08 avril 2014
Into the woods
L'amie qui m'a emmenée voir Into the woods en est ressortie subjuguée, s'extasiant sur les décors et la technique vocale des chanteurs. J'aurais aimé être dans le même état. Mais voilà, je souffre d'une crise d'insatisfaction passagère. Mon nouveau boulot, sympa mais pas très stimulant, démultiplie mon angoisse chronique de régresser intellectuellement et je place tous mes espoirs dans mes sorties : je veux de l'émerveillement, du grain à moudre, du fil à retordre, les oreilles qui fument et les neurones qui frétillent... Ou bien de la comfort food spirituelle, du plaisir en barre qui calme la faim à défaut de rendre l'appétit.
Manque de bol pour moi, Into the woods n'est ni Le Chevalier à la rose ni Once upon a time. Ce n'est pas une comédie romantique déguisée en conte de fées et, à choisir entre deux héritages, la comédie musicale de Stephen Sondheim se situerait plutôt dans la lignées des contes plus ou moins moraux et plus ou moins cruels qui sont l'essence même des histoires de Grimm et compagnie. Ces contes comportent déjà ce que l'on veut faire passer comme le détournement d'un conte original rendu plus gentil qu'il n'est en réalité. Du coup, je trouve la première partie du spectacle bien meilleure que la seconde. Il est bien plus subversif d'épouser les codes du genre pour faire entendre à quel point on rit jaune, rouge, petit chaperon rouge et qu'on finit psychanalysé sous la dent du loup, que de mettre en pièces les histoires : une fois disparu le conteur, victime d'une fâcheuse métalepse, les personnages se mettent à errer et se font broyer les uns après les autres, sans que le massacre ait rien de particulièrement émouvant ou jubilatoire (mais si, mais si, ne faites pas semblant, vous savez : la joie de tuer par procuration, sous l'œil bienveillant du surmoi1). La dispute des personnages pour trouver le responsable du bordel ambiant est en revanche une amusante manière de remonter le fil narratif ; j'imagine bien les glossateurs de Leibnitz se disputer comme ça pour déterminer la raison suffisante de l'événement.
Si l'histoire de géant qui (dé)structure l'essentiel du second acte était dispensable, le livret n'en est pas moins plein de bonnes trouvailles dans la veine du premier acte. Un personnage qui cumule est le prince de Cendrillon : aussi courageux que Matamore, il prend Cendrillon dans ses filets comme une mouche, en enduisant les escaliers de poix. La scène d'explication, après qu'il a foutu le camp avec la Belle au Bois Dormant (comme prévu par Téléphone), est savoureuse : I was raised to be charming, not to be sincere. Le couple princier divorce d'un commun accord, Cendrillon ayant de toutes façons depuis toujours préféré le bal au prince.
J'ai également beaucoup aimé le Petit chaperon rouge, charmée de tout ce qu'elle a appris depuis qu'elle a vu le loup (et que le prince de je-ne-sais-plus-qui2 l'a délivrée d'un coup d'épée) et j'ai trouvé touchant le boulanger (issu du conte directeur, inventé pour chapeauter les autres) – allez savoir si c'est à cause de son métier (émotion d'estomac sur pattes), de son air de famille avec mon oncle (de loin, en tous cas) ou de son histoire. Sa bonne femme veut un enfant mais la sorcière du coin l'a condamné à la stérilité et le sort ne sera levé que s'ils ramènent tout un tas d'ingrédients farfelus en comparaison desquels il est facile de trouver des fraises en plein hiver. Le pauvre boulange, moyennement partant, s'enhardit peu à peu au cours de la quête et, moins il se repose sur sa femme, plus il montre de tendresse. Bon, il collera quand même le marmot dans les bras de la première princesse venue pour ne pas s'en occuper, faut pas déconner, mais mine de rien, il aura quand même trouvé son chemin, hors du giron de sa femme.
Parce que les personnages d'Into the woods finissent bien par trouver leur chemin (lorsqu'ils ne se font pas zigouiller par Stephen Sondheim, à côté de qui Joss Whedon fait figure d'enfant de chœur) ; le truc, c'est que ce chemin diverge souvent de celui qu'ils pensaient suivre – et donc parfois aussi des personnes avec qui ils cheminaient. Prenez garde que vos souhaits se réalisent, qu'ils disaient (vouloir un appartement près du métro, par exemple). C'est peut-être une bonne chose qu'ils ne se soient pas réalisés concernant cette comédie musicale : de l'humour, des airs entraînants et des beaux décors sans prise de tête ni niaiserie, ça fait du bien, de temps en temps. À la sortie, on est d'humeur à jouer à la marelle sur les pavés du pont au Change et à chantonner le refrain, en yaourt dans le texte.
1 Dans le genre, je vous recommande Hanna, vu récemment à la télé. La frêle blondinette qui mate les agents de la CIA au saut du lit et tue tout ce qui bouge, ça marche presque encore mieux que le chauve musclé.
2 On se souvient toujours du nom des héroïnes, jamais de celui des princes interchangeables. Je ne voudrais pas faire ma masculiniste de base mais quand même, c'est triste de ne pas avoir de personnalité (on reparlera de ça avec Her).
23:43 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, comédie musicale, into the woods, stephen sondheim, contes
Bribes de gala
Un gala ressemble à une de ces soirées où l'on retrouve des gens que l'on a pas vu depuis assez longtemps pour qu'ils viennent avec des gens qui sont entretemps devenus leurs amis.
Il y a ceux dont on n'est pas forcément très proche mais que l'on fréquente plus régulièrement que les autres (Charline Giezendanner, que j'aime décidément beaucoup) et dont les petites provocations ne nous offusquent plus depuis longtemps : on s'amuse de ce que Donizetti pas de deux aurait dû s'appeler Donizetti petite batterie ; Mathias Heymann y est si insolent de virtuosité que ça sent la revendication nationale.
Il y a ceux qu'on n'avait pas vus depuis longtemps et qui rapportent avec eux tout un tas de souvenirs indissociables du plaisir que l'on a à les voir ce jour-là. C'est le cas du maître de cérémonie, Manuel Legris, toujours égal à lui-même – ce qui n'est pas peu dire. Ses retrouvailles avec Aurélie Dupont, au goût très prononcé de nostalgie, ont entraîné un surcroît d'applaudissements : deux étoiles retrouvées pour le retour d'une.
Il y a cette personne dont on vous a dit beaucoup de bien, Marianela Núñez, et qui réussit quand même à vous surprendre en douceur, sans que vous sachiez exactement pourquoi. Je crois que c'est son élégance made in Royal Ballet, que je n'attendais pas dans le rôle volontiers bourrin de Kitri.
Il y a aussi cet ami d'ami, que vous n'aimez guère et qui vous le rend bien en dépit des ronds de jambe que vous ne manquerez pas de vous adresser. Non, désolée, Pierre Lacotte, ce n'est pas possible.
Il y a cette blonde piquante que vous ne connaissez ni d'Eve ni d'Adam mais dont la personnalité et le sens de l'humour vous plaît tout de suite : Olga Esina m'a donné envie de revoir le DVD de La Chauve-souris. Elle forme avec Manuel Legris un couple qui n'a pas l'aura mythique de celui qu'il a formé avec Aurélie Dupont mais dont il émane une telle joie de vivre que l'étoile française est doucement enveloppée par les brumes du passé. Et puis, Manuel Legris est vraiment chez Roland Petit comme chez lui.
Il y a les voisins dont vous surprenez les conversations. Le prince de Semyon Chudin a beaucoup plu à mes voisins homo. Beaucoup. Perdre leurs commentaires à la fois intelligents et croquignolets m'a presque fait regretter de m'être replacée (c'est-à-dire replacée une seconde fois – parce qu'à l'avant-dernier rang du palais des Congrès, les danseurs rentraient aisément dans une maison de poupée).
Il y a aussi cet invité que vous avez vu une fois et qui vous a fait forte impression. Il est toujours impressionnant mais vous faites la part des choses : il est très plaisant de retrouver à la fois Kirill Kourlaev et l'Anna Karénine de Boris Eifman, même si la troupe du chorégraphe russe reste indépassable dans son répertoire. Idem pour cet invité qui n'est pas la seule raison de votre venue mais qui vous a motivé au moment de vous arracher de votre canapé : même si vous en pincez pour lui, vous savez raison garder. Surtout quand il s'agit d'une pièce aussi géniale que Mona Lisa. J'ai beau être toute acquise à la cause de Friedmann Vogel, son duo avec Maria Eichwald ne fonctionne pas aussi bien que celui de Jason Reilly et Alicia Amatriain. La chorégraphie est hyper sexy quand elle est une provocation continue mais la frêle Maria aurait bien du mal à défier l'armoire à glace qu'est en réalité mon maigrichon fantasmé1. Il esquive à la McGregor.
Au final, on n'aura pas eu le temps de vraiment discuter avec chacun mais, entre les retrouvailles et les nouvelles rencontres, on a plutôt passé une bonne soirée.
1 Aux saluts, je me suis aperçue que Kirill Kourlaev, taillé comme un dieu nordique, fait limite copeau à côté. Je vais donc pouvoir inaugurer un tableau Pinterest où il rejoindra David Boreanaz dans la catégorie des choupies armoires à glace.
19:30 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, gala, manuel legris
07 avril 2014
Le fail de mademoiselle Julie à entrer dans la légende
Une petite chroniquette avant d'oublier avoir assisté à Fall river legend et Mademoiselle Julie. Le ballet d'Agnes de Mille a donné vie à la seule image que j'en avais : une danseuse en robe verte, cramponnée à une charpente. La montée de la folie dans un univers de rigueur protestante est un thème qui a de quoi me fasciner, passé l'instant de surprise en voyant le prêtre, pasteur donc, conter fleurette à l'héroïne. Cela a été un plaisir de revoir Alice Renavand en tant qu'étoile – toujours aussi expressive, même et surtout avec une hache entre les mains.
Mademoiselle Julie, ballet de Birgit Cullberg au nom joliment désuet, qui augurait fort bien en répétition, s'est révélé assez décevant. On prend plaisir à voir Nicolas Leriche s'amuser et s'encanailler dans le rôle d'un laquais qui ne résiste pas aux avances de sa maîtresse, et à regarder les gambettes d'Aurélie Dupont s'agiter lascivement (pour faire oublier l'affreux tutu-cravache qui lui faisait limite des poteaux – c'est dire la réussite du costume) mais on s'ennuie assez rapidement et on ne comprend pas grand-chose au dénouement. C'était beaucoup plus amusant sous-titré par Ana Laguna, qui rendait limpide la danse de Ninon Raux – belle découverte quand j'étais surtout venue à la répétition attirée par la présence d'Audric Bezard (toujours aussi canon malgré ses nouveaux biscotos gonflés, il s'est révélé assez cool raoul, naturel(lement beau gosse)).
22:45 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, opéra, garnier, fall river legend, mademoiselle julie, alice renavand, nicolas leriche, aurélie dupont, paléochroniquette
06 avril 2014
Paris delenda est
La première chose qu'on lit dans les critiques de Diplomatie, c'est : ça ne s'est pas passé comme ça, l'entretien auquel on assiste entre le gouverneur allemand, chargé de rayer Paris de la carte, et le consul suédois, qui finira par l'en dissuader, n'a pas eu lieu cette nuit-là. C'est pourtant un procédé fort commun au théâtre que d'inventer un confident pour que le personnage poursuive sa réflexion à voix haute. Et c'est précisément en cela que l'adaptation de la pièce de Cyril Gély par Volker Schlöndorff offre un intérêt historique : elle ne reconstitue pas ce qui s'est passé mais essaye de comprendre pourquoi ce qui s'est passé a eu lieu. Sondant l'humain, ce n'est pas une nuit que le dramaturge met en lumière mais un pan entier de l'histoire.
Plutôt que d'aborder d'un bloc cette période où la folie s'est accomplie à force de rationalisation, Diplomatie déroule patiemment les raisons qui pousseraient le gouverneur a obéir à un ordre irrationnel – non seulement faire sauter Paris serait une hécatombe mais, de surcroît, cela ne servirait à rien d'un point de vue stratégique. Et notre homme est un militaire avant d'être un SS. Il obéit aux ordres. Non point aveuglément, comme on aimerait le croire (comme on aimerait croire au mal, indivisible, distinct de la bêtise, de l'indifférence et de la lâcheté) : les ordres qu'il a reçus luit ont posé des cas de conscience mais il les a gardés pour lui, pour ne surtout pas faire douter du commandement aux hommes sous ses ordres. L'entreprise du consul suédois ne consiste donc pas à semer le doute dans l'esprit de l'gouverneur mais à faire sauter la barrière qui les retient, dans une joute verbale qui oppose armes de persuasion et défense péremptoire.
Tout y passe : l'argument patrimonial (juste après Monuments Men, on ne risque pas de louper l'allusion1) agace autant le gouverneur que Goebbels ordonnant la liquidation de Paris et faisant faire son shopping au Louvre ; l'argument humaniste l'atteint bien peu, lui qui sait qu'on ne fait pas de guerre sans faire de morts et dont l'empathie a été anesthésiée depuis qu'il a massacré des juifs sur le front de l'Est ; l'argument rationnel, qui pointe l'inutilité stratégique d'un tel acte, s'approche bien davantage du nœud de résistance, premier indice d'une débâcle qui n'est pas seulement militaire (des généraux qui ont tenté d'assassiner Hitler, le gouverneur dira seulement qu'ils avaient « probablement une longueur d'avance »). Si la lutte oratoire se dénoue autour de la question de la famille du gouverneur, prise en otage par les SS et menacée d'exécution s'il n'obéit pas aux ordres, la rationalité constitue bien le cœur du problème : tant qu'elle s'est articulée en sophismes bien construits, elle a fait commettre et admettre le pire avec la plus grande discipline (le gouverneur s'offusque : « vous ne voudriez tout de même pas que je renie mon éducation ? ») ; il faut que son effondrement la révèle comme simulacre de raison pour qu'elle soit rejetée (la prise en otage de la famille est qualifiée de « pratique moyenâgeuse » par le gouverneur lui-même).
Le dénouement achève de montrer ce qu'il y a de trop humain dans l'homme : on voit tout à la fois chez le gouverneur la lâcheté qu'il reprochait de façon véhémente aux Parisiens et l'amour des siens, cet égoïsme de l'individualisme. On voit également sa fatigue de vieil homme, qui grandit au cours de la nuit blanche, et en comparaison de quoi le consul semble rajeunir. Sa droiture2 finit par ressembler à de la dureté – sa surprise lorsque le gouverneur lui rappelle qu'il a besoin d'un laisser-passer pour aller mettre sa famille en sûreté le trahit : il n'a jamais eu l'intention d'honorer ce qui n'était à ses yeux qu'une ruse de négociateur. Si l'on veut alors continuer de considérer le gouverneur comme un monstre, force est d'admettre que l'homme l'est toujours en puissance. Les « fanatiques » qui entourent le gouverneur (flatterie tactique : vous valez mieux que ça) s'avèrent ainsi être pour la majorité des gamins terrifiés qu'il renvoie chez eux.
Le constat n'est pas facile mais rien ne l'est dans ce film qui se refuse à la facilité et n'admet ni cliché ni généralisation. Diplomatie touche au général en se focalisant sur deux hommes. Le jeu de Niels Arestrup et André Dussollier, dont il n'y a rien, jusqu'au souffle, aux sourcils, à la moindre ride, qui ne fasse sens, est aussi admirable que le mélange de provocation et de désinvolture avec lequel le consul pousse le gouverneur dans ses retranchements jusqu'à le cerner. Diplomatie videndus est.
Mit Palpatine
1 Un ami a vu les deux films dans l'ordre inverse et c'est la fanfaronnade du frenchy sur la non-destruction de Paris qui l'a fait tiquer.
2 Droiture morale suggérée par la silhouette très droite, très fine, d'André Dussollier ? Son personnage n'avait pas du tout la même stature, apparemment.
23:55 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, diplomatie