06 avril 2014
Paris delenda est
La première chose qu'on lit dans les critiques de Diplomatie, c'est : ça ne s'est pas passé comme ça, l'entretien auquel on assiste entre le gouverneur allemand, chargé de rayer Paris de la carte, et le consul suédois, qui finira par l'en dissuader, n'a pas eu lieu cette nuit-là. C'est pourtant un procédé fort commun au théâtre que d'inventer un confident pour que le personnage poursuive sa réflexion à voix haute. Et c'est précisément en cela que l'adaptation de la pièce de Cyril Gély par Volker Schlöndorff offre un intérêt historique : elle ne reconstitue pas ce qui s'est passé mais essaye de comprendre pourquoi ce qui s'est passé a eu lieu. Sondant l'humain, ce n'est pas une nuit que le dramaturge met en lumière mais un pan entier de l'histoire.
Plutôt que d'aborder d'un bloc cette période où la folie s'est accomplie à force de rationalisation, Diplomatie déroule patiemment les raisons qui pousseraient le gouverneur a obéir à un ordre irrationnel – non seulement faire sauter Paris serait une hécatombe mais, de surcroît, cela ne servirait à rien d'un point de vue stratégique. Et notre homme est un militaire avant d'être un SS. Il obéit aux ordres. Non point aveuglément, comme on aimerait le croire (comme on aimerait croire au mal, indivisible, distinct de la bêtise, de l'indifférence et de la lâcheté) : les ordres qu'il a reçus luit ont posé des cas de conscience mais il les a gardés pour lui, pour ne surtout pas faire douter du commandement aux hommes sous ses ordres. L'entreprise du consul suédois ne consiste donc pas à semer le doute dans l'esprit de l'gouverneur mais à faire sauter la barrière qui les retient, dans une joute verbale qui oppose armes de persuasion et défense péremptoire.
Tout y passe : l'argument patrimonial (juste après Monuments Men, on ne risque pas de louper l'allusion1) agace autant le gouverneur que Goebbels ordonnant la liquidation de Paris et faisant faire son shopping au Louvre ; l'argument humaniste l'atteint bien peu, lui qui sait qu'on ne fait pas de guerre sans faire de morts et dont l'empathie a été anesthésiée depuis qu'il a massacré des juifs sur le front de l'Est ; l'argument rationnel, qui pointe l'inutilité stratégique d'un tel acte, s'approche bien davantage du nœud de résistance, premier indice d'une débâcle qui n'est pas seulement militaire (des généraux qui ont tenté d'assassiner Hitler, le gouverneur dira seulement qu'ils avaient « probablement une longueur d'avance »). Si la lutte oratoire se dénoue autour de la question de la famille du gouverneur, prise en otage par les SS et menacée d'exécution s'il n'obéit pas aux ordres, la rationalité constitue bien le cœur du problème : tant qu'elle s'est articulée en sophismes bien construits, elle a fait commettre et admettre le pire avec la plus grande discipline (le gouverneur s'offusque : « vous ne voudriez tout de même pas que je renie mon éducation ? ») ; il faut que son effondrement la révèle comme simulacre de raison pour qu'elle soit rejetée (la prise en otage de la famille est qualifiée de « pratique moyenâgeuse » par le gouverneur lui-même).
Le dénouement achève de montrer ce qu'il y a de trop humain dans l'homme : on voit tout à la fois chez le gouverneur la lâcheté qu'il reprochait de façon véhémente aux Parisiens et l'amour des siens, cet égoïsme de l'individualisme. On voit également sa fatigue de vieil homme, qui grandit au cours de la nuit blanche, et en comparaison de quoi le consul semble rajeunir. Sa droiture2 finit par ressembler à de la dureté – sa surprise lorsque le gouverneur lui rappelle qu'il a besoin d'un laisser-passer pour aller mettre sa famille en sûreté le trahit : il n'a jamais eu l'intention d'honorer ce qui n'était à ses yeux qu'une ruse de négociateur. Si l'on veut alors continuer de considérer le gouverneur comme un monstre, force est d'admettre que l'homme l'est toujours en puissance. Les « fanatiques » qui entourent le gouverneur (flatterie tactique : vous valez mieux que ça) s'avèrent ainsi être pour la majorité des gamins terrifiés qu'il renvoie chez eux.
Le constat n'est pas facile mais rien ne l'est dans ce film qui se refuse à la facilité et n'admet ni cliché ni généralisation. Diplomatie touche au général en se focalisant sur deux hommes. Le jeu de Niels Arestrup et André Dussollier, dont il n'y a rien, jusqu'au souffle, aux sourcils, à la moindre ride, qui ne fasse sens, est aussi admirable que le mélange de provocation et de désinvolture avec lequel le consul pousse le gouverneur dans ses retranchements jusqu'à le cerner. Diplomatie videndus est.
Mit Palpatine
1 Un ami a vu les deux films dans l'ordre inverse et c'est la fanfaronnade du frenchy sur la non-destruction de Paris qui l'a fait tiquer.
2 Droiture morale suggérée par la silhouette très droite, très fine, d'André Dussollier ? Son personnage n'avait pas du tout la même stature, apparemment.
23:55 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, diplomatie
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