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11 juillet 2012

J'étais là...

La souris se fait abeille pour butiner quelques souvenirs avant qu'ils ne soient fânés.

L'exposition Berenice Abbott au Jeu de Paume


 

En revenant de l'exposition, je soupçonnais très fortement que la photographie encadrée offerte par Melendili et les autres l'année dernière fût de Berenice Abbott : la grande avenue new-yorkaise où les voitures et le soleil semblent couler entre les buildings a tout des perspectives monumentales de cette Atget de la grosse pomme. Changing New-York a beau avoir été commandé par l'administration américaine dans une visée documentaire, le projet fait émerger des lignes graphiques puissantes ; ce sont les bâtiments plus encore que les habitants qui animent la ville - vide et vivante à la fois. On découvre aussi des photographies scientifiques qui confinent à l'art abstrait.

 

Celle-ci me fait penser au jeu du soltaire, lorsqu'on a terminé la partie et que les paquets de cartes rebondissent en cascade.

Mais dans l'ensemble, on reste un peu sur sa faim : les perspectives monumentales auraient mérité des tirages plus grands ; on reste en plan. J'ai presque été davantage fascinée par la sagesse qui émane du documentaire biographique diffusé à des spectateurs entassés et contorsionnés : loin d'être angoissée par le temps qu'elle pourrait chercher à rattrapper par la mémoire de la photographie, la vieille dame photographe sourit de son oeuvre ; elle semble avoir trouvé comment, elle sait vivre.

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Roméo et Juliette de Sasha Waltz

Interdiction de dire quoi que ce soit de cette séance de travail sur internet. Comme si l'on ne savait pas faire la différence entre une répétition et une représentation rodée, entre des petites failles qui nous rendent les artistes plus humains, et l'éventuelle faillite d'un spectacle. Comme si cela ne leur faisait pas de la pub que l'on en parle. Pour la peine, je n'ai rien dit du spectacle ; maintenant que le ballet/opéra a disparu de l'affiche depuis belle lurette, je veux bien m'en souvenir.

Depuis le premier balcon, sans jumelles, je ne reconnais pas Roméo : vu ses lignes et son ballon, cela ne peut guère être, par déduction, que Mathieu Ganio, mais il ne m'agace pas un seul instant, donc cela ne peut pas être lui. Et pour cause : il s'agit d'Hervé Moreau. Je n'aurais pas pu le reconnaître pour la simple et bonne raison que c'est la première fois que je le vois danser. Soudain, je comprends mieux pourquoi on en a tellement parlé. Classe, vraiment. Et Aurélie Dupont, forcément.


Hop, que ça saute.
Photo de Laurent Philippe, à retrouver dans le diaporama de l'Opéra.

Devant l'abstraction de ce ballet en noir et blanc, j'oublie Roméo, j'oublie Juliette. Jusqu'à la scène du bal : le tableau des mini-tutus dorés qui se lèvent au rythme des petits coups de cul mutins s'est inscrit dans ma mémoire comme un coup de triangle au milieu d'une symphonie. Le repas aussi : alors que tous les convives sont alignés et se baffrent de mets qu'ils sont seuls à voir, Juliette transgresse les conventions (théâtrales comme sociales) et s'avance dans l'espace de la table pour faire face à Roméo. Etonnant comme l'abolition de ce meuble imaginaire est plus onirique que le rêve même.

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Photo de Bernard Uhlig

Puis l'histoire s'efface à nouveau. Un coulée d'encre sur la panneau quasi vertical de la scène en reprend l'écriture. C'est l'encre de la lettre, du sang et de larmes qui en découleront. Les assauts répétés de Roméo avec l'obstination du ressac contre les rochers sont extrêmement poignants, et plus encore ses chutes infinies, bonheur qui lui glisse des mains, espoir qui crisse et dégringole, dans le silence du vide à venir.

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Photo de Laurent Philippe

Enfin, cette image du couple dans un cercueil lumineux (des galets pour un lit de rivière comme lit de mort), qui éclipse dans la mémoire les derniers choeurs des familles. C'est une image que ma mémoire a incorporé après-coup, car un petit souci technique a ressuscité notre Juliette, qui s'est allongée à côté de la fosse : où Shakespeare rejoint les stoïciens, et la faillibilité, l'humour ; il faut s'entraîner à bien mourir.



Photo de Bernard Uhlig

17 juin 2012

Manon, de la vieille histoire ?

Le ballet de Kenneth MacMillan est la preuve la plus évidente du retard que j'ai accumulé dans mes chroniquettes. Cela serait gênant si j'essayais de soutenir que la position phare du ballet est l'attitude (ah ! ces tours attitude en dehors sur jambe pliée des gueux qui débarquent dans un tourbillon de loques) ou si j'entreprenais une comparaison avec La Dame aux camélias pour essayer de voir ce qui rend les portés plus fluides encore. Mais ce qui m'a frappée, et qui me frappe toujours deux mois après, c'est le renversement de la perspective. 

Dans L'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, l'abbé Prévost rapporte le récit du premier : le cadre des mémoires, qui donne une caution morale aux aventures du chevalier, laisse rapidement la place au roman, et Des Grieux prend en charge la narration à la première personne. Ma lecture remonte à quelques années, mais dans mon souvenir, Manon est une fille charmante et impossible, frivole et joyeuse, une fille légère, une girouette qui sans cesse se tourne vers de nouveaux amants, attirée comme une pie par la richesse, mais à qui on ne saurait en vouloir, car on ne la voit qu'à travers le regard amoureux de son amant, à qui elle lui fait du mal sans penser à mal. On compatit avec ce pauvre hère qui s'est entiché de celle qu'il ne fallait pas, et qui n'y peut mais -- la passion dans tout ce qu'elle a de plus passif, qui invite aux folies et en fait subir les conséquences à ceux qu'elle entraîne ; la passion tout aussi délètère et enivrante que l'alcool, comme est là pour nous rappeler en contrepoint le frère de Manon. 

 Le ballet raconte la même histoire, et pourtant il dit tout autre chose. Il n'y a pas sur scène de point de vue autre que celui du spectateur : l'empathie va à l'interprète qui la suscite. Et Josua Hoffalt ne fait pas le poids face à Aurélie Dupont. Il se recroqueville sous la souffrance et elle rayonne. Si vous ajoutez à cela Aurélien Houette en Monsieur G. M., dont la perruque et les vêtements d'époque révèlent une puissance de séduction totalement insoupçonnée - de ma part, du moins - il devient évident que vous sentez, ressentez, riez et souffrez avec Manon.

Le deuxième acte est un joyau : elle s'impose comme une reine au milieu du bordel. Toutes les filles vantent leurs charmes et vous ne voyez qu'elle, rayonnante de présence et de bijoux, parfaitement dans son élément, de luxe et de volupté. Tout comme Aurélie Dupont, qui retient l'attention en retenant ses gestes, Monsieur G. M. est outrageusement attirant : il ne danse pas, bouge à peine, et attire à lui tous les regards que Manon n'a pas déjà absorbés. L'incroyable présence des deux danseurs se traduit en tension sensuelle, sexuelle, même, sans que le moindre geste ait été déplacé.

Après une telle intensité, on a du mal, tout étourdi que l'on est, à comprendre l'amour que Manon porte à Des Grieux, un amour dont on ne sait d'où il sort et dont on sait très bien où il va les mener -- à leur perte. Elle n'est plus sereine, se laisse emporter dans un tourbillon de portés enflammés, n'est plus maîtresse de la situation, seulement celle de Des Grieux. Avec ses riches amants, Manon est une reine ; avec Des Grieux, elle est elle-même, n'est plus qu'elle-même, une tautologie agitée par la passion. Leur amour ne rime à rien et n'existe que par la souffrance qu'ils s'infligent l'un l'autre : indifférence blessante, jalousie possessive, indifférence libératrice, jalousie récupératrice...  à tel point que l'on se demande si Manon n'est pas allée chercher là sa perte, devançant celle de sa jeunesse et de sa beauté qui seules lui assurent sa liberté de courtisane. Le bracelet que le geôlier lui passe aux poignets à la fin, alors qu'elle s'est exilée avec Des Grieux en Amérique, révèlerait alors la nature de celui, en tout point semblable, que lui avait offert Monsieur G. M. : des menottes en diamants pour une demoiselle dans une prison dorée.

C'est une vérité étincelante, et pourtant, sous prétexte qu'elle concorde trop bien avec l'idéal chrétien de l'abbé Prévost, on ne veut pas l'admettre. Aurélie Dupont est trop entière pour qu'on n'en veuille pas à Des Grieux d'avoir arraché Manon à son univers, de ne pas lui avoir laissé les illusions qui lui restaient (et les nôtres par la même occasion). Manon meurt d'être devenue elle-même à l'écart de tout ce qui la définissait ; comme une fleur qu'il aurait cueillie, elle se fâne peu après lui avoir appartenu. 

De ce gâchis ressort le drame : non pas celui d'un homme qui s'est laissé entraîner par une jolie écervelée, dont la mort serait une juste punition divine, mais celui de deux libertés incompatibles. Manon et Des Grieux ne sont pas Roméo et Juliette ; ce qui entrave leur amour n'est pas d'abord la société, même s'il s'y inscrit. C'est un désaccord plus profond, qui touche à la façon dont chacun entend sa liberté : pour Manon, elle est absence de lien et abondance de biens, libre circulation d'un homme à l'autre pour surtout ne manquer de rien ; pour Des Grieux, elle est autonomie, libre choix de liens qu'il tient cependant à nouer. L'amour, pour lui, c'est enfin s'autoriser à s'attacher, à nouer une relation de toute la force de son affection ; pour elle, à ne rien se promettre, à ne pas se faire de cadeau (qui signifient l'attente d'une contrepartie chez ses amants réguliers).

Cela peut surprendre, lorsque la tradition a établi la figure de l'homme volage et de la femme éplorée. Ici, c'est Des Grieux qui se fige dans une grande quatrième fendue suppliante, et Manon qui semble à tout instant prête à s'envoler vers d'autres horizons aux draps froissés. C'est d'ailleurs ce renversement qui lui prête un parfum envoûtant de liberté : c'est parce qu'elle se comporte comme un homme dans un monde où la femme n'a aucun droit qu'elle semble si libre... libre d'évoluer en maison close ou de se perdre dans la rédemption que ce monde lui impose. Mais ce renversement met surtout en lumière cette chose toute bête, tragique et banale : l'incompatibilité entre deux personnes qui s'aiment. Que ce soit l'homme ou la femme volage, l'homme ou la femme fidèle, il semblerait qu'on choisisse toujours celui ou celle qui nous fera des histoires (d'amour), qui nous tiendra vivants en nous faisant doucement souffrir. Que l'un renonce à lui-même et c'est la fin -- Manon meurt ; qu'aucun ne renonce, et chacun souffre, et aime -- équilibre nécessairement précaire.

Tout cela se condense en une scène de plus en plus nette dans mon souvenir à mesure que le reste s'efface : une traversée où Manon agite le bracelet de Monsieur G. M. sous le nez du chevalier, qu'elle fait reculer, un piqué après l'autre, repoussant à chaque pas l'épaule de celui qui se renfrogne. Elle le bouscule et il bat en brèche, ébranlé par son air badin autant que par le bracelet. Faisant mine de plaisanter, elle ravale sa souffrance au rang de bouderie. Le désaccord profond est refoulé, l'entente un instant sauvergardée, encore fragilisée.  

02 avril 2012

Gathering at my apartment

Mardi, chou blanc. Vendredi, chou blanc. Samedi, enfin, c'est ravioli, j'obtiens in extremis un Pass. Grâce soit rendue à mon guichetier préféré, qui n'a pas trop encouragé les trois touristes en lice pour le plein tarif à espérer un troisième retour, et pendant qu'elles se concertaient pour savoir s'il fallait ou non se désolidariser, nous a lancé : "Les filles, c'est le moment de prier !" Exaucées, donc. Je sautille sur place, tandis que ma voisine de Pass ne se départit pas de sa beauté sereine.


Dances at a gathering, un morceau de poésie en apesanteur. D'humeur béate, j'en ai plus profité encore que lorsque je l'avais vu dansé par le New York City Ballet. Robbins a chorégraphié un paradoxe : des variations d'une rapidité incroyable qui virevoltent jusqu'à la plénitude et métamorphosent la vivacité en douceur.

Josua Hoffalt ouvre le bal, nouvelle étoile qu'on commence à distinguer dans le ciel ensoleillé de la pièce ; premiers éclats d'humour, élégamment émoussés. Le printemps arrive avec le sourire jonquille de Muriel Zusperreguy, accompagnée d'une jeune pousse, Pierre-Arthur Raveau. Petite feinte à gauche, je bourgeonne à droite... ce jeu a la fraîcheur d'une femme qui ne fait pas l'enfant. Et voilà le moment venu de voir la vie en Aurélie Dupont, cueillie par un Karl Paquette violettement sexy. Ah, ces sauts tranquilles... il danse grand, comme d'autres voient grand. Forcément, les équilibres de sa partenaire font merveille et renforcent encore cette impression d'apesanteur - tout comme les portés, peu ou prou renversants, poupe ou proue renversées. Là-dedans, Agnès Letestu intervient comme une grande herbe folle, la tête recourbée par le vent. Eve Grinsztajn, impeccable, implacable, serait une digitale. Un peu sévère, un peu austère, illuminée par ses cheveux rouges, je ne l'ai pas reconnue de suite, Garance. Encore un peu de bleu (Mélanie Hurel et Christophe Duquenne) et de brique (Alessio Carbone), et la garden party peut commencer, avec ses couples sans cesse recomposés. Final tranquille comme une sieste digestive : les bras de toutes les couleurs font éclore les couronnes et retomber cette valse de pétales éparpillés.

 

Appartement transforme la grande maison en une coloc' de Shadoks. Salle de bain, salon, cuisine... le tour de propriétaire nous montre que, chez Ek, toutes les pièces sont allumées. Vincent Chaillet, dans un costume pyjama à boutons-pustules, affalé sur un fauteuil en pilou pilou et éclaboussé de lumière cathodique, lorgne vers la télé d'une manière qui n'a rien à envier à La Linea ou aux triplettes de Belleville. Encore plus réjouissant que la toilette au bidet de Marie-Agnès Gillot, mais moins barré que le pas de deux enfumé plus qu'enflammé de Clairemarie Osta et Jérémie Bélingard, au terme duquel ce ne sont pas les carottes mais le bébé qui est cuit : manière radicale pour le couple d'accoucher de ses petites guerres intestines. J'ai ri, interloquée de retrouver une de ces petites horreures mitonnées par mon inconscient censuré (car, oui, j'ai déjà rêvé accoucher au-dessus de la porte ouverte d'un four, mais paradoxalement, c'était moins cauchermardesque qu'un autre rêve d'accouchement "normal" - d'où vous pouvez mesurer la force de mon désir de ne pas avoir d'enfant).

D'une pièce à l'autre, le couloir est toujours plein de gens gueulant. Tandis qu'Audric Bezard, en veste turquoise, pommettes effilées, cheveux décoiffés et mâchoire démantibulée par les cris, parle à mes hormones de balletomane primitive, Jérémie Bélingard a une version plus moyenâgeuse de l'homme des cavernes, avec son pantalon marron boudiné de rayures horizontales et des yeux exorbités. Excellent ! Le prince ne me fait ni chaud ni froid, mais le gueux bouffon me plaît infiniment plus. Au milieu de cette mauvaise troupe, meilleure qu'une bonne blague, il y a aussi Nicolas Leriche, toujours viril dans une côte de maille allégée jusqu'au tulle transparent et teinte en rose fuschia. Dans son duo avec Alice Renavand, l'émotion est à fleur d'humour. J'adore le moment où, recroquevillée sur le dos, elle le bloque avec ses pieds et où il lui débarbouille la figure à coup de caresses (cf. la dernière photo). Et celui où il vient nicher sa tête sous ses côtes (juste déposée, là où, dans Le Parc, Aurélie se laissait tomber contre Manuel comme un coup de bélier) et où, à peine touchée, le bonheur ruisselle comme un pommeau de douche sur sa tête renversée.

Appartement, c'est aussi la pièce après laquelle vous ne regarderez plus jamais votre aspirateur comme avant. Parce qu'on peut danser la gigue irlandaise avec un aspirateur-polochon. Et invectiver comme des harengères le groupe de rock en fond de scène parce qu'il déménage*. Définitivement à part.

* Au final, c'est Laure Muret qui part, avec quelques larmes et un énorme bouquet. Elle fait tellement jeunette que j'ai cru qu'il s'agissait de son anniversaire et non de son départ à la retraite.

16:54 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, garnier

11 février 2012

Orphée et hors de prix

Pour une critique des prix, lire le premier paragraphe.
Pour une critique des danseurs, lire le deuxième paragraphe.
Pour une critique du spectacle, lire les trois derniers paragraphes.
Mes élucubrations sont au milieu.

 

L'Orphée et Eurydice qui passe en ce moment à Garnier est signé à la fois par Gluck et Pina Bausch. Deux signatures prestigieuses, c'est deux fois plus de garanties monnayables. Dans sa grande mansuétude, l'Opéra n'additionne pas tout à fait le prix d'une place d'opéra et d'une place de ballet (l'opéra se veut démocratique, voyons) ; ça ne va pas plus haut que 180 €. Remarquez, tant qu'il y a des Japonais et des Russes pour acheter (aucun Pass mercredi soir), ils auraient tort de s'en priver. Surtout qu'avec seulement trois chanteuses solistes en plus du chœur et des décors sobres, on doit être loin des frais faramineux de certaines productions d'opéra – même avec le corps de ballet sur scène. J'espère au moins qu'ils douillent sévère en droits d'auteur. Je râle, je râle mais les pigeons que nous sommes, Palpatine et moi, sommes allés nous percher au troisième rang de la loge coincée entre le poulailler et les stalles. 25 € en lieu et place des 12 habituels mais au moins, on voit tout la scène. C'est-à-dire si l'on se tient debout pendant deux heures. Sans bouger, parce que le parquet craque au moindre transfert de poids. Outre la séance de gainage gratuite, cette place offrait tout de même deux avantages.

D'abord, c'est un test infaillible pour savoir si un danseur passe la rampe parce qu'il faut passer la rampe et grimper quatre étages. Alice Renavand passe jusqu'aux quatrièmes loges. Surtout dans son dernier solo en robe rouge où ses grands ronds de jambes éclatent et en jettent jusque-là. 

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© Laurent Philippe


Vous me direz, Alice Renavand, on le savait déjà. En revanche, je peux vous dire que Charlotte Ranson n'est pas jolie. A cette distance-là, sans jumelles, un joli minois ne sauve plus rien et elle n'en a absolument pas besoin pour être un Amour. Virevoltant, qui joue du coude, mutin. La robe claire dans la maison endeuillé de Bernarda ne faisait pas tout, elle n'a pas besoin de contraste pour être lumineuse. Jusqu'aux quatrièmes loges. Forcément, Audric Bezard, en tablier de boucher-Cerbère, me tape dans l'œil sans que je puisse savoir si sa carrure et mes hormones sont seules en cause. Le test est plus sûr mais moins favorable à Nicolas Paul, qui s'en sort avec une mention passable. A relativiser peut-être à cause du second « avantage » de ma place.

Si j'ai tendance à regarder de haut un ballet lorsque je suis installée à l'amphithéâtre, ce n'est peut-être pas en effet parce que je suis haut mais parce que je suis mal. Mon professeur de danse avait dit cette chose curieuse, qu'on l'on pouvait avoir des courbatures le lendemain d'un très bon spectacle. Il ne s'agit pas d'avoir été mal assis (à ce compte, tous les spectacles seraient bons vus de l'amphithéâtre) mais d'avoir assisté à une pièce dont l'intensité était telle que le spectateur est entré musculairement en empathie avec les danseurs. C'est moins absurde qu'il y paraît si, comme moi, vous vous surprenez parfois à faire sur votre siège de micro-mouvements violents et involontaires. Cela m'explique en tous cas pourquoi je reste de marbre quand je suis obligée de me statufier dans une position inconfortable (ah, les pieds qui ne touchent par terre que sur demi-pointe à l'amphi...) : contractés pour tenir la position, mes muscles tétanisés sont incapables de se contracter en écho aux mouvements des danseurs. Il faut être détendu pour que cette télépathie musculaire fonctionne.

A partir du moment où j'en ai eu l'intuition, j'ai essayé d'y remédier en contractant sciemment tel ou tel muscle, de manière à mimer les évolutions du soliste. Même en ne faisant que de très légers mouvements (laissez-moi fantasmer et croire que j'ai réussi à faire appel à mes muscles profonds), l'exercice est périlleux et implique d'avoir de préférence un parquet et un voisin qui ne craquent pas. Je remercie donc Palpatine – de m'avoir supportée, peut-être, mais surtout de n'avoir cessé de tournicoter son buste avec la régularité irritante d'un métronome : c'est d'abord pour cesser de percevoir ses mouvements toujours identiques et donc rarement en phase avec ce qui se jouait que je me suis décidée à bouger. Si cela a marché ? Je crois bien, la dernière partie m'a davantage touchée (à moins que ce ne soit le soulagement anticipé de n'avoir plus qu'une demie-heure à tenir debout ; je ne savais pas encore à l'entracte qu'un cocktail pour jeunes Aropeux m'achèverait sans rémission).

 

Tout de même... du premier acte, je garderai le souvenir du corps de ballet féminin endeuillé, magnifiquement vivant sous des robes noires transparentes (les bandes noires qui cachaient ou soulignaient les seins selon les modèles ont mis Palpatine en émoi, forcément, mais la danse ainsi incarnée était déjà émouvante en elle-même). Et la figure hiératique, pâle comme la mort et lumineuse comme une promesse de vie, de la mariée défunte qui trônait cependant aux Enfers.
 

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© Maarten Vanden Abeele
 [Seconde déséquilibrée, ouverte d'un côté sur demi-pointe, refermée par le cambré : désir brisé]
 

Du deuxième acte et de ses figures emmêlées aux fils des Parques (fils d'Ariane ?), j'oublierai l'espèce de miche de pain (et si c'était la creuse écaille de sa lyre ?) pour ne garder que les tours avec une main devant le visage – souffrance de l'interdiction de voir, déjà.
 

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[Bras de haut en bas, main flex : c'est ainsi qu'est ensevelie Eurydice.]
 

Troisième acte, le chœur des umbras, ces âmes-ombres roses qui tourbillonnent comme de légères fumées, ne cesse de répéter une phrase qui résume le mythe à elle seule : elles descendent le buste (Orphée aux Enfers), embrassent une présence devant elles (étreindre Eurydice), l'attirent à elles, en imprègnent le parfum à leur nuque, et ramènent une simple bouffée d'air inconsistant, les coudes devant leur visage, dans une caresse qui se termine en geste de prostration (désolation d'avoir perdu Eurydice). Ce même geste du coude, qui était une divine coquetterie chez Amour... Traduire des gestes en mots est à peu près aussi élégant que de traduire Ovide en cours de latin, mais on espère que l'original n'en est que mieux rappelé. Surtout que des mots, il y en a déjà, que j'attrape à la volée... suchen... fühlen... Blick... nicht sehen... et que j'aurais aimé voir traduits sur le prompteur.

Le troisième acte pourrait n'être qu'une grande diagonale – du vide où Orphée et Eurydice tentent de s'éviter du regard. Mais le mythe veut que, lorsque enfin ils s'étreignent, elle s'éteigne. La chanteuse qui donne sa voix à Orphée dépose le corps d'Eurydice au-dessus de celui de sa chanteuse, en croix. Pina Bausch a tiré tout le parti du doublage : danseurs et chanteuses sont corps et voix, corps et âmes. Le corps d'Orphée peut ainsi rester prostré en fond de scène tandis que sa voix, propre à faire entendre sa peine, étreint le corps absent d'Eurydice, lequel écrase sa voix à jamais tue. On s'étonne après que les spectateurs entrent dans une bacchanale d'applaudissements et achèvent Orphée à mains nues, rougies d'avoir bien frappé.