directeur : Fata Morgana, la méchante sorcière débauchée par Léandre et Clarice pour empêcher le prince de guérir de sa maladie hypocondriaque (sic) et d'hériter du royaume, ne parvient pas à prévenir son rire (qui, ici, ne corrige pas les moeurs mais la mélancolie) ? Qu'à cela ne tienne, elle l'enverra chercher les trois oranges dans les jupons d'une affreuse cuisinière, qu'il amadoue avec un ruban (de GRS), un peu comme Cerbère avec la harpe. Une fois ouvertes malgré l'avertissement d'un magicien de passage (c'est comme au Guignol, les personnages ont une mémoire de poisson rouge), les oranges jutent des princesses qui meurent aussitôt de soif. Sauf une, tenue dans les bras du prince, amer de se trouver en plein désert quand soudain : Ah ! tiens, de l'eau. Puis comme la princesse fait sa princesse et veut une robe royale avant de rencontrer son futur beau-père, la complice de Fata Morgana (noire - effrayant d'entendre quelques rires dans la salle répondre à un trait raciste d'époque) a le temps de transformer la princesse en rat, quand enfin, acabi acaba, la revoilà.

Vous n'avez rien compris à cette salade de fruits ? Qu'importe, cher ogre-spectateur, il y a plein de personnages à se mettre sous la dent : le prince, spécialiste des pas furtifs (Charles Workman est aussi bon d'un point de vue scénique que vocal) ; Léandre, le traître se service, déguisé en Monsieur Loyal ; Clarice, la dompteuse de Léandre, mauvaise fée verte habillée couleur cyanure : un vrai poison ; le roi de trèfle qui n'a pas quatre feuilles mais une couronne de travers et une barbe-bavoir en tissu, ce qui permet de s'y moucher ou de s'éventer ; le conseiller, avec une barbichette en escalier ; Trouffaldino, le bouffon pas drôle et poltron ; la méchante cuisinière, mixte de la reine de coeur de Wheeldon pour sa robe à roulette et de la bouchère pour le côté dégueu-sanguinolant, dont la louche légendaire (et par conséquent invisible) fait trembler quiconque s'en approche - sauf le prince, évidemment, ce qui donne lieu à une autre réplique culte : Moi, je ne crains pas la louche ! Encore mieux que la trempette.

Cela aurait été marrant, quand même, une louche-gourdin. Surtout que presque tous les personnages ont un crâne rond sur lequel elle s'emboîterait parfaitement bien. Tous les clowns, en fait ; et il y en a des clowns : des clowns techniciens, qui éclairent tout ce cirque ; des clowns au grand choeur qui commentent l'action de chaque côté de la fosse ; des clowns-clowns qu'on a dû débaucher dans une école du cirque, parce que leurs oranges ne sont pas des pokeballs à princesses mais des balles de jonglage. Et comme toujours, les clowns ne me font pas rire ; durant toute la première partie, je n'ai donc aucun mal à comprendre pourquoi le prince ne s'esclaffe pas. Son rire de vocalises avortées, suivi en contrepoint par celui, en retard et très semblable, d'un spectateur, suscite enfin le mien. Il aura donc fallu attendre de quitter les pitreries circassiennes et les bouffoneries de la Commedia dell'arte pour que l'humour supplante les bastonades. On s'est éloigné de la métaphore pourtant très bien filée du metteur en scène (Gilbert Deflo) et cela ne ressemble plus à rien, mais c'est là que l'on rit. Effilochée, la trame laisse passer l'incongru : on rentre dans l'univers totalement azimuté du conte.

Quand on ne cherche plus la cohérence apparaît enfin un vague sens. La malédiction de Morgana Fata sur le prince se révèle une bénédiction : après n'avoir eu de désir pour rien, le prince mélancolique (dépressif, quoi) se voit attribuer un désir obsessionnel qui transforme le Pierrot apathique de la première partie en clown blanc. Certes, ce n'est l'auguste, mais ça s'arrose, le désir. Pourquoi les princesses oranges mouriraient-elles sans eau, sinon ? Si on ne le nourrit pas, le désir s'assèche quand on en consomme l'objet... Moralité pressée : orange ou princesse, c'est du pareil au même.

A lire bientôt, les chroniquettes de Palpatine, qui s'est demandé où il était tombé, et Aymeric qui, lui, est sans nul doute retombé en enfance.

21 juin 2012

Arabella, beauté straussienne

J'étais un peu réticente dimanche à m'enfermer tout l'après-midi alors qu'il faisait enfin beau, mais après une salade au soleil et trois heures d'opéra, je ne l'ai pas regretté. Comme il ne faut pas non plus perdre l'habitude de râler, je signalerais quand même que ça commence à bien faire les augmentations du Pass jeune. Je croyais que les 30 € d'Hippolyte et Aricie étaient un tarif spécial rapport au fait qu'on avait un autre orchestre, mais cela semble être devenu la nouvelle norme en douce (même l'ouvreur de la billeterie n'était pas au courant). C'est toujours mieux que les 180 € du parterre, certes, mais les prix cassés sont la contrepartie de la loterie qu'impliquent les règles du jeu. Sans compter que lorsque le parterre est vide et que l'on organise un concours pour les brader au tout-venant à 45 €, on a la légère impression de se faire prendre pour un pigeon. Une chauve-souris, passe encore, mais un pigeon, non merci. Plutôt que d'augmenter les prix, on pourrait commencer par réduire le nombre d'invitations, non ?

A moins qu'il ne s'agisse d'un tarif spécial Renée Fleming ? Est-ce pour sa venue également que le prompteur affichait les surtitres en français et en anglais ? Ce serait une excellente #triomphale idée si l'on rajoutait un prompteur, plutôt que d'écraser les lettres et les interlignes, ce qui, malgré la nuance de couleur, fait que l'on chope souvent la mauvaise ligne. Cela m'a rappelé la gymnastique de La Bohème, opéra italien dont l'action se passe en France et que j'ai vu à Berlin.

 

Je suis contente d'avoir enfin vu et entendu la chanteuse tout feu tout flamme dont j'ai souvent croisé le nom. Effectivement, sa voix enveloppe de même syllabes et spectateurs (c'est une idée ou elle n'articule pas très bien l'allemand ?), quand elle ne se fait pas elle-même avaler par la puissance de l'orchestre. Aucun souci en revanche de ce côté-là pour Michael Volle, qui fait un adversaire tout à fait plausible à l'ourse qui a attaqué son personnage, Mandryka. Et puis, tout de même : Julia Kleiter, qui m'a fait croire au début de l'opéra qu'elle serait l'héroïne d'un opéra mal-nommé.

 

© Ian Patrick

 

Déguisée en garçon car les parents "n'ont pas les moyens d'élever deux filles", Zdenka/Zdenko plaide auprès de sa soeur Arabella la cause de Matteo, qui ne peut plus prétendre à en devenir le prétendant : ce jeune homme bien sous tous rapports n'a plus l'heur de plaire à la belle, qui paraît du coup un brin superficielle par rapport à sa soeur. Celle-ci, soucieuse que le garçon ne mette pas à exécution ses menaces de suicide s'il venait à se faire définitivement écarter de la course au mariage, s'ingénie à lui envoyer des lettres en les signant du nom de sa soeur et se prend bientôt au je (t'aime).

Arabella, cependant, valse entre les trois prétendants qui se pressent autour d'elle, remettant au bal du soir sa décision : un, deux, trois... un, deux, trois... un, Elemer, deux, Dominik, trois, Lamoral... On a l'impression que cette jeune femme fleur et robe bleues pourrait arrrêter sa décision à l'effeuillage d'une marguerite ou aux cartes, en quelque sorte une tradition familiale (la mère se les fait tirer par une voyante au début de l'opéra et le père se révèle un joueur notoire), mais elle préfère au hasard le destin : elle attend un étranger. D'instinct, elle sait que l'amour doit l'arracher à elle-même, et la délivrer d'un moi forcément trop étriqué.

 

© Ian Patrick

 

L'étranger arrive sur fond de hasards et quiproquo, amoureux d'Arabella avant même de l'avoir vue, tout prêt à la ramener chez lui en traîneau (rien à voir avec l'excursion d'Elemer). Enchantée, la belle ne demande qu'une nuit avant le départ, pour savourer seule le sentiment amoureux, comme si l'amour était séparable de celui qui l'inspire, plus précieux dans son image que dans son accomplissement charnel.

 

© Ian Patrick

 

C'est là que légèreté et gravité achèvent de basculer : pour qu'il ne soit plus question de suicide, Zdenka, toujours au nom de sa soeur, se donne à Matteo, que Mandryka suprend ensuite en train de remercier chaudement Arabella pour lui avoir accordé à son insue ce moment de félicité. La tragédie de Matteo tourne au vaudeville tandis que le conte d'Arabella prend des allures dramatiques. Le quiproquo, loin d'être un vulgaire ressort théâtral, fournit à Mandryka et Arabella l'occasion de donner corps à leur amour. Lui, l'inébranlable, est troublé par le doute, tandis qu'elle s'offusque de ce que, après avoir dans un coup de sang demandé réparation par les armes, il prenne l'affaire à la légère, félicitant même Matteo de sa conquête. L'indulgence trop prompte de l'un offense l'autre, qui ne mettra pourtant pas beaucoup plus longtemps à pardonner : l'oubli répandu sur une illusion de perfection permet à la relation de prendre le pas sur la passion. Les chevaux ne se sont pas encore élancés que les voilà parvenus, blessés et vivants, dans un au-delà de l'amour où celui-ci n'est pas un vain mot. L'histoire est finie, elle peut commencer. Sur l'abîme de cette fêlure originelle. Fêlure féconde : le rêve advient dans la réalité, à l'image du décor à la Magritte, où les nuages s'invitent sur les immenses battants papillonnants d'un appartement à moulures.


A feuilleter : les carnets sur sol.

* Cela me rappelle dans une lecture d'enfant, Deux pour une, une anecdote sur des jumeaux qui allaient à tour de rôle à l'école parce que les parents n'avaient qu'un seul costume de présentable ; la supercherie est débusquée par l'instituteur : il s'aperçoit que l'élève est doué en calcul trois jours par semaine, et bon en orthographe les deux autres jours seulement.