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10 octobre 2009

Giselle 2/2

La distribution (des prix)

 

Commençons d’abord par les mauvais points pour ne pas finir sur une note sévère.

 

Un blâme est décerné à Myrtha. Quand j’ai vu le programme, j’ai regretté que les misérables nous aient collé Cozette. Maintenant qu’ils l’ont nommée étoile, il faut bien qu’ils la distribuent, de préférence là où elle ne fera pas trop de ravages. Le problème, justement, c’est que le rôle de Myrtha en exige. Palpat’ s’extasie d’incrédulité : « Mais elle n’a rien compris au film ! Elle n’a pas l’air de savoir qu’elle est censée être à la tête d’une armée de zombie. » Elle n’a pas un charisme démesuré (il n’est pas impossible d’y lire un understatement, si vous êtes très méchants), et les seules frayeurs qu’elle aurait pu nous inspirer auraient été techniques, mais force est de reconnaître qu’elle a été très rassurante de ce côté-là (vous voyez que je peux être une Myrtha aussi gentille que la sienne – j’ajouterais même dans un élan de bonté qu’elle a le visage sombre de l’emploi et le costume blanc). Rien de terrible (dans toutes les acceptions), elle est simplement transparente (idem). Au lieu de régenter son royaume d’un pied de fer dans un chausson de satin et d’organiser le bal des fantômes, elle paraît presque rassurée lorsqu’ils apparaissent : ils la protègent, on la verra moins. Rien à voir avec Delphine Moussin que j’avais vu dans ce rôle la première fois – maintenant, comme elle a vieilli, elle a le droit de jouer les jeunes premières.

 

Un avertissement est décerné au couple de paysans. Pourquoi pas un blâme ? L’étoile se doit de donner l’exemple ; c’est comme lorsque des frères et sœurs font des bêtises ensemble, c’est souvent l’aîné qui trinque (censément plus responsable que le petit frère ou la petite sœur, qui se prend néanmoins sa dose d’engueulade, d’où l’avertissement).

 

Un premier accessit est octroyé aux deux Wilis.

 

Un premier prix est décerné à Nicolas Paul, qui campe un Hilarion des plus expressifs.

 

Le premier prix à l’unanimité du jury (entre mimy et la souris, il y a un monde) revient à José Martinez. Pas besoin d’être bon prince pour reconnaître qu’il en a été un de formidable. Presque trop de classe pour être un goujat. Mais ne soyons pas plus royaliste que le roi, il a déjà sa botte de lys sous le bras (c’est ce qu’il arrive lorsqu’on a mal fait son marché de demoiselles et que le fruit a été gâté avant que d’avoir été mûr).

 

Une ovation est réservée à Aurélie Dupont. Prix d’excellence.

- Un discours, un discours !

La pauvre a perdu haleine, j’y suppléé.

 

 

 

 

Eloge funèbre d’une morte amoureuse

 

(Théophile était vraiment épris d’Eros et Thanatos).

 

 

Aurélie Dupont ne minaude pas : son personnage est une jeune fille, peut-être un peu naïve, voilà tout. Sa danse a la simplicité de la paysanne qu’elle incarne, sans aucune gangue de rudesse ni colifichet de midinette. Giselle aime danser, mais ne cherche pas à se montrer, aussi les arabesques de sa variation du premier acte savent-elles rester discrètes, et sa légèreté ne pas dégénérer en frivolité.

Elle ne cherche pas à faire d’effet et la pantomime s’en trouve d’autant mieux intégrée à la danse proprement dite. Il n’y a d’ailleurs qu’avec ses talents de comédienne que cette gestuelle codée ne me paraît pas artificiellement insérée entre les variations pour faire avancer l’intrigue. La première fois que nous l’avions vue dans la Dame au camélias, ma mère m’a dit qu’elle avait complètement oublié que c’était de la danse, on se serait cru au théâtre ; Aurélie Dupont réussit parfaitement à rendre une dimension dramatique à la danse « narrative ». Son jeu de scène est tel que la frontière entre chorégraphie et pantomime s’en trouve amoindrie : celle-ci de code devient geste (dansant), pendant que chaque pas de celle-là devient significatif.

Son sens de la nuance efface encore la netteté manichéenne d’une autre frontière, celle qu’il existe entre la raison et la folie. Je n’ai pas même vu de « scène » de la folie : plutôt un esprit fragile qui déraisonne, qui se défait sous nos yeux. Sa danse même s’effiloche, on retrouve un bout de glissade tantôt si insouciante, le souvenir d’un bras ondoyant, l’esquisse d’un rond de jambe, et dans tout cela, l’oubli de leur signification. Par sa trahison, Albrecht ôte tout sens à des gestes que Giselle pensait ne pouvoir être adressés qu’à elle et qui, dès lors qu’ils ne lui sont pas exclusivement destinés, deviennent purement formels – d’où le caractère machinal des reprises d’enchaînements. Elle se remémore les gestes passés et ne peut les reproduire jusqu’au bout tant ils lui sont devenus absurdes. La folie mentale dans laquelle elle glisse lentement (et pour cause, ce n’est pas un état stable, tout au plus l’éloignement de la solidité que peut fournir une raison ferme) précède donc l’épuisement physique qui n’en sera que la conséquence finale, la manifestation tangible.

 

La petite paysanne ne serait pas Giselle si elle ne devenait pas Wilis ; elle n’est presque jamais aussi vivante (dans nos esprits) que lorsqu’elle est morte (et ressuscitée en esprit). Il faut croire que d’esprit à esprit le courant passe mieux. Comme toute légende, c’est encore une affaire d’immortalité : *Kundera power*. Du moment que vous êtes bien mort (comme il faut), vous demeurez bien vivant (beau souvenir). Il y a des gens, comme ça, qui ont réussi leur mort : Isadora Duncan, par exemple, étranglée par l’un de ses voiles ; et d’autres qui se rendent en un brouillon : Barthes qui passe sous un tramway, pour autre exemple. La mort est un accident aussi bête dans un cas comme dans l’autre, mais tandis que le voile de Duncan la raccroche à l’histoire de la danse, la roue du tram n’a pas grand-chose du destin littéraire : pas de lien avec l’art, l’accident absurde sera classé bête et méchant.

Revenons à nos moutons éthérés : les troupeaux de Wilis (rha les traversées en arabesques… ) au milieu desquels Giselle réapparaît. Comme M. Denard l’explique parfaitement ici, le fantôme de Giselle prend vie sans qu’elle comprenne trop comment, l’énérgie l’anime pour ainsi dire malgré elle. Elle reprend vite ses esprits en reprenant la maîtrise de son corps (ce qui représente tout de même un tour de force pour une fille qui a perdu la raison et dont le cadavre repose dans une tombe), juste à temps pour pouvoir sauver Albrecht de la vengeance des Wilis. Non content des dégâts provoqués au premier acte, il vient en effet troubler le sommeil paisible de sa mal-aimée, sur la tombe duquel il est venu se recueillir (pris de remord ? d’amour ?). Pas rancunière pour un sou, elle va tout faire pour le sauver, lui ou peut-être d’abord l’idéal de son Amour, dont il n’est que le prétexte (Hilarion est balancé à la flotte sans que cela l’émeuve outre mesure – mais il fallait bien une peine pour l’exemple, sinon on ne mesurerait pas le risque encouru et la tension dramatique serait moindre).

 

L’apparition de Dupont au deuxième acte est divine, ses arabesques plongées retenues et ses équilibres étirés. En la voyant, j’ai repensé à ce que nous avait dit la prof de danse la veille pour travailler la souplesse des bras, que l’ondulation de l’épaule-coude-poignet devait se penser comme la retombée d’un voile de soie qu’on a lancé. La soie n’est pas choisie par hasard ou par snobisme d’une matière « noble », mais parce que le tissu a une façon particulière de voler, un peu comme les palmiers dorés de feu d’artifice (la comparaison tordue de la comparaison n’est pas d’elle mais de moi, vous vous en serez douté). Ce qu’il y a de plus immatériel chez la Giselle de Dupont, la soie, ce n’est pas le tulle (la gaze ?) de son costume, mais sa manière de se mouvoir (et d’émouvoir).

L’irréel n’existe pas, il n’apparaît que par contraste, n’est rien d’autre que ce contraste : blanches Wilis dans la forêt noire ; immatérialité du geste soulignée par la matérialité du tissu ; le fantôme de Giselle évoluant autour du corps d’Albrecht ; vie et mort d’un acte à l’autre (je vous le disais bien qu’Aurélie Dupont est très forte pour estomper les frontières). C’est bien parce que l’irréalité est question de contraste qu’on peut renverser ses lieux communs et déplacer les douze coups de minuit à midi – je ne sais plus si c’était dans un poème de Senghor ou une nouvelle de je ne sais plus qui que j’ai observé ça (remarque précise et constructive, I know).

 

Un bon danseur rajoute de l’expression (de l’artistique, on dirait en patinage) à une technique impeccable ; Aurélie Dupont est d’emblée expressive, par sa technique. Elle est en-deça de la danse : elle n’interprète pas une variation définie ; elle est son personnage et les mouvements qui en surgissent se trouvent par un extraordinaire hasard coïncider avec la chorégraphie établie, la rejoignent naturellement. Je dois sûrement me répéter, mais Aurélie Dupont, c’est la Berma de la danse.

 

 

08 octobre 2009

Giselle 1/2

Un article pour que Layart se retourne dans sa tombe (tu peux lire la troisième partie qui n'est pas balletomaniaque - enfin dans son traitement, parce que l'objet, c'est tout autre chose !)

Le spectre de la blanche Giselle

C’était en 1997, me rappelle le programme de l’opéra, le plus à gauche de la rangée, que j’allais pour la première fois à Garnier voir un ballet. Une initiation des débuts, on pourrait presque dire, dans la mesure où Giselle, avec la Sylphide, est l’une des pièces les plus anciennes parmi celles qui sont régulièrement données.

Je me souviens n’avoir pas compris grand-chose à la pantomime du premier acte, ce qui ne m’avait pas dérangé le moins du monde, et ne pas avoir vu passer le deuxième acte, complètement hantée par les fantômes des Wilis, sauf lors des traversées en arabesque où le troupeau de pointes m’avait quelque peu tirée de ma rêverie - d’autant plus profonde que les menés de Myrtha dans toute la largeur du plateau étaient si rapides qu’à l’œil nu, les pieds semblaient de confondre : je vous aurais parlé à l’époque de déplacement sur roulette ; aujourd’hui, pour éviter la connotation découpe de pizza (comment ça, je suis trop allée sur le blog de Morpheen ?) assez peu approprié au romantisme de la pièce, je préférerais dire qu’elle glissait.

Il est assez amusant de constater que le souvenir m’en est encore très présent un peu plus de dix ans plus tard (si ce n’est pas étrange de pouvoir dire ça !). Je ne vous raconte pas cela dans le but de faire un billet 2 en 1, (pour ça, il y a le shampoing) mais pour pouvoir comparer les interprétations, tout en gardant en mémoire la différence de perception inévitable, puisque la fréquentation de ballets en donne une vision plus précise, à la fois plus technique et plus artistique. Quand on est plus petit et qu’on ne vous l’explique pas, vous ne vous apercevez même pas que l’ordre d’un pas de deux est codé ; je ne « découpais » pas les variations, n’ai vu aucune « scène » de la folie. D’une certaine façon, j’étais peut-être immédiatement plongée dans l’aspect dramatique de Giselle ; la danse était directement significative. Ne vous méprenez pas, elle l’est toujours – simplement, je suis à présent plus en mesure de déterminer en quoi.

Bref, en dix ans et des spectacles, le jugement esthétique se forme et acquiert plus de fermeté, et Giselle m’est beaucoup plus familière de ce que mon professeur de danse l’a montée il y a deux ans. Dans une version allégée, il va sans dire, sauf pour Giselle (mon professeur) et Albrecht (un garçon du corps de ballet de l’opéra). J’étais pour ma part bien contente de ne pas écoper des chats six de Myrtha. Mais pour simplifié que ce soit, cela n’empêche pas d’être initié à un style, de s’être imprégné de la musique, et de savoir où se situent les difficultés techniques (ou comment, du haut de mon coup de pied pas terrible et de mon en-dedans caractéristique, je vais jouer à la Wilis critique et implacable).

Déchiffrer un nom sur la tombe : et la gagnante d’un linceul est…

Retour en 2009, mardi dernier. 1ères loges de côté, c’est la contorsion assurée, mais également la seule manière de voir Aurélie Dupont quand on se réveille aussi tard que moi. Je croyais faire une overdose de Giselle, mais quelques billets de Palpat’ et d’Amélie, plus une vidéo de B#2 m’ont donné l’envie d’y retourner. La première fois que j’ai vu Aurélie Dupont, c’était également avec un billet sans visibilité (j’avais supplié le guichetier de me vendre une place : « mais vous n’allez rien voir » « mais si, c’est pas grave ». Effectivement, un torticolis et un replacement plus tard, j’avais manqué un tiers de la scène au premier acte et m’était replacée convenablement au second) ; heureusement que Le Parc est là pour m’assurer qu’il n’en sera pas nécessairement ainsi à chaque fois. A cela s’ajoute que la distribution indiquait à l’origine Agnès Letestu, qui, souffrante, s’est vue contrainte d’abandonner son mari à Aurélie Dupont. J’apprécie beaucoup Letestu (dans la Bayadère, wow !) ; son air froid aurait été parfait dans le second acte, mais je l’imagine assez mal dans le premier : le côté jeune fille minaudant s’accorde assez peu avec cette magnifique grande perche, qui doit quelque part le sentir, parce qu’elle arrondit curieusement les épaules (que, dans la vidéo de Paquita, j’ai envie de saisir à deux mains pour les remettre vraiment droites). J’ai donc été bien contente du changement de distribution…

La réincarnation de Myrtha en spectatrice

La soirée s’annonçait déjà bien grâce au spectacle ; il a été redoublé par la présence dans la loge d’une dame au caractère bien trempé. Grande, mince et nerveuse, on l’aurait dit professeur de flamenco si la sévérité n’avait pas remplacé la fougue. En traversant les années, elle a dû se dessécher sur place, toujours très droite. Elle fait sentir dans son maintien qu’elle est là dans son plein droit. Elle dégage une femme qui s’était collée à elle sans gêne, arguant d’un ton autoritaire que c’est là sa place et qu’elle a besoin de son espace vital. Cela ne l’empêche pas d’être charmante, mais avec qui elle veut et surtout quand elle veut. Elle m’informe de ce qu’elle est habituée, et qu’elle va se mettre là (elle tapote le rebord de la loge, sur lequel il doit effectivement être possible de s’adosser), elle connaît par cœur (les places de l’opéra ou le ballet, probablement les deux), on a une meilleure visibilité. Elle me propose donc aimablement son fauteuil, quoique toujours très directive : « vous attendez, vous vous mettrez là une fois que l’orchestre sera installé » (tant que la lumière est allumée, il convient de rester assise – et droite). Je n’accepte pas, j’obtempère ; une fois dans le noir et l’entrée du chef applaudie, je peux prendre place selon la procédure qui a été définie. Palpatine est invité à se rapprocher d’elle, à peu près à l’endroit d’où l’autre femme s’était fait dégagée.

Le spectacle n’occulte pas son personnage, bien au contraire. Elle est la première à applaudir les étoiles quand elles entrent (temps de réaction extrêmement court ; lorsqu’elle conduit, elle doit piler aux feux rouges), d’un claquement de mains qui lui est bien personnel : régulier, pas du tout emporté, mais extrêmement sonore – fracassant. Ses mains claquent bien plus qu’elle n’applaudit. Elle pourrait d’ailleurs lancer une claque sans grande difficulté : elle sait qui et quand applaudir, me menaçant de surdité (mon oreille est à la hauteur de ses mains) aux variations des étoiles, se gardant bien d’applaudir quand elle juge que cela nuirait au bon enchaînement, et omettant superbement de battre des mains, même de façon molle et conventionnelle, lorsque Emilie Cozette salue.

Ce qu’elle n’aime pas, elle l’ignore sans pour autant le laisser ignorer à ses voisins. On la sent complètement crispée lors du pas de deux des paysans, et chaque maladresse lui tire une réaction discrète mais ostensible (soupir, mouvement de la tête que je sens bouger au-dessus de moi mais vers laquelle je n’ose pas me retourner, mot de désapprobation). Le verdict du juge suprême est sans appel ; j’en ris presque, et hésite sur mon attitude envers l’accusé entre compassion et gratitude. C’est que Marc Moreau nous gâte : les atterrissages des tours cinquième se font en troisième dans le meilleur des cas, et notre angle de vision, nous le montrant de profil, ne lui laisse aucune chance dans ses entrechats, où tout son corps semble gondoler.

Pendant le deuxième acte, elle me tapote sur l’épaule et je retiens mon souffle en me demandant quel crime de lèse-majesté j’ai bien pu commettre, puisque je suis pliée en deux pour voir sans déranger. « Si vous avancez votre siège, vous n’aurez pas besoin de vous pencher ». J’avais préféré jusque là ne pas bouger : imaginez un peu que ce faisant j’ai shooté dans les pieds de ma bienfaitrice… déjà qu’à la fin de l’entracte deux dames s’étant trompé de loge s’étaient faite incendier pour s’être retirées un peu précipitamment : « la porte ! », avait-elle rugi d’une voix sans appel, un peu comme quand un passager peu philanthrope somme le conducteur de bus de ne pas lui faire manquer sa descente. Mais mes désirs sont des ordres… enfin, ses ordres comblent mes désirs, je m’avance.

Elle aurait du descendre sur scène, elle aurait été absolument parfaite en Myrtha.

10 mai 2009

Rat de bibliothèque d'Opéra

 

 

Visite à l’opéra Garnier, hier, à l’occasion de portes ouvertes où l’on avait libre accès à la bibliothèque des lieux, dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. Mais qui donne envie d’avoir quelque mémoire à rédiger qui en rende la fréquentation nécessaire. Même si les ouvrages sur la danse sont plutôt minoritaires face aux livrets d’opéra (ou reléguées à l’entresol, où il n’y a plus de grillages ni d’yeux baladeurs), et si l’italien, le russe et dans une moindre mesure l’anglais le disputent au français.

 

 

Cette bibliothèque s’est superposée à toutes celles que j’ai visité lors de mon voyage en Autriche-Hongrie-Prague, que je ne saurais pas rattacher à un lieu cartographiable (hormis la bibliothèque nationale de Prague, que je remets très bien, peut-être grâce à ses gros globes terrestres, comme autant de planètes qui donnent l’impression que le monde vient d’être créé) : elles sont hors du monde puisqu’elles le contiennent virtuellement dans leurs pages, prêt à surgir à la moindre lecture. Mais celle-ci n’est pour ainsi dire pas à sa place dans ce lieu qui lui est pourtant consacré : elle serait presque une profanation. L’éphémère n’a pas cours dans l’éternité du savoir, que l’on voudrait toujours déjà su. Observer bien plutôt le silence, et les tranches multiples de ce temple tout en colonnes, les reliures et les dorures, qui se confondent. Se garder surtout de profaner la pure possibilité d’un savoir absolu – image enluminée par l’imagination, que l’on ne peut toucher qu’avec des gants blancs - dans une salle de lecture.

 

 

Cette dernière, à Garnier, paraît bien plus actuelle que la bibliothèque à laquelle elle est accolée, et si une bouteille de Badoit abandonnée sur une des tables par un lecteur/chercheur amuse comme on regarderait avec curiosité, dans un château, la poupée d’une princesse morte, placée dans la chambre conjugale, elle paraît simplement déplacée de se trouver derrière le cordon de sécurité. La salle de lecture aurait plutôt un air de bureau de ministre, auquel on aurait monnayé un aspect respectable à coups de dorures, lustre, horloge à sphinx et baromètre compris. Tandis que la bibliothèque même garde sa majesté, certes teintée de démocratie, comme le trahissent les gommettes blanches avec le code de référencement sur toutes les tranches, et bien qu’elle soit assaillie de visiteurs – gémissements du parquet. Mais la bibliothèque toute allongée qu’elle est ne forme qu’un couloir, et la profanation aveugle des appareils photo sans flash ne parviendra pas à lui arracher sa vertu.

 

 

Partout ailleurs, des appareils photos, derrière lesquels on devine parfois des touristes qui prennent des clichés à la volée, pour garder quelque chose, car il n’y a pas de boule de neige avec palais Garnier miniature à la sortie ; ou d’autres, qui viennent pour faire de la photographie, au singulier et avec trépied – pour cela le lieu leur serait presque égal, agréable seulement en ce qu’il est peuplé de mannequins aux canons grecs et dociles à la pose.

 

Parquet flottant

 

Toutes les allégories, le marbre, les marches, les lustres, balustrades, balcons, dorures, moulures et moult autres choses sont pompeuses et lourdes de respectabilité à affirmer. Mais j’ai peine à le leur reprocher, tant l’opéra est dans mon esprit le palais Garnier, indissociable des spectacles qu’on vient y voir : les marches marquent le début du défilé du corps de ballet, le velours des loges est l’atmosphère chaude qui précède la représentation, et le lustre de la salle, ronde joyeuse de la danse même.

 

 

J’ai finalement du mal à octroyer à l’opéra le droit d'exister pour son architecture. Observer les gens goûter le bâtiment indépendamment de sa fonction devient délicieusement comique d’absurdité – petites fourmis faisant une visite immobilière d’un navire qui n’est pas à vendre. Je suis l’une d’elles, pourtant.

 

 

 

Mais dois me rendre à l’évidence que je ne trouve cet opéra beau que par les ballets auquel je viens assister. Je me suis souvent dit que j’aurais aimé profiter d’une loge, à partager avec des amis, prendre le temps d’accrocher ses affaires, de converser avant le début de la représentation sur le morceau de corail de l’espèce de canapé de côté, de mettre un peu d’ordre à sa coiffure dans l’éclat lumineux du miroir, sentir le velours et l’appui amical de la balustrade – mais à l’évidence, la familiarité conduit seulement à ne plus rien en voir. La nostalgie de la baignoire des Guermantes n’est qu’une arabesque ornementale de ce que j’aime ici.

 

 

Les portes ouvertes rendent au lieu son statut de simple édifice, soulignent son architecture lourde, et la valeur que je lui accorde étant uniquement subjective, il me paraît tout simplement bizarre que la foule l’examine sous toutes les coutures, foule à qui je n’ai aucune garantie pour lui attribuer une affection toute subjective comme la mienne : derrière leurs appareils photos, qui ne sont pas le prolongement de mon œil, l’opéra est bien un objet.

 

Il faut une autre subjectivité qui, vous prêtant sa vision, vous permet de voir la chose d’un œil neuf. J’ai retrouvé là-bas un bloggeur, Plapatine, et c’est en sa compagnie que j’ai commencé à regarder l’opéra sans majuscule, sans « de Paris » accolé derrière, sans spectacle en somme. Comme quelqu’un qui ferait parler devant vous un album de famille en vous racontant l’anecdote qui y est certes bien présente (et pas seulement associée) mais cachée à l’observateur non averti ; ainsi de ce buste de « déesse » de l’éclairage à l’électricité, qui possède un fil électrique en guise de collier.

Même si au final, à s’être posté au premier étage pour observer l’escalier central et les gens qui s’y agitaient, on a fini par discuter en oubliant un peu le cadre – par où l’on rejoint ce qui fait le charme du lieu, sa capacité de mise en scène.

 

21:46 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : opéra, garnier