01 octobre 2012
Capriccio, la foi en l'humour
Le premier Pass de l'année m'aura permis de voir Capriccio, de Strauss, avec les surtitres, ce qui fait tout de même une sacrée différence pour un opéra à la dispute si subtile. Ton oder Wort, musique ou paroles, le compositeur et le poète défendent chacun la suprématie de leur art. Mais comme l'on ne saurait débattre sur scène de pures théories et comme le sens est inséparable d'une certaine sensualité, ce duel prend la forme d'une rivalité amoureuse : il s'agit de séduire la comtesse qui les invite, ainsi qu'un metteur en scène et une fameuse actrice, pour préparer son anniversaire.
La déclaration du poète prend d'abord la forme d'un poème dramatique, récité par l'actrice et le frère de la comtesse, critique qui se rêve comédien, puis d'une déclamation-déclaration susurrée à l'oreille de la principale intéressée, ce qui lui fait quelque peu douter de la sincérité des sentiments exprimés, qui ne devraient pas supporter la publicité. Jamais deux sans trois, le poème est mis en musique par le compositeur et touche enfin la comtesse, qui ne sait cependant si elle doit en attribuer le mérite au poète, qui a fourni la base de l'œuvre, ou au compositeur qui a fait résonner les mots de manière à ce que la comtesse en entende l'intention.
Le metteur en scène entend couper court à cette version musicale de la poule ou l'œuf, qui ne se pense qu'au niveau du lied, en attirant l'attention sur la dramaturgie. Mais à ses maquettes de décors et ses ingénieuses machineries, l'assistance oppose l'inconsistance des livrets qui lui permettent de faire apparaître des dieux ex machina, bergers, nymphes et créatures fantastiques à l'appui. Sa défense prend la forme d'un couple de chanteurs italiens qu'il invite à se produire – l'occasion d'un duo parodique hilarant où les solistes, peu soucieux de la mort de leur personnage, ne cherchent qu'à se faire valoir au détriment de leur partenaire. Décalage de ton et de sujet, on ne se reconnaît pas dans ces opéras italiens ; la toge romaine enfilée par-dessus les vêtements souligne la non-réfutation de la critique, tandis que le petit sac à main dont ne se départit pas la chanteuse fait de ce genre de représentation un spectacle typiquement bourgeois (même petit sac à main ridicule dans la parodie du grand pas de deux – c'est un accessoire efficace). Cela fait mouche et, bourgeois gentilhomme flatté, le public applaudit chaudement le duo alors même que la dispute chantée reprend avant l’acmé, comme pour les désamorcer. Moquez-vous de nous, pourvu que vous parliez de nous.
L'opéra italien n'apparaît pas qu'à cette seule occasion : il est présent en filigrane dès le début, dans le débat entre la parole et la musica, posant au passage la question de savoir dans quelle langue l'opéra doit être chanté. Les citations sont nombreuses, de Rameau à Puccini et j'en manque sûrement encore la moitié. Maîtrise de la composition et sens de l'histoire et de l'humour vont de paire, la musique étant tour à tour orchestration de l'opéra et citation à l'intérieur de l'opéra ; les musiciens sortent alors de la fosse pour se retrouver sur scène, sextuor en répétition ou pianiste. La mise en abyme du livret et de la musique est renforcée par celle de la mise en scène, d'une intelligence délectable.
La scène est dès le début identifiée comme telle : la comtesse, qui assiste aux répétitions, est en effet dans la salle, parmi les spectateurs. Lorsqu'elle monte sur scène pour rejoindre son salon, celui-ci redevient scène, à la marge duquel le critique, sa sœur et le metteur en scène n'hésitent pas à planter leurs chaises, tournant le dos au public pour mieux s'y substituer. Même lorsque sonne l'heure de prendre le chocolat et que le salon reprend ses droits sur la scène improvisée, le dédale des fauteuils est parcouru par une jeune danseuse, divertissement duquel les personnages cherchent à se détourner pour reprendre leur différend, alors même que cela aurait dû le suspendre. La surenchère cornélienne vire à la cacophonie : trop de dispute théorique tue l'opéra, il faut reprendre l'histoire – mais d'abord faire taire les argumentaires. On renvoie chacun chez soi, rideau. Sort alors de sa cachette un vieux souffleur, myope comme la taupe qui lui donne son nom, pour un intermède rideau baissé, qui me rappelle le lamento du jardinier, dans l'Électre de Giraudoux. Hors de l'histoire, hors des histoires que suscite la dispute théorique, on souffle un temps dans l'espace-temps ménagé par le souffleur.
Les invités et le souffleur partis, l'histoire peut reprendre sans abyme, mais le rideau se lève... sur un autre rideau de scène, à l'identique. Impossible de les distinguer, le monde est un théâtre, et la scène, très vivante. Le metteur en scène (Robert Carsen, pas le personnage) nous le souffle : le personnage ne s'avance plus avec sa personnification, mais la métaphore tient toujours. Hésitation prolongée de la comtesse entre le compositeur et le poète, entre le son et le sens... Prolongée, car une question extérieure à l'opéra (car faisant retour sur cet art) ne peut se résoudre à l'intérieur de l'opéra (et son histoire) sans le mettre en péril. Le choix est impossible pour la comtesse et impertinent pour le spectateur qui vient d'assister à la brillante démonstration de l'équilibre entre les deux : la question de la primauté de la parole ou de la musica ne peut être résolue, car elle ne vaut plus, bien que sa métaphore reste en place à travers les personnages qui l'ont posée.
[Photo d'Éric Mahoudeau]
S'abymer dans la contemplation...
Pour sortir de l'opposition entre thèse et antithèse, il faut sortir de l'opéra particulier qui l'a posée : les décors disparaissent, la scène redevient scène, avec ses coulisses et ses machinistes, la comtesse, Michaela Kaune à qui l'on apporte un verre d'eau, et le petit foyer, dont les décors étaient une réplique, retrouve sa place au fond de la scène, dans son enfilade. Cette déconstruction n'a rien de la destruction : c'est une apothéose. Les murs s'effacent en même temps que le dilemme de l'opéra et l'on sort de l'impasse sans avoir eu à choisir. Le dépassement de l'opéra (par l'opéra) est une révélation – que l'on ne comprend pas mais que l'on l'entend : la comtesse a beau énoncer ses doutes, la musique la contre-dit et nous annonce que la synthèse a déjà eu lieu. L'hésitation prolongée entre son et sens reste en suspension ; la comtesse, à la robe bleu nuit pailletée, semble flotter dans le ciel.
[Photo d'Éric Mahoudeau]
Ne reste plus à la fin que la danseuse, tout au fond, à la barre du petit foyer : ni les paroles ni la musique ne prévaut, ce qui vaut est le mouvement de l'un à l'autre, des paroles à la musique et de la musique aux paroles. On passe aussi du couple des notes et paroles à celui de la musique et de la danse, comme si, de la poésie à la musique et de l'opéra à la danse, il y avait toujours un art pour en englober un autre. Mais ça, c'est peut-être moi qui choisis de le voir...
Pour prolonger le délice de l'hésitation :
le livret de l'opéra, Palpatine, qui l'a vu avec moi une seconde fois, Aymeric...
10:22 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, opéra, garnier
27 septembre 2012
Vibrations à l'échelle de Richter
En voyant l'affiche dans le métro, je me suis dit qu'il fallait que j'aille voir cette exposition au centre Pompidou. Puis j'ai googlé Gerhard Richter, je suis tombée sur moult tableaux abstraits et j'ai relégué cette idée de sortie dans un coin éloigné de ma tête. Palpatine, encouragé par la gratuité que lui confère le statut de chômeur, y a jeté un œil, puis deux, puis est revenu si enthousiaste que je n'ai pas voulu louper ça – surtout sachant qu'il est aussi hermétique que moi à l'art contemporain. Quatre ou cinq tableaux parmi les œuvres figuratives exercent une fascination qui justifie à elle seule de se pencher sur l'ensemble de la production du peintre. Comment et surtout pourquoi le même homme a-t-il peint à la fois des toiles totalement abstraites et des portraits débordant de réalité ? Il ne s'agit pas de périodes totalement distinctes, l'artiste ne s'est pas détourné d'une voie qu'il aurait jugée trop étriquée ; il se revendique peintre, à l'opposé d'un artiste plasticien qui manie les concepts avant même la matière.
Et pourtant, ses peintures de photographies, où les traits de pinceaux sont effacés par le passage horizontal ou vertical d'un morceau de bois ou de métal alors que la peinture n'est pas encore sèche, se veulent aussi anti-artistiques que possible. La technique vaut aussi bien pour un tigre, dont elle forme le pelage, que pour un rouleau de papier toilette ou une voiture accompagnée de quelques lignes de l'article qui l'encadrait avant que le peintre ne découpe un morceau de journal pour le reproduire.
Le souci de neutralité prime, dans l'effacement de la patte du peintre, le choix du sujet ainsi que celui de la couleur. Ce gris, que l'on peine à dire dominant tant il se confond avec la matière, installe une atmosphère singulière : distance devant les peintures-photo, pesanteur devant une marine que l'on dirait terre lunaire, apaisement bleuté devant des nuages où il est impossible de projeter aucun anthropomorphisme. Mer ou nuages, l'onirisme est terre à terre ; voilà ce qui est là, et rien de plus – mais rien de moins non plus.
Une présence. Voilà ce que donne les tableaux. Pas l'existence, l'essence ou je ne sais quoi d'ontologique, conceptuel et philosophique – une présence. Qui suppose un observateur et une réalité qu'il perçoit mais dont il a conscience qu'elle lui reste extérieure. Richter ne veut ni prétendre à la vérité d'une réalité (rejet du réalisme académique comme socialiste, où la vision de l'homme ou de quelques hommes est attribuée aux choses mêmes), ni la faire disparaître derrière une pure subjectivité (rejet de l'art contemporain où l'artiste exprime ou conceptualise le monde tel qu'il est pour lui). Mais il est extrêmement difficile de faire abstraction du regard que l'on porte sur toute chose et dans son effort même pour mettre à distance la subjectivité (effacement des coups de pinceaux), le peintre la fait ressortir (les marques d'effacement deviennent sa patte, constituent un (non-)style identifiable). Peut-être aussi est-ce un moyen de ne pas l'occulter : on oublie facilement qu'une photo (la réalité), même banale, même documentaire, comme les choisis Richter, résulte d'un cadrage, donc d'un choix (la subjectivité) ; la reproduction de la photo en peinture vient le rappeler, les grands aplats d'effacement se substituant en quelque sorte au cadrage éminemment original d'une photo d'art. À la différence près que Richter revendique le caractère non-artistique de ces peintures – comme s'il ne voulait rien signifier d'autre que la distance et la relation entre une réalité et celui qui l'observe. Mieux, qui la vit. Car cette impression, que j'essaye de m'expliquer après coup, on ne la pense pas face aux tableaux, on la ressent.
[Eisberg im Nebel - le surgissement]
Il y a comme une illusion, un effet d'optique, m'a prévenue Palpatine. Je l'ai regardé avec suspicion, me demandant s'il se sentirait bientôt poursuivi par le regard de Mona Lisa, mais j'ai compris ce qu'il voulait dire : les tableaux vibrent. Il est question d'effacement et de flou dans les légendes comme chez les critiques, mais ces termes ne rendent pas compte de la vibration créée par ces bavures discrètes, régulières, et la lumière diffuse, qui infuse les tableaux.
Lorsque Richter représente une bougie, ce n'est pas la lumière de celle-ci mais de son regard à lui, qu'il répand sur la toile. Je l'ai compris en voyant sa Liseuse, hommage à Vermeer mais plus sûrement à sa femme : on se croirait dans un tableau de De Latour tant la chair est illuminée, mais il n'y a nulle bougie, nulle source lumineuse, qui soit représentée – seulement le regard d'un homme sur la nuque, les épaules, l'omoplate, l'oreille, sa boucle, la joue, l'aile du nez, la chevelure, son chouchou, chaque parcelle du corps et de la manière d'être de la femme qu'il aime.
Silencieusement, la lumière, chaude, riche, peint un blason de l'être aimé et le baigne dans un regard saturé d'empathie et de tendresse. Moins sensuels mais tout aussi concernés, les portraits de sa fille témoignent également d'une relation d'intimité.
Celui-ci, portrait d'Ella, me fait penser à iDeath, de Michal Ozibko, que l'on avait vu exposé à la National Portrait Gallery et dont Palpatine a un poster dans son salon – même position, même air d'introspection, comme si le monde intérieur du sujet affleurait à la surface du tableau.
Portrait couché, tête tournée, joue inerte... il y a je-ne-sais-quoi de glauque dans ce tableau, qui le rend d'une violente beauté.
Ces portraits aux couleurs chaudes contrastent avec ceux de ses proches, de la famille mais non intimes, traités de la même manière que les photos-peintures du début.
Après s'être laissé hypnotiser par ces tableaux figuratifs, on est plus à même de ressentir semblable vibration face aux toiles abstraites. Hormis les séries de gris, seule couleur à pouvoir faire apparaître le néant, selon Richter, c'est son sens de la couleur qui fait tout. Je ne sais pas si le terme de coloriste s'applique aussi dans l'art contemporain, mais c'est pour moi celui qui s'impose à la vue d'un tel tableau :
[Les couleurs fusionnent, on dirait le détail d'une étoffe froissée, véritable fleur de lave.]
Cela réinscrit en outre des œuvres plus conceptuelles dans une démarche où la sensation et la matière sont bien concrètes – 1 024 Farben devient ainsi un nuancier qui explore les variations de couleur plus qu'il ne les classe.
Je ne suis pas certaine, cependant, d'y avoir trouvé l'orange de mon chapeau ni le vert canard de celui de Palpatine – oui, les musées, c'est aussi fait pour jouer. Richter admet d'ailleurs qu'il ne peut pas empêcher les spectateurs de voir ce qu'ils veulent dans ses tableaux abstraits – alors même qu'il réfute l'idée d'interprétation, toujours dans sa volonté de s'éloigner de l'artistique (au point que je me demande quelle signification on peut bien accorder à ce mot).
[Venise]
Les contradictions ne manquent pas dans l'œuvre du peintre pétrie de tensions, entre figuration et abstraction, réalité et subjectivité, neutralité et interprétation... Les figures s'effacent et l'informe fait sensation : une nature morte s'étire comme une image télévisée à l'instant d'éteindre le poste – bouquet déjà fané – et je vois dans Venise une ancre de voilier et le monstre du Loch Ness devenu une grue origami – carnaval nautique éclatant. Richter dit de ses tableaux abstraits qu'ils sont des paysages bien plus réels que ceux qu'il peint dans la brume nostalgique de son style figuratif. Mais des paysages tout de même, des paysages sans concession, où l'ambiance d'un lieu ne peut plus être occultée par son apparence rassurante. Un tableau abstrait un paysage, voilà qui m'éloigne de mon impression habituelle de gribouillis (qui demeure cependant pour la table barbouillée, première œuvre inscrite au catalogue raisonné du peintre). D'un seul mot, Richter donne deux visages à une même réalité. C'est juste ce qu'il me fallait pour entrer dans cet univers coloré sans dessus dessous, un simple repère pour garder les pieds sur terre, comme le détail qui transforme des ondulations en rideau (ou un miroitement en feuillage chez Klimt, pour prendre un tout autre exemple).
[Rideau III]
[Ce paysage, où l'on ne sait si c'est l'environnement qui est à la marge de l'homme ou l'homme en marge de la nature, m'évoque à la fois Hopper et un article d'iPhilo lu récemment :
"L’environnement est un concept anthropocentrique car il suppose un centre (moi, nous), et une périphérie. Il révèle par conséquent un mouvement de mise hors de soi, d’aliénation et d’objectivation, de la réalité naturelle. La protection de l’environnement, même lorsqu’elle se fait selon les modalités de la préservation ou de la restauration, signale déjà la mort de la nature."]
Je parcours les toiles, les salles, je sens qu'il y a quelque chose, mais ne sait pas comment cela fonctionne sur moi. Et puis il y a cette toile, qui reprend la double réalité du paysage dans un tableau abstrait. Elle fait partie de tout une série réalisée à partir de couches de peintures grattées à des mois d'intervalles, faisant ainsi apparaître un temps, sinon un monde, passé – caché et dévoilé dans le même mouvement. Kundera parle sans cesse de Bacon, mais c'est Richter qui se trouve derrière Sabrina ! Le voilà ce tableau à double réalité, même s'il n'y en a aucune d'idéologique ici, et que Richter s'est depuis longtemps débarrassé de sa mue de réalisme académique ou socialiste. Le parallèle entre les deux hommes s'impose à moi, flagrant après avoir été préparé par la mention d'un catalogue raisonné (toute production n'est pas reconnue comme une œuvre, c'est à l'artiste d'en juger – la différence étant que si Richter en a détruit, il ne les a pas reniées) et la découverte de complexes contradictions qui ne sont pas sans rappeler les paradoxes terminaux de Kundera. La similitude n'est pas dans leur monde mais dans la façon de le penser, que je sais dans un cas et devine dans l'autre, contradictoire et cohérente à la fois. Il s'agit dans un cas comme dans l'autre d'une vision complexe qui ne se laisse pas comprendre à la première approche, mais qui m'intrigue et me donne envie de l'explorer (le prix des textes du peintre est un peu abusé, quand même – aucun ePub pour y remédier). Pensez donc : un des premiers tableaux abstraits qui m'ait touchée (et pas seulement amusée d'un point de vue intellectuel ou séduite d'un point de vue purement esthétique).
[Comme l'échographie d'un monde aquatique, sorte d'Atlantis inconnu ou inconscient]
10:37 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : peinture, expo
25 septembre 2012
Europa Danse à Éléphant Paname
Europa Danse, c'est la troupe de jeunes par laquelle est passée V. entre le CNSM de Lyon et le Capitole, et que j'ai découverte au théâtre des Champs-Élysées dans un programme très ballets russes, avec Parade, notamment.
Éléphant Paname, c'est le nouvel espace parisien dédié aux arts avec un focus particulier sur la danse – forcément, c'est une ancienne de l'Opéra de Paris qui l'a créé. Pas très loin du palais Garnier, il faut quand même chercher un peu et trouver une banderole discrète en guise d'enseigne et un gardien à l'entrée qui passerait pour un videur de boîte de nuit select – à quelques pas, une masse de gens attendent que Lady Gaga fasse un pas hors de son hôtel.
En résidence à Éléphant Paname, Europa Danse proposait samedi dernier une répétition publique aux futurs spectateurs. On aperçoit derrière les têtes des voisins des extraits d'extraits : duo sensuel issu des Petites pièces de Berlin de Dominique Bagouet, Petits riens de Malandain, pas de deux à la marguerite de Giselle, évocation de Martha Graham par une chorégraphe maison, reconstitution du Sacre du printemps de Nijinski, exercice baroque avec Atys de Béatrice Massin et Paradis explosif signé Montalvo, il y en a pour tous les goûts (de spectateur) et tous les styles (de danseurs).
L'enjeu est en effet de confronter les apprentis danseurs à des styles très variés, qu'ils puissent se les mettre dans les jambes et éventuellement choisir ceux qui leur correspondent le mieux. On repère aux corps et aux tempéraments la formation, à dominante classique ou bien contemporaine, dont les danseurs, polyvalents, sont issus. Ils passent d'un style à un autre sans difficulté, mais sans assurance non plus : les corps malléables se coulent dans des mouvements préétablis qu'ils n'ont pas complètement fait leurs, et qui demandent encore à être affirmés, acérés. Pour la première fois, je suis frappée par la jeunesse de cette troupe, comme devant des sculptures encore engoncées dans leur bloc de glaise, que l'on devine belles cependant. J'aurai plaisir à retrouver l'humour nonchalant de Colombe (Colombine ?), la vivacité de Christina et les garçons, dont j'ai oublié les prénoms, dans quelques années, lorsqu'ils se seront tout à fait modelés. En attendant, où diable la compagnie est-elle programmée ?
14:17 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse
We and the eye of Michel Gondry
« le crack des effets spéciaux cousus main Michel Gondry revient avec un intense huis clos »,
« adroitement trahi par des ouvertures sur le monde extérieur via les réseaux sociaux, liens YouTube et SMS envoyés à la mitraillette »
Étienne Rouillon, Trois couleurs, n° 104.
Les films de Michel Gondry que j'ai vus sont un curieux mélange de bric-à-brac (La Science des rêves), de sensibilité (The Eternal Sunshine of the Spotless Mind) et d'humour potache (Soyez sympas, rembobinez !). Presque aucun carton n'a été maltraité pour The We and the I : la sensibilité potache parvient à elle seule à dresser le portrait d'un groupe d'adolescents mouvant et mouvementé.
À bord d'un bus de ramassage scolaire, où se sont aussi perdus quelques civils pour leur plus grand malheur, les groupes sociaux se font et se défont au gré des arrêts et des affinités exclusions successives : caïds/souffre-douleurs, canons/pas sexy, frère et sœurs/bande, ceux qui y étaient/ceux qui n'y étaient pas... La référence récurrente aux invitations qu'une fille canon doit lancer pour son sweet sixteen est révélateur du groupe qui se définit par ce qu'il rejette, avec un système de liste blanche et de liste noire.
Certains tentent bien de se mettre sur liste rouge mais ils n'échappent pas pour autant aux sarcasmes des autres. Car l'exclusion se fait d'abord par le rire, gras comme la crème posée sur le siège juste avant que la victime de l'instant ne s'y assoit ou le beurre étalé sur le sol pour qu'un des collégiens vienne s'y rétamer sous l'œil d'une caméra – vidéo-gag qui est la chose la mieux partagée dans le bus. Cette chute répétée jusqu'à l'écœurement préfigure celle, finale, qui mettra fin au comique de répétition. La tragédie arrive sans qu'on y prenne gare, tout comme la cruauté arrive sans qu'il y ait eu réelle intention de méchanceté. Celle-ci se loge dans l'indifférence, feinte ou réelle, à l'autre et à l'humiliation qu'on lui fait subir pour éviter d'en être soi-même victime.
La violence est diffuse, psychologique plus que physique, jamais sérieuse, toujours ricanante : pas d'agression, de vol ou de racket (on ne taxe que des cigarettes, même pas de joint), seulement de la casse, morale (et que je t'enfonce comme une sous-merde) et matérielle (et que je te défonce ta guitare). Du coup, c'est le Bronx générique et non pas géographique qui est le sujet du film – le groupe et non la classe sociale (même si, évidemment...). On voit comment le We écrase le I, de la même manière que le possesseur de la guitare s'écrase, sans moufter, quand on la détruit devant lui. Pas de rébellion : patient, on attend et on souffre jusqu'à ce que le bus passe devant chez soi – y compris pour donner rendez-vous à un morveux qu'on a mouché comme il se doit devant les autres.
Si la tension s'apaise à mesure que le bus se vide, c'est parce que certaines histoires se sont dénouées à coup de flashbacks texto ou vidéo (mais pas téléphonés pour autant), préparant le spectateur à la fin (apaisée pour le ménager), mais aussi parce que le We s'efface devant le I, au point de ne plus désigner le groupe, défini par l'exclusion, mais le binôme amical ou amoureux potentiel, soudé par affinité. Ce n'est donc pas par manque d'imagination qu'après « The Bullies », « The Chaos », la troisième partie reprend le titre du film. The We and the Aïe.
Je n'en aurais pas mis ma main à couper, mais Palpatine a apprécié.
10:52 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma