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28 avril 2014

Manque d'aspiration ?

Lorsque j'aperçois les cinq chaises disposées en demi-cercle à l'avant-scène, un vieux flash back d'Elena's aria me fait dire que c'est de mauvais augure. En réalité, sur l'échelle murine, Vortex temporum se situerait plus près de Partita 2, en moins sensuel (on a troqué Bach contre la pièce éponyme de Gérars Grisey) et plus construit (les rosaces dessinées à la craie sur le sol se retrouvent dans les mouvements de groupes, circulaires). Musiciens et danseurs se mêlent dans un élégant tourbillon, trop sporadique cependant pour vraiment m'entraîner – malgré les chouettes élans qui se répercutent en cascade et les bruits étranges des instruments, notamment le violoncelle qui hésite entre la sirène soupirante et le frisage de bolduc.

Anne Teresa De Keersmaeker se dit « fascinée par la façon dont cette musique compose le temps, comment elle passe d'un temps codé, régulier, pulsé, à une sorte de temporalité liquéfiée où la pulsation vacille et se dissout ». Je préfère quand la pulsation est dissoute par Dutilleux mais pourquoi pas, la dislocation met le mouvement en branle et ouvre tout un champ de possibilités. Seulement, ces possibilités, la chorégraphe va les chercher du côté de la construction mathématique de la pièce, « qu'on ne découvre qu'en lisant la partition », et, même si ça équilibre l'univers en contrebalançant les chorégraphies plaquées sur la musique, ça ne me met pas du tout l'enthousiasme en asymptote.

J'aime voir les danseurs épars se mettre à tourbillonner comme des feuilles mortes jusqu'à se trouver rassemblés et suis un peu déçue que la bourrasque retombe à chaque fois si vite. On entend nettement le souffle des danseurs (surtout lorsque leurs baskets crissent dans le silence1) mais je n'entends pas la respiration d'ensemble (sauf à la toute fin, où les cordes font un bruit d'expiration sous scaphandre et que la main du chef bat la mesure comme un cœur, se contractant en un poing fermé pour mieux se dilater doigts ouverts). On est moins inspiré qu'aspiré dans Vortex temporum.

(Je commence à avoir un peu peur qu'Anne Teresa De Keersmaeker fasse partie de ces chorégraphes que j'ai découvert à travers la seule de leur pièce qui pouvait m'émouvoir, et que je continue à aller voir en espérant retrouver le même émerveillement.)

 

1 Comme j'étais en quête de baskets avant le spectacle, je me suis peut-être un peu trop focalisée dessus – alors que ce n'était rien en comparaison des chaussettes roses et surtout du pull d'un des danseurs, avec le dos... en dentelle #PointGender.

27 avril 2014

Œ-DI-PUS REX !

Une musique de ballet en ouverture, cela ne mange pas de pain et c'est parfait pour faire la mise au point des jumelles (pour comprendre que la beauté de la jolie altiste du fond vient de ses pommettes très marquées) et décider si l'on voit mieux par-dessus ou par-dessous la barre de sécurité (à la fin des Créatures de Prométhée, la réponse est évidente : ni l'un ni l'autre).

Les Métaboles de Dutilleux, mobile de sons qui ricochent et dégringolent de manière imprévisible, ressemblent aux structures métalliques de James Thierrée : elles se disloquent pour mieux se réinventer. Dans ce drôle d'univers aux mondes sans cesse changeants, il suffit de quelques lointains accents jazz pour faire surgir une jungle urbaine qui surgit à une autre jungle, pleine d'yeux et de pattes qui cavalent en tous sens parmi les branches sans qu'on puisse les distinguer.

Œdipus rex de Stravinsky m'a presque donné envie de refaire du petit latin, c'est dire. Malgré la narration assurée par le récitant exprès pour que l'on n'ait pas à s'embarrasser de la langue, je m'amuse à retrouver les mots latins – exercice qui combine compréhension orale et version à partir surtitres, le chanteur interprétant Œdipe n'ayant manifestement jamais eu à réciter ses déclinaisons1. La (très relative) facilité s'explique à la lecture du programme : il s'avère que je fais de la version sur le résultat d'un thème, le livret étant une adaptation-traduction de la pièce de Cocteau. Je n'avais pas fait le rapprochement à l'écoute mais, on retrouve effectivement le mythe pour ainsi dire brut de La Machine infernale, qui se déroule, implacable, jusqu'à ce qu'à ce que tous les personnages soient zigouillés, exilés ou estropiés selon une distribution immuable. L'important n'est pas d'observer l'origine d'un complexe psychanalytique, c'est que le mythe soit présent, qu'il soit rejoué, là. Le latin nous dispense, nous interdit même d'explorer la psychologie des personnages ; « la parole devient pure matière à travailler musicalement, comme le marbre ou la pierre servent au travail du sculpteur ». On peut ainsi se laisser emporter par le chœur d'hommes qui incarne le peuple de Thèbes au rythme de tambours quasi-galériens et se laisser surprendre par la révélation de l'oracle, répétée dans un souffle par Œdipe, d'une voix livide. À la sortie du théâtre, je tape sur tout ce qui me tombe sur la main avec la légèreté de colonnes doriques, entrecoupant mes percussions d'Œ-di-pus rex avec la voix caverneuse.

Non seulement le programme des 80 ans de l'Orchestre national de France est équilibré (Beethoven, Dutilleux, Stravinsky : un classique, un compositeur mort depuis si peu de temps qu'on peut le dire contemporain et un moderne) mais, avec les métamorphoses des Métaboles et la relecture moderne d'un mythe antique, il témoigne d'une belle intention : que les orchestres soient à l'image de la musique classique, un art sachant se réinventer.

 

*boum, boum* Œ-DI-PUS REX ! Œ-DI-PUS REX ! *boum, boum*
(On n'est pas loin d'un syndrome d'amplitude DO RÉ MI FA.)

  

1 Avant de taxer son latin de latin de cuisine, je devrais peut-être remarquer que la prononciation du latin semble légèrement différer selon la langue d'origine. Il faut dire que la phonétique a été reconstituée à partir des onomatopées trouvées dans les textes et quand on sait qu'un coq français fait cocorico alors qu'il fait kirikiki en République tchèque...   

Une promesse

Je n'ai pas lu Un voyage dans le passé, nouvelle de Zweig dont est inspiré Une promesse, mais ce que je sais, c'est qu'on trouve dans le film de Patrice Leconte la même justesse des sentiments que chez l'écrivain.

On se doute bien d'où va aller l'histoire de Friederich, jeune homme talentueux à qui Karl, vieil industriel, confie la gestion de son usine et qu'il héberge chez lui, avec son fils et Charlotte, sa ravissante jeune épouse. Ce qui importe, ce sont les mouvements de lèvres de Charlotte, promptes à s'écarter en un large sourire de gêne ou de joie ; son inclinaison lorsqu'elle sert le thé au jeune protégé de son mari, qui fait remarquer les délicats boutons qui ferment le col de sa robe ; les fossettes de Louis, qui lui donnent un regard pénétrant même lorsqu'il parle affaires avec le plus grand sérieux ; sa concentration et sa détermination dans son travail, qui ne saurait en aucun cas être un prétexte pour se rapprocher de la femme du patron ; les regards du vieil homme, qui vont de l'un à l'autre et montrent qu'il comprend très bien ce qui se passent entre eux... Il ne veut pas condamner cet amour mais il ne peut pas pour autant y consentir, tandis que les jeunes gens ne peuvent se passer l'un de l'autre mais ne veulent pas d'adultère.

Séparés par un océan lorsque Friederich part travailler au Mexique, puis par la guerre, ils ne se revoient que bien des années plus tard. Mais alors que le mari de Charlotte est mort, les retrouvailles ne sonnent pas, comme ils l'auraient voulu, comme ils se l'étaient promis l'un à l'autre, le triomphe de leur amour. Le temps a passé, Friederich a évolué et on le sent aussi désappointé que rassuré lorsqu'il constate que rien n'a changé dans la demeure où il a vécu un amour impossible. Apparemment, la nouvelle de Zweig en reste là, au voyage dans un passé que l'on ne peut revivre qu'en souvenir. Dans le film, Friederich admet que, si avides de se reconnaître soient-ils, ils sont devenus des étrangers : ce faisant, il empêche Charlotte de faire comme si rien ne s'était passé et se laisse une chance de nouer une relation où ils soient tous deux l'un avec l'autre plutôt qu'avec le souvenir qu'ils en ont gardé. Le temps ne se rattrape pas ; c'est lui qui vous rattrape – sous la forme d'un défilé d'anciens combattants, où l'on aperçoit quelques croix gammées. Éclopés du cœur ou de la guerre, il ne reste plus qu'à vivre aussi bien que l'on peut : le dernier baiser des amants (leur premier) a déjà un fort goût de nostalgie, il serait dommage que vienne s'y ajouter l'amertume.

 

 

Une promesse plutôt qu'Un voyage dans le passé : alors que Friederich et Charlotte ne sont plus ceux qui se sont fait la promesse de s'aimer, ils s'efforcent de se retrouver, au nom de cette promesse et de la personne qu'ils ont été (la promesse est toujours une anticipation sur ce que l'on sera). Amour au-delà de l'amour(-passion), leur engagement ressemble curieusement au serment du mariage, vous ne trouvez pas ? Une promesse comme un fil d'Ariane de tendresse, pour retrouver la trace de l'être aimé par le passé et, qui sait, renouer.  

Tristan und Isolde

On n'échappe pas à son destin : si la servante d'Isolde n'avait pas interverti les filtres, Tristan et Isolde auraient bu le poison et seraient mort ; ils boivent à la place le filtre d'amour et, au final, embrassent la mort – la seule différence, ce sont les quatre heures d'opéra que cela prend. Quatre heures durant lesquelles on se bousille le cou et les yeux pour lire les surtitres1 et ne rien perdre d'un livret extrêmement riche. Autant vous le dire tout de suite, c'est peine perdue : si les wagnophiles revoient inlassablement leurs classiques, c'est bien parce que l'opéra nécessite plusieurs écoutes. Quand on est néophyte, on s'extasie pendant toute l'ouverture puis on surnage comme on peut, espérant secrètement à l'ouverture de l'acte suivant que les chanteurs ne se remettent pas à chanter et laissent ce putain de cor nous réjouir de tristesse.

Évidemment, les chanteurs se remettent à chanter, et pas qu'un peu. Alors, après le je ne suis pas un héros (mais un jeune suffisamment ignorant pour ne pas évaluer et craindre le danger) de Siegfried, on passe à l'ultime démystification : l'amour est un poison qui coule dans nos veines car le parfait amant est un amant mort. Pour être éternel, il faut se soustraire au temps et quoi de plus efficace pour cela quand on est un homme que la mort ? De cette logique implacable découle une inversion symbolique du jour et de la nuit. Cette dernière, que le sommeil rapproche de la mort, devient le temps de la vérité, celui d'une vie vécue à l'abri du mensonge et de l'hypocrisie sociale du jour. Les Romains qui sommeillent en nous ne peuvent s'empêcher de frémir et tentent de se rassurer en se rappelant que tout cela résulte d'un amour artificiel2, empoisonné. Comment, pourtant, ne pas voir la lumière ainsi faite sur notre part d'ombre ?

Il y a bien en chacun de nous, je crois, un désir de fusion, une envie de se perdre dans l'autre, qui, si elle nous soulage un temps de nous-même, risquerait de nous perdre. Dans l'abandon amoureux, que l'on est tenté de résumer aux soupirs de la belle qui s'est enfin rendue à l'homme qui la courtise, il y aussi cette tentation d'en finir avec soi, que l'on désire et redoute à la fois (et que pour ne pas voir, on taxera de pudibonderie). Sous l'action du filtre, Tristan et Isolde ne la craignent plus ; ils l'embrassent. L'aspiration à l'amour, habituellement associé à la vie, ne serait-ce que par son caractère reproducteur, devient aspiration vers la mort. Cela est parfaitement rendu par une image de Bill Viola où le soleil aperçu à travers les frondaisons finit par avaler l'écran de sa lumière aveuglante – trop-plein de vie qui efface tout.

Pour le reste, j'avoue ne pas avoir trouvé un grand intérêt aux projections du plasticien-cinéaste : alors que la lenteur aurait pu transmettre le sens de la métamorphose comme c'est le cas dans les spectacles d'Amagatsu, elle ne sert la plupart du temps qu'un symbolisme un peu creux, qui n'apporte pas grand-chose à l'opéra. Le seul autre moment qui m'a frappé comme en soulignant le sens et la richesse est la remontée de Tristan vers la vie, poussé par une éruption de bulles (le feu et l'eau fusionnent comme la vie et la mort). C'est la traduction visuelle et poétique du moment où l'on émerge du sommeil jusqu'à la conscience (quand cela fait pop et que l'on entend soudain le bruit extérieur, comme si on nous avait débouché les oreilles), phénomène miniature de la remontée de Tristan vers la vie, contre laquelle il résiste comme on résiste quand on sait qu'il n'est pas l'heure de se lever, qu'on est encore fatigué et qu'il est bien trop tôt pour se réveiller. Tristan lutte, il ne veut pas plus de cette vie mortifère que Buffy à la saison 6, lorsque ses amis la ressuscitent et l'arrachent à l'apaisement qu'elle avait enfin trouvé. Ce retour à la vie néfaste fait apparaître la mort du couple comme un soulagement : à jamais unis par le et du mythe3, Tristan et Isolde ont fusionné et par cette fusion se sont l'un l'autre libéré d'eux-mêmes, Tristan dissous en Isolde, Isolde en Tristan.

(Contrairement à ce que j'avais cru à l'écoute du deuxième acte en concert, l'opéra n'est pas inhumain : la pulsion de mort, si pesante qu'Eros est écrasé par Thanatos, Wagner nous offre de la mettre à distance grâce au premier acte où il est clair qu'Isolde en veut à Tristan, qu'elle veut sa mort comme la sienne pour mettre fin à la situation « honteuse » et inextricable dans laquelle elle se trouve. Filtre d'amour, filtre d'oubli, on peut refouler en paix.)

 

1 Porter des lunettes s'avère doublement handicapant : 1° si l'on ne bouge que l'œil, le surtitre est pile derrière la monture, on est forcé de renverser la tête ; 2° la vidéoprojection se diffracte largement sur les verres pourtant anti-reflet – de quoi vous faire aimer encore plus Bill Viola.

2 Tristan et Isolde réécrivent l'histoire (si Tristan l'a promise à son roi, c'est qu'il voulait pour elle ce qu'il y a de plus grand) mais quel couple ne le fait pas ? L'amour est avant tout une histoire, qui a d'autant plus de réalité qu'on se la raconte l'un à l'autre – et à ceux qui nous entourent.

3 Il y a tout un passage de réflexion grammaticale qui m'a rappelé les extraits de réflexions théologiques médiévales et aristotéliciennes que j'ai pu voir en philo (pour ne pas faire dans la dentelle : est-ce que l'argument « si Dieu est grand, Dieu est » peut prouver l'existence de Dieu ?).