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19 avril 2015

Cartographie brahmsienne

Sur le point d'entrer au cinéma, Palpatine reçoit un SMS de Laurent, lui proposant deux places pour le concert du soir au théâtre des Champs-Élysées. Pasolini ? Brahms ? Je ne suis pas a priori très fan de Brahms, mais il y a Kavakos. Certes, il ne m'a pas subjugué la dernière fois où je l'ai vu comme lorsque je l'ai découvert, mais il reste tout de même le Kavakos des kavakophiles anonymes, groupe mélomane dirigé très anonymement par Klari (qu'on ne voit guère plus, d'ailleurs). Le film repassera, le concert, non : allons-y. Surtout qu'avec Laurent, c'est l'assurance d'être bien placé : au milieu du deuxième rang, donc.

J'adore être proche de l'orchestre, voir le corps des musiciens, leurs mains, leurs mimiques, la façon dont ils communiquent avec leurs instruments et leurs collègues. Face à l'orchestre philharmonique de Vienne, j'élis rapidement deux chouchous-à-regarder-en-priorité. Le premier est un violoncelliste avec de grands yeux ronds, toujours très observateur de ce qui se passe aux alentours ; il se retourne parfois comme un passager d'autocar se retourne pour partager un bon mot avec un ami assis derrière lui, ou un père au volant de sa voiture, pour s'assurer d'un coup d'oeil de l'état de sa progéniture – et de revenir avec le sourire. Le second est un altiste d'un blond très pâle, qui, à chaque pause, fixe la partition d'un air dubitatif, comme s'il soupçonnait les notes d'avoir changé de place – et de se remettre à jouer avec un sourire de plus en plus épanoui à mesure que l'archet va bon train. Le principe d'avoir des chouchous-à-regarder-en-priorité est de se constituer un point d'entrée dans l'oeuvre, d'en faire des connaissances qui vous introduisent auprès des leurs. Autant dire qu'avec Brahms, les deux musiciens et la violoniste solo (ah, ce sourire d'entente mûr...) ont fort à faire pour me faire entrer dans la danse.

Brahms est un continent qui me reste étranger. J'en ai une idée générale, comme on a une idée générale de la forme de l'Afrique ou de l'Amérique ; quand il s'agit de les dessiner, en revanche, c'est une autre paire de manches : on s'aperçoit qu'on est incapable d'en reproduire plus qu'une forme vague. Je suis tout le Concerto pour violon comme on suit du doigt le littoral dentelé des continents sur un atlas, surprise de la variété qui se révèle dans ce déroulement patient. Le dernier mouvement ajoute même du relief à l'intérieur du continent1, une petite montagne comme il en figure sur certains atlas pour enfants, parmi les espèces animales, les monuments et les plats typiques choisis pour représenter les pays. Une fois le concerto parcouru, pourtant, zoom out, le détail s'est perdu, l'intérêt avec lui. Il ne me reste plus qu'une vague idée du continent Brahms, que je n'ai pas plus envie que cela de continuer à explorer, aussi plaisante l'excursion a-t-elle été.

Jeu de chaises musicales pour la Symphonie n° 1 : je perds de vue mon violoncelliste et le sourire de l'altiste est mangé par son instrument. Je sombre alors dans une étrange fascination pour les chaussures vernies, soudain aussi étranges dans leurs coutures et leurs reflets que le dessin d'une oreille longtemps fixée. Au-dessus des chaussures vernies, les instruments se déchaînent – sans le contraste qui surprend et fait frémir, c'est une tempête qui donne envie de s'endormir, bien au chaud, en sécurité. Je dois avouer que j'ai de loin préféré le bis, des danses hongroises vraiment dansantes.

 

Théâtre des Champs-Elysées, orchestre philharmonique de Vienne, fauteuil au deuxième rang, voisins discrets... les conditions étaient idéales mais, au final, je me dis que c'est « très bien joué » comme je dirais des tableaux de le Renaissance qu'ils sont « très bien peints » : parce qu'ils ne m'inspirent rien. Un peu honteuse de ne pas savoir apprécier, je n'en ai pas moins passé une agréable soirée en continent étranger. Merci Laurent.

 

1 Moment d'intensité où le cheveu terne et graisseux du violoniste se met à voler façon crinière passionnée, éloignant l'image de l'ado blasé.

16 avril 2015

Merci Adèle

On a rarement l'occasion d'observer les gens. Je le fais, évidemment, comme tout le monde, mais toujours un peu en coin, un peu un voyeur, prête à détourner le regard dès que le mien sera perçu (comme intrusif, forcément). Alors je lis, déchiffrant aux rayons x des créatures de papier ; je vais au cinéma, écouter des voix qui ne parlent plus, voir des corps qui ne sont plus là ; je vais voir des ballets, admirer des corps muets mais incarnés. Et j'oublie le théâtre, par peur des voix mal incarnées et des corps qui sonnent faux. Je ne savais pas vraiment que des comédiens pouvaient se donner ainsi, s'offrir au public comme deux amants s'offrent l'un à l'autre, dans l'intimité d'une petite salle, à Ivry-sur-Seine1, où la scène n'a d'existence que par les gradins plantés devant un espace qui pourrait tout aussi bien être un entrepôt, un hangar ou un cour de tennis. C'est un salon, quand on arrive, meublé soixante-disard triste, cuir sans couleurs.

Quand l'une des comédiennes nous a fait un speech-sketch pour présenter le programme et demander d'éteindre les téléphones portables, parlant comme avec le hoquet, tripotant nerveusement sa paire de lunettes et remettant sans cesse en place le cardigan qui lui tombait des épaules, j'ai eu peur d'être tombée dans un truc de théâtreux – un truc de théâtre de la Ville, où le quart du public porte des lunettes rouges et où l'on ne s'étonne pas de croiser de jeunes gens en toge-rideau dans le hall. À la base, voyez-vous, j'étais juste venue voir Adèle Haenel, que j'apprécie beaucoup au cinéma, et que Palpatine apprécie beaucoup cinéma ou pas. On ne savait pas à quoi m'attendre. Non seulement j'ai vite été rassurée, non seulement je n'ai pas été déçue, mais j'ai senti peu à peu le sourire et l'enthousiasme monter tranquillement en moi pendant ces quatre heures dominicales. Je n'en revenais pas, je crois. Que cela ne soit pas un truc de théâtreux. Qu'Adèle Haenel soit comme au cinéma et qu'elle n'en fasse pas. Que je sois venue pour elle et m'enthousiasme presque encore plus pour l'autre comédienne, Aurélie Verillon, petite sorcière de la rue Mouffetard hyperactive incroyable dans tout. Je n'en revenais pas, je crois, d'apprécier autant de voir des corps parler en face de moi, qu'ils s'offrent ainsi, si proches, sans mettre entre eux et nous deux mètres de dénivelé ou des kilos de diction surjouée.

Je n'ai pas vu des personnages défiler (et pourtant, il y en a, entre les identités multiples du Moche et le kaléidoscope de Perplexe !) ; j'ai vu des corps se métamorphoser, sourire, tiquer, trébucher, courir, minauder, grimacer, éructer, cracher même (je n'ai pas pu retenir une réaction de dégoût). C'est du théâtre incarné ; il n'y a qu'à voir la petite sorcière de la rue Mouffetard glisser comme une couleuvre pour échapper à une confrontation, se jeter de désespoir sur un canapé, se contorsionner pour fermer un placard (une scène de ménage digne d'une comédie musicale) et arracher un « Joli ! » à quelque personne du public lorsqu'elle rattrape un verre in extremis (était-ce chorégraphié ?). Les comédiens ne se glissent pas dans la peau des personnages comme dans une mue de serpent ; ils laissent affleurer ce qui d'eux rencontre le personnage, si bien que lorsqu'on les retrouve après le spectacle (car en plus de donner de leur personne, ils donnent de leur temps pour rencontrer le public), on chercherait en vain à voir qui ils sont vraiment. Ils sont à la fois tous leurs personnages et aucun, leur somme et leur soustraction. Il n'y avait pas de masque, c'est leur propre visage qu'ils ont prêté ; ils se sont prêtés au jeu. Et ont donné corps à trois textes de Mayenburg, dont je n'avais jamais entendu parler et qui constituerait à présent un argument pour me faire retourner au théâtre.

Du triptyque présenté, Le Moche est sûrement la pièce plus brillante : un homme (Paul Moulin)découvre de la bouche de sa femme sa laideur après s'être vu refuser pour cette raison la présentation d'un composant électronique breveté par ses soins. Cruauté dans le monde ennuyeux des réunions, cynisme social et amoureux. Le moche décide/se laisse convaincre de passer sur le billard et devient un canon – à tel point que le chirurgien met ce visage à son catalogue – et le démonstrateur de devenir produit de démonstration. Dialectique beauté – identité jusqu'à la schizophrénie. (Mais avant : un descriptif de produit lascivement murmuré-chanté au micro, avec des airs de rock-star. Le fou rire.)

Venait ensuite Voir clair (voire Claire), où une femme de ménage entrée au service d'un vieil homme (Serge Biavan)dans la perspective de le cambrioler se met à craindre (et à espérer, aussi, peut-être) de devenir sa victime. Entraîné par une culture de téléfilms policiers, on ne peut s'empêcher, petit à petit, de soupçonner cet homme qui vit reclus dans le noir et s'offusque du moindre bruit. Après la virtuosité de la première pièce, on s'imprègne plus lentement de l'atmosphère tantôt étouffante tantôt feutrée de ce Barbe-bleue moderne (où le héros n'est pas sans rappeler le Mr. Rochester de Jane Eyre) : impression de lenteur, peut-être un peu, certes, mais aussi de densité.

Pour la troisième pièce, on nous avait promis un « feu d'artifice ». Effectivement, ça a été le bouquet. Un pur délire, où les personnages changent d'identité en cours de route – non pas selon la convention bien réglée de la première pièce, où chaque comédien interprétait successivement plusieurs personnages, soulignant similitudes et contrastes entre eux, mais en faisant voler en éclat ladite convention : dans Perplexe, le changement d'identité se fait toujours à l'insu d'un des personnages, qui se trouve ainsi exclu de sa propre histoire et, incrédule, finit par croire à sa propre folie (pour mieux se prendre pour un autre et jouer le même tour au personnage d'un autre comédien). Il y a plein de moments limites, qui tendent vers le trash (un geyser d'abricots crachés) ou le lourdingue (un coït de caribou en soirée déguisé), mais sont emportés dans le flot d'un nawak en pleine éruption (grand moment qu'Adèle Haenel qui mime la fille pas contente qu'on n'ait pas deviné qu'elle était déguisée en volcan et se met à mimer le volcan en éruption), jusqu'à saccager l'appartement et l'illusion théâtrale dans lesquels la pièce avait commencé. Un peu sonné, on était.

On dit merci qui ? Merci Maïa Sandoz pour la mise en scène qui dépote. Merci Trois couleurs pour avoir mentionné ce programme en fin d'interview. Et merci Adèle de m'avoir donné envie d'y aller.

 

À lire : la jolie déclaration d'amour-admiration de Palpatine à Adèle

1 Au Théâtre des Quartiers d'Ivry (Pâtisseries arabes locales et pas de Coca parmi les sodas, la buvette ne laisse aucun doute : on est bien chez les cocos et les immigrés :) ).

13 avril 2015

Concerto pour cors

La magie de la Philharmonie, c'est de transformer un concerto pour piano en concerto pour cors. Placée au premier rand de côté (impair), au fond de l'orchestre, je n'ai rien soupçonné pendant l'ouverture d'Hamlet de Tchaïkovsky, heureuse d'être prise dans la tempête – en pleine mer du Nord, certes, mais digne des tempêtes méditerranéennes narrées par les Romains. Proche des vents, je me suis même payé le luxe d'observer la clarinette et le hautbois dans leurs parties solo (la mélodie n'a-t-elle pas été reprise quelque part ? J'ai l'impression de l'avoir déjà entendue dans un contexte populaire.)

Puis Boris Berezovsky a pris place au piano et... rien. Bien sûr, lorsqu'il est seul à jouer, on l'écoute, on l'entend ; mais dès que l'orchestre se met de la partie, même discrètement, j'observe en vain les mains qui courent sur le piano : elles ont d'autant moins l'air d'enfoncer les touches qu'on ne distingue plus aucun son auquel relier leur chorégraphie virtuose. C'est tout de même dommage ; un concerto pour piano sans piano n'a plus franchement la même physionomie. Je reste néanmoins émue d'avoir assisté à création la mondiale du concerto pour cors n° 1 de Prokofiev.

Comme chacun sait, une création par soirée est grandement suffisant ; aussi me suis-je replacée au premier balcon pour le Concerto pour piano n° 2. Les mains de Boris Berezovsky, quoique dérobées à ma vue (voir ou entendre, il faut choisir), se sont mises à produire des sons. Et quels sons, mes chatons ! Quand le piano déchaîné se tait et que l'orchestre reprend à son compte le crescendo sonore, on croirait voir une immense vague se dresser derrière le pianiste ; le silence du soliste, alors, ne relève plus de l'inaudible mais de l'évidence : c'est l'oeil du cyclone. On frissonne puis, le pressentiment entériné, on se laisse entraîner.

Scriabine vient nous extraire de là avec son Poème de l'extase, étymologiquement parfait : j'ai passé vingt minutes hors de moi-même (moi-même étant l'entité pourvue d'oreilles). Au loin s'agitait une immense feuille métallique, rutilant comme une mer de cuivre et me concernant à peu près autant qu'une planète lointaine où toute vie serait impossible. Les reflets ont cependant fini par m'éblouir et je suis revenue à moi les dernières minutes, pour me faire définitivement sonner par un scribouilli sonore.

08 avril 2015

Triangle amoureux isocèle

À trois, on y va présente un triangle amoureux un peu particulier : Micha et Mélodie sont en couple et entretiennent chacun une liaison... avec la même personne. Charlotte, qui aime passionnément Mélodie et espère qu'elle quittera Micha pour elle, se trouve embarquée presque malgré elle dans une histoire avec lui. C'est ce presque malgré elle qui fait tout : Charlotte n'est pas « la beauté dangereuse qui vient foutre le bordel dans un couple installé », comme le souligne le réalisateur alors que le journaliste d'Illimité s'étonne qu'Anaïs Demoustier soit dans le rôle de « la fille qui attire tous les regards » et non pas dans « celui de la fille plus sage et casée ». Ce rôle-ci est tenu par Sophie Verbeeck, qui aurait pu être ce genre de femme fatale ; étouffée, cette fatalité rend son personnage mélancolique, comme si quelque chose en Mélodie n'accrochait pas à la vie. Du coup, on comprend parfaitement que Micha cherche un regard auquel se raccrocher ; et c'est quatre grand yeux étonnés qui se retrouvent nez à nez, Charlotte étant aussi surprise que lui. Le parallélisme écarte la tentation de compter les points : Micha trompe Mélodie, Mélodie trompe Micha et Anaïs ne sait plus où donner de la tête. Pour ces trois personnages « qui mentent, certes, mais qui ne sont pas fourbes », l'enjeu n'est pas de savoir qui est plus moral que les autres ou qui souffre le plus de la situation, mais de trouver un moyen de vivre ensemble.

Jérôme Bonnell a l'intelligence de se tenir à égale distance du drame comme du vaudeville ; il a l'art de substituer l'humour aux pleurs et aux rires gras. Et c'est un art, un savoir-faire d'artisan que l'humour, toujours affaire de dosage, en équilibre perpétuel. L'humour, c'est, lorsque Mélodie, en ballerines et robe d'avocat, déclare à Mélodie au téléphone qu'elle aime, qu'elle aime faire l'amour et n'a pas honte d'aimer, contrebalancer les chevrotements de sa voix par un, deux, trois pompiers qui apparaissent au-dessus à la fenêtre (ou des policiers, je ne sais plus : des beaux gosses en uniformes, en tous cas). L'humour, c'est aussi une répétition inattendue (qui ne se répète plus) : « Quel con ! Quel con ! » s'exclame Micha, sitôt Charlotte descendue de la voiture après qu'il a essayé de l'embrasser et s'est fait repousser ; « Quelle conne ! Quelle conne ! » grommelle Charlotte après être revenue sur ses pas pour finalement embrasser Micha par la portière.

Cet humour fait d'À trois, on y va un film étonnamment délicat. Le jugement y étant suspendu, les corps et les esprits se rencontrent sans crainte d'un verdict. Le film de Jérôme Bonnell en devient une ode au roulage de pelle, une ode aux yeux amoureux, à la peau parcourue et aux baisers qui murmurent le désir avec de délicieux bruits de succion, que (merci !) l'on n'a pas cherché à effacer de la bande-son. Lorsqu'on aime, peut-on écrire son histoire autrement qu'à tâtons ?


<spoiler>
Quand même, on se demande bien comment tout cela va finir, comment on va
s'en sortir. Le dénouement en deux temps proposé par Jérôme Bonnell est tout simplement parfait, qui nous donne le plaisir de voir les trois amoureux s'aimer de concert, avant que Mélodie, la mélancolique, ne s'efface du trio, donnant Charlotte et Micha l'un à l'autre1. C'est parfait parce que ce couple n'est pas formé sous la pression sociale (c'est tous les trois qu'ils vont au mariage auquel étaient invités Mélodie et Micha) et qu'il n'en résulte aucune exclusion (il n'y a pas de laissée de côté, seulement un pas de côté). C'est parfait parce que l'on admet qu'aimer est une chose, et vivre ensemble dans la durée, au quotidien, en est une autre. C'est parfait parce que l'on admet que les situations et les gens sont imparfaits, et que cela n'empêche pas d'aimer.
</spoiler>

Mit Palpatine

1 Ces deux êtres qui sont défaits de leurs attachements initiaux pour être donnés l'un à l'autre me rappelle, dans un tout autre registre, Histoire d'O, amenée par son amant au château où elle sera initiée et finalement confiée à celui qui deviendra son compagnon. Étrangement, ces relations nouées en marge du caprice semblent être plus fortes que les autres. Serait-ce parce que leur existence même vaut reconnaissance de que l'amour est à la fois un hasard et une construction ? La contingence de la rencontre donne ainsi moins le vertige lorsqu'on y pense après coup, après la passion. Le vertige qui réduit tout à rien. Parce que c'était lui, parce que c'était moi ne dit rien d'autre au fond que : il faut taire ces choses-là. Parce que. C'est comme ça. On s'aime et mieux vaut ne pas chercher pourquoi. Peut-être est-ce pour ton odeur, ta façon de t'endormir, peut-être aussi pour ta sœur, ton argent ou encore pire...