22 avril 2014
Ida
Ida : je suis indistinctement tombée amoureuse d'un visage et d'un film. En temps normal, je serais tombée amoureuse du jeune Polonais ultra-choupi, mais là, je suis tombée amoureuse de ce visage-ci :
Pas le visage de l'actrice, que j'ai trouvé très décevant dans la vie réelle de Google : le visage du personnage, incroyable de beauté en noir et blanc, qui me fascine autant que le choix d'une vie recluse.
Novice orpheline, Ida est envoyée par la mère supérieure chez une tante qui n'a jamais manifesté le désir de la rencontrer, pour qu'elle prononce ses vœux en connaissance de cause. On découvre son histoire de « bonne sœur juive » en même temps que celle de la tante, juge communiste et femme fatale surnommée Wanda la rouge, prompte à lever le coude et à envoyer les hommes à la potence ou dans son lit. Il y a ce que Wanda sait (les parents d'Ida ne sont pas morts dans un accident de voiture), ce qu'elle soupçonne (la personne qui les aurait tués), ce qu'elle tait (le fils qu'elle a perdu) et ceux qu'elle fait parler.
Cette enquête, qu'Ida suit sans réelle curiosité même si on la sent constamment en alerte, l'esprit affûté, réserve des moments qui seraient ironiques n'était l'absence de distance envers les personnages : l'arrêt clope-prière, par exemple, fait partie de ces moments de raillerie désabusés qui, tout en soulignant ce qui sépare Ida et Wanda, restent empathiques pour ces deux femmes qui connaissent toutes deux la souffrance et y ont répondu de manière opposée, l'une rejetant Dieu, l'autre le monde. Alors que l'on prend peu à peu conscience de cela, la bonne vivante, rayonnante de cynisme à côté de l'austère religieuse morale, devient de plus en plus sombre tandis qu'Ida absorbe toute la lumière – celle de la vérité, pourtant aveuglante, et celle de la vie qu'elle découvre.
Il faudra le suicide de Wanda, glaçant de banalité (une fenêtre ouverte pour aérer, un morceau de musique, un manteau enfilé à la hâte comme pour aller faire une course et la sortie par la fenêtre), pour qu'Ida se glisse dans ses chaussures et adopte gauchement, avant de les rejeter en bloc, les mêmes parades pour soulager sa peine de vivre : on la voit s'habiller, s'enivrer puis coucher avec ce garçon rencontré à l'hôtel dans une fête d'une tristesse dont les pays communistes semblent avoir le secret1. Ida y prend manifestement plaisir, sans aucune pudibonderie, puis demande au jeune homme ce qu'ils feront si elle reste avec lui, ponctuant chacune de ses réponses d'un « Et après ? ». On la sent qui jauge ce que peut lui réserver cette vie. Le lendemain, alors qu'il dort encore, elle remet sa coiffe d'une main sûre et repart au couvent, où la discipline et les rires de ses camarades la soutiendront mieux dans sa tristesse existentielle que les pauvres plaisirs proposés de bon cœur par le jeune homme.
La dernière scène, où la caméra tressaute au rythme de son pas décidé, est pour ainsi dire la première où Ida perd sa placidité : elle n'est pas en colère (contre Dieu) mais manifestement révoltée (contre la vie, médiocre, qu'on lui propose et que sa famille n'aura pas eu le luxe de vivre). Au moins aussi déterminée que résignée, elle marche d'un pas vif, moins dans l'urgence de fuir ce monde (le renoncement est réel depuis qu'elle a découvert ce à quoi elle renonce) que de se tenir à l'écart de sa folie2.
Mit Palpatine
1 Cela m'a rappelé des passages de Kundera et surtout la scène de bal des Amours d'une blonde de Miloš Forman. D'une manière générale, j'ai d'ailleurs l'impression de retrouver cet humour bizarre, cynique, tendre et désabusé, rencontré dans l'univers tchèque.
2 Et d'embrasser l'absolu, dans une perspective religieuse.
19:58 | Lien permanent | Commentaires (0)
19 avril 2014
Tabac rouge
Il y a un bon mois, James Thierrée faisait un tabac rouge au théâtre de la Ville. Un bon mois que je me refrène de faire ce jeu de mot pourri je ne sais pas par quel bout le prendre. C'est très dur à chroniquetter, les spectacles en il y a. Soit on énumère toutes les images étonnantes dont on se souvient (et l'on est toujours frustré d'en oublier), soit on avance de grands thèmes si larges qu'ils recouvrent forcément ce qu'est le spectacle – et ce qu'il n'est pas : la maladie, la tendresse, la décrépitude, la révolte et finalement la mort sont bien trop vagues pour les gestes si précis de James Thierrée et de ses acolytes – si précis mais si peu circonstanciés qu'ils ne miment jamais une action univoque. Dans le monde de James Thierrée, il n'y a pas d'histoire ni d'abstraction, il y a des images décalées, oniriques, des bestioles étranges, des poutres métalliques qui ne résistent ni ne cèdent jamais là où on les attend, là où on les secoue, une couturière avec un abat-jour à franges en guise de chapeau chinois, une gymnaste araignée collante comme un morpion de compagnie, un lieutenant et une armée de jeunes filles intransigeantes et zélées, une machine à écrire et une à recoudre les lettre déchirées, des relations de cause à effet totalement désordonnées, un beau visage déterminé que je verrais bien faire la révolution en Amérique du Sud et un vieil homme qui commande à tout le monde sauf à son corps et qui finira enseveli par les sables mouvants du lino (pour avoir trop fumé de tabac et craché, rouge sang, ses poumons ?). Il y a, il y a, il y a, il y avait tant de saynètes drôles et furieuses qu'on ne les retrouvera pas toutes à moins de revoir ce spectacle à la couleur « à la fois noire et rutilante, où la nuit abat le jour (le mot « abat-jour » a d’ailleurs donné, par anagramme, le titreTabac rouge)1 ».
Mit @JoPrincesse (Palpatine s'est fait une séance de rattrapage en peu après)
À lire, une interview de l'artiste.
1 « Au bord de l'ivresse », Lorène de Bonnay. Bien vu, aussi, vers la fin : « On assiste à une sorte de transe du clan autour de la machine miroitante, devenue un astre tournant truffé de miroirs brisés :on célèbre avec une joie dionysiaque le totem bientôt abattu ; et le roi finit englouti. »
18:17 Publié dans Patte de souris, Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tabac rouge, james thierrée, tdv, danse
Otello à cor et à cri
J'irais bien à Murano. Ce souvenir private joke1 de Venise est la première chose qui m'est venue à l'esprit lorsque le rideau s'est levé sur un lustre façon verre de Murano. C'est à peu près le seul élément notable de la mise en scène de l'Otello présenté au théâtre des Champs-Elysées et, n'était le massacre de chaises au dernier acte (je prie pour ne jamais me réincarner en chaise de théâtre), on se rappellerait avoir connu des versions de concert plus animées. Pour une fois, le tiers manquant de la scène ne m'a pas manqué plus que cela.
Scène vide, mise en scène statique, flat characters chantés par des personnages en chair et bonus diva, je crois que je ne m'étais jamais autant approchée de la caricature – il faut dire que je m'étais toujours méfiée des opéras italiens jusque-là. Quitte à faire hurler les mélomanes, autant avouer que j'ai eu l'impression de voir les Feux de l'amour à l'opéra, version ritale, avec ego de coq et scooter dans la ruelle : aussi extrêmes soient les manifestations de leurs sentiments, Otello, Desdemona et Rodrigo ont la maturité émotionnelle d'ados de 15 ans – Desdemona finira d'ailleurs par taguer le mur de sa chambre.
Pourquoi, alors, n'a-t-on pas envie de partir à l'entracte ? La musique. Non pas les instruments d'époque, qui se mettent parfois à barrir (cors ?) ou à émettre des sifflements stridents (flûte ?), mais la partition de Rossini, qui nous emporte aussi bien que le ferait aujourd'hui une comédie musicale bien menée2, avec en prime un trio de chanteurs (John Osborn, Cecilia Bartoli, Edgardo Rocha) qui n'ont pas froid aux yeux ni à la gorge. Même la voisine ultra-élégante de devant swinguait de la tête. Après la Petite messe solennelle, Otello me conforte dans mon envie de découvrir Rossini – peut-être ne commencerai-je pas par l'opéra, voilà tout.
1 Phrase prononcée devant à peu près chaque lustre en verre de Murano vu à Venise, jusqu'à ce qu'on prenne le vaporetto jusqu'à l'île de Murano – très mignonne au demeurant.
2 Je verrais bien John Osborn, Otello en tenue de militaire-garagiste, dans un remix de Top Gun : sa démarche aux saluts collait parfaitement.
16:34 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, opéra, tce, otello, rossini
Carpe noctem
Les vampires d'Only lovers left alive ont depuis longtemps dépassé la base de la pyramide de Maslow : la chasse à l'homme étant soooo XVth century, c'est désormais à l'hôpital qu'ils s'approvisionnent en sang. Leur O négatif, ils le boivent dans des coupes raffinées et des poses extatiques. Allergie fatale au soleil et éternité aidant, les vampires cultivent un carpe diem bien différent. Ils font ce que l'urgence de vivre nous empêche de faire : profiter de la vie sans hâte - et sans profit, Adam ayant jadis offert une de ses compositions à Schubert pour qu'elle passe à la postérité (Christopher Marlowe, le vieil ami d'Eve, se serait quant à lui plutôt fait usurper son identité...).
Vampire romantique qui a trop traîné avec Byron en son temps, Adam collectionne désormais les guitares des années 1970 - un timing qui rend sa nostalgie appréhensible par le mortel qu'est le spectateur. Les siècles passés suggèrent un vécu en quelques noms et photos sans pour autant encombrer par leur folklore : Eve, qui garde de la tendresse pour la photo de son troisième mariage avec Adam, en 1800 et des poussières, communique avec lui via son smartphone et met en garde sa gentille sotte de nièce, qui gaffe tous les 80 ans, contre le sang empoisonné des humains. Les zombies, comme ils les appellent dans un renversement de perspective inattendu, ont réussi à gâcher leur propre sang, eux qui ne savent pas vivre, ne savent pas s'enivrer de tous les arts et savoirs.
Il faut voir le frisson qui parcourt Eve lorsque, faisant ses bagages pour rejoindre Adam à l'autre bout du monde, ses mains parcourent les plus grandes pages de la littérature, plient les reliures d'ouvrages en anglais, allemand, italien, espagnol, français, arabe... et devinent des siècles d'art et d'humanité par le geste de l'aveugle qui parcourt des lignes de braille. Les doigts semblent aspirer le passé et l'inspiration des auteurs se mêle au souffle d'Eve. Dans ce même souffle, on l'entend murmurer le nom latin de toutes les espèces qu'elle entend, de toutes les plantes qu'elle rencontre et de toutes les essences de bois qu'Adam lui donne à toucher. Ses guitares sont appréciées au toucher, avec la sensualité d'un amateur de vin et la précision d'une datation carbone. Les connaissances d'Adam et Eve sont toujours une renaissance au monde et une renaissance conjointe : ils se maintiennent l'un l'autre en vie, leur amour l'un pour l'autre se mêlant à l'amour des belles choses.
(En plusieurs siècles d'inventions, ils ont manifestement loupé celle du peigne.)
Alors même qu'ils ont traversé les siècles se dégage d'eux une impression de fragilité. Adam, qui compose à présent de la musique rock, a sorti un album pour entendre ce que cela donnait, comme pour s'assurer de son existence par un quelconque écho. On ne sait pas vraiment si sa tendance suicidaire fait partie du personnage romantique ou si la lassitude guette. La seule chose dont on soit sûr, qui revient avec autant de régularité que cette théorie d'Einstein qu'il compte encore et encore, c'est son besoin de retrouver Eve, indéniablement plus douée dans la jouissance des savoirs et des arts (d'un humain, on dirait simplement plus optimiste) : sans illusions sur le monde, elle n'est pas pour autant désabusée. À eux deux, yin et yang inversé, ils oscillent entre léthargie et béatitude, bercés par la lenteur et la triste beauté des choses. Leurs promenades nocturnes dans les ruines modernes de Detroit les place au cœur d'un monde qui n'en finit pas de passer – Adam et Eve, derniers hommes d'un monde à chaque instant tout juste disparu. L'urgence n'est pas, comme on le croyait, de saisir le jour mais de savoir le laisser passer : à ce compte, les morts sont ceux qui savent le mieux vivre.
Only lovers left alive. On ne saura pas, au final, si ce sont Adam et Eve ou ce couple de jeune amoureux, qui feront les frais de la rupture de stock de sang des deux amants : Ars longa, vita brevis, l'amour des arts et savoirs se fait le soutien aussi précieux que précaire de vies infinies, où le monde doit sans cesse nous être offert renouvelé par le regard de celui qui (vous) aime.
Mit Palpatine
14:45 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, only lovers left alive