Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

10 février 2013

Petite sirène et consœur

Danse en groupe, en couple, au château, au village, ce sont les Danses de Galánta. Quelques mesures marquent l'attente de ceux qui ne dansent pas encore mais dont les pieds s'agitent déjà. Au changement de rythme, ils s'élancent : la cavalerie fend la foule des danseurs en deux groupes ; elle a traversé la salle, déjà, et franchit d'un coup la double-porte qui mène à la salle suivante, qui n'a plus rien à voir avec celle que l'on vient de quitter, évaporée. Les danses, les salles s'enchaînent et c'est chaque fois celle d'un nouveau château : château fort, château église, château romantique, château en Espagne, cette salle-ci a des vitraux, cette salle-là est en terre battue, on y danse en quadrille, en cercle, en talons, en uniforme, en sabots, en jupes paysannes, en étoles et en châles, en groupe surtout, en couples parfois, en corps et encore. Kodály nous accordera bien sept danses, au moins.

 

Vous le saviez, vous, que les harpes pouvaient être sombres à l'occasion ? Habituée à les entendre égrener les filets d'eau et de voix des jeunes filles au bord des fontaines et caresser la crinière des licornes, j'ai tout de suite compris que la Petite sirène ne serait pas une joyeuse ondine peignant ses cheveux sous l'océan. Graves, les harpes annoncent le silence de la mer : loin des vagues de surface, dans les tréfonds aquatiques, lugubres, oppressés par la pression des profondeurs. Des bêtes plus étranges que inquiétantes que fantastique y remuent sans qu'on les voit, dans la zone aveugle des désirs plus ou moins humains.

Puis soudain, venu de trop loin pour ne pas prendre une coloration divine, un rayon de lumière, un pan d'obscurité devenu bleu marine. Une unique écaille attrape le reflet, fait une paillette quelque part en le réfractant et c'est le retour au noir. Il faut attendre un long moment avant que la texture lourde des eaux s'allége et que l'on se retrouve dans un jardin aquatique où les archets flottent au-dessus de l'orchestre-plancton comme les hautes algues qui, dans les films, enserrent les chevilles des plongeurs trop téméraires. Mais il n'y a personne dans le silence de la mer, rien qu'un arbre blanc dont les algues-feuilles ondulent tranquillement dans la lumière verte et dorée qui l'entoure, sous le mouvement du courant, qui ressemble étrangement au vent.

L'image s'efface, on est à nouveau plongé dans les ténèbres. Cela s'agite confusément, quelque part, quelque chose de prépare, mais rien ne bouge autour de nous, la nuit s'épaissit seulement. Une tempête doit faire rage en surface ; tout au fond, les répercussions sont infimes et terribles. Cela dure et de déplace quand soudain, sans que l'on sache comment – on a dû dériver, nous aussi –, on se retrouve en surface, là où il y a des vagues, une voile et, loin sur le rivage, Debussy, les matinées de beau temps. Il fait nuit depuis quelques instants et l'on respire, enfin.

(Le programme vous dira que le jardin aquatique est le bal du prince et que le final en surface correspond au moment où l'âme de la petite sirène s'élève dans les airs, mais je reste convaincue que c'est plus Andersen que Zemlinsky.)

 

Entre Kodály et Zemlinsky, la petite pianiste sirène : petite, donc, les cheveux détachés, les bras nus, brillante, comme un poisson dans l'eau face à son clavier. Yuja, t'as envie qu'elle soit ta copine : elle a ton âge ou presque ; elle est hyper-décontractée dans un milieu qui est habituellement plutôt guindé ; sa robe jaune asymétrique, remontant sur l'épaule gauche et fendue sur toute la jambe droite, serait la perfection incarnée teinte en orange ; elle marche à grandes enjambées sur des talons immenses ; à la façon dont elle penche la tête en jouant Prokofiev, on dirait une ado qui écoute tranquillement du rock dans sa chambre ; et elle ne ménage pas lors les saluts, manquant de peu de se cogner la tête contre le tabouret. Avec Yuja, tu irais faire du shopping et vous vous twitteriez toutes vos bonnes adresses bouffe. Forcément, elle épaterait tous tes amis en se détendant les doigts sur un piano de la SNCF et plus jamais tu n'aurais à souffrir Amélie Poulain et Titanic, sorte de lettres à Élise moderne qui constituent la totalité du répertoire pour pianistes amateurs (qui y mettent de la mauvaise volonté : même en ne prenant un cours qu'un samedi sur deux pendant un an, je pouvais jouer un mini-morceau de Bach). Bref, Yuja, on l'imagine comme la super copine quand on est une fille et la super petite copine quand on est un mec. Autour de moi, tous sont atteints de yujite aiguë : Andanteconanima rappelle l'épisode du bouquet de roses rouges, Ken fait prévaloir l'origine géographique pour parler de sa fiancée, Serendipity, toujours discret, sourit plus que d'habitude et Palpatine les laisse parler parce qu'il a négocié le panneau promotionnel avec le vendeur de CD et que Yuja trônera bientôt dans son salon à côté de Julia Fischer (puis, ça tombe bien, elle est petite, la PLV sera presque à l'échelle 1:1).

Sinon, à part être une star, Yuja est pianiste. Elle jouait le Concerto pour piano n° 2 en sol mineur de Prokofiev, dont on répète tant qu'il est d'une extrême difficulté que j'ai l'impression que c'est un peu comme si on demandait à une danseuse d'enchaîner l'adage à la rose après trente-six fouettés triples. De fait, ses mains courent à toute vitesse sur le clavier, on dirait deux araignées sous amphétamines. Je regarde les miennes, dont on m'a plusieurs fois dit que c'était des mains de pianistes, à cause de mes longs doigts et de la distance que je peux mettre entre le pouce et l'index (ma carrière de pianiste s'arrête là, je vous rassure tout de suite), j'observe les veines, je remue les tendons, je teste les articulations et je me demande si Yuja Wang est vraiment dotée de ces appendices humains, avec des os dedans. Je la soupçonne d'avoir des doigts en latex : il lui faut souvent se soulever du tabouret pour donner du poids à sa frappe et, à plusieurs reprises, elle rassemble toutes ses forces dans l'index, un peu comme Déborah François qui joue dans Populaire une secrétaire autodidacte de la machine à écrire. Yuja finit d'ailleurs aussi échevelée qu'elle, et luisante de sueur, encore.

Sans Romain Duris, c'est quand même nettement moins drôle. Passée la stupéfaction, je décroche un peu et regarde autour de moi. À ma droite, Palpatine se tient le menton, sans doute de peur que sa mâchoire ne se décroche. À ma gauche, à l'arrière-scène, Klari se tient aussi le menton mais d'un air fort dubitatif. Si elle avait une barbichette, elle la caresserait de manière sceptique, j'en suis sûre. Le fou rire commence à me prendre et éclate avec les applaudissements, quand j'observe Klari bouder les bras croisés et ne consentir à taper des mains que pour l'orchestre.

On enchaîne sur le bis, que je connais, je le connais, j'en suis sûre mais c'est quoi ? Je me tourne vers Palpatine, on tourne cinq secondes de film muet à base de yeux points d'interrogation et de mains basta c'est évident. Frustration. Quand soudain : Carmen. Quand soudain, d'avoir mis tant de temps à trouver l'opéra que je reconnaitrais même les oreilles fermées en sonnerie de portable, je comprends d'où vient l'impression que l'orchestre et la soliste ont joué deux partitions différentes malgré des passages de relais ultra-synchronisés. Je préfère ne pas imaginer les heures d'entraînement qu'il a fallu à la pianiste, parce que sa virtuosité ne sert à rien : en dépassant ses limites, elle a aussi outrepassé celles de l'oreille humaine. Carmen à cette vitesse phénoménale, c'est Carmen comme je la chantonne, de manière désordonnée, en enchaînant des mesures qui n'ont jamais été contiguës : pas une note n'a sauté mais toutes sont concaténées ; elles se marchent dessus et les noires se font des croches-pattes. La persistance rétinienne des doigts qui bougent trop vite pour qu'on en suive le mouvement se retrouve sur le plan auditif. Il faut avoir l'oreille entraînée des musiciens, au moins (ou celle des jeunes hommes dopés aux hormones, apparemment ça fait le même effet), pour avaler cette belle bouillie de notes. Forcément, de mon point de vue, le concerto n'a pas été très nourrissant. Que Yuja soit une Lang Lang en plus kawaï, à qui je n'ai pas envie de mettre des claques mais à qui Palpatine donnerait bien des fessées, n'y change rien.

À l'entracte, alors que j'explique à Klari que c'est un peu comme si un danseur très canon me faisait dix pirouettes à tourner de l'oeil sans rien comprendre au rôle, celle-ci trouve la comparaison-qui-tue : c'est Mathieu Ganio dansant Onéguine. Vas-y, top-là. On a cinq ans mais à côté des garçons avec leur bavoir*, on fait figure d'adultes.

* Exception faite de Joël.

09 février 2013

Rouge, Valentino ?

L'aile sud de la Somerset House a le chic pour accueillir des expositions où l'élégance est le maître-mot. Après celle consacrée à Gruau, sur laquelle nous étions tombés par un heureux hasard il y a deux ans, voici une rétrospective Valentino, qui a fourni un prétexte parfait pour retourner à Londres.  

Cent trente sept robes sont disposées de part et d'autre d'un immense couloir-podium sur lequel on a du mal à défiler, tant le travail minutieux de couture et de broderie retient l'attention. J'aime particulièrement les jeux de transparence qui introduisent un érotisme subtil et donnent une image de la femme qu'on se plairait fort à incarner, jambes magnifiées et dos sublimes : être le corps enserré par les cordelettes de satin de cette robe étroite ou le cadeau qu'enveloppe cette autre robe au gros nœud.

Et parce que l'intelligence rend plus belle encore, le livret de l'exposition inclut un glossaire explicitant les termes non-cousus de fil blanc et la dernière salle les illustre échantillons et vidéos à l'appui. Ces innombrables manipulations pour un résultat qui n'en laisse rien soupçonner, simplement beau, m'ont rappelé les broderies de ma mère revenue d'un stage chez Lesage – à ceci près que les mains expertes vont à toute vitesse, semblant couper et coudre au pifomètre quand celui-ci n'est rien d'autre que des années de savoir-faire condensées en réflexes.

Les roses, parmi les rares touches de rouge de l'exposition, séduiront sûrement les fans du couturier mais mon âme d'enfant jouant à la pâte à modeler garde un faible pour les boudins, pardon, les budellini, des brins de laine recouverts de soie qui, cousus côte-à-côte, donnent l'impression de savamment ligoter le corps. Bref, l'élégance faite robe, l'élégance fait main.  

Quatre pas de deux d'Onegin

Montrer de multiples interprétations comporte toujours le risque d'altérer le souvenir de celle que l'on a vue mais c'est aussi le seul moyen de le partager lorsque l'artiste en question n'a pas été filmé. Si quelqu'un trouve une vidéo de Sarah Lamb, qu'il me fasse signe. En attendant, on va picorer quelques secondes à droite et à gauche pour voir comment se construit le rôle de Tatiana – littéralement pas à pas.

 

Le pas de deux du premier acte est la rencontre de Tatiana et d'Onéguine ou, plus précisément, la rencontre d'Onéguine par Tatiana. Alors que Lensky donne la main à sa bienaimée, Onéguine donne le bras à Tatiana et c'est elle qui, toute heureuse de ce bras mis à disposition, s'y accroche (3'06). Il ne cesse de rompre le pas de deux et de s'éloigner d'elle sans l'attendre, comme appelé par l'arlésienne de sa pensée, tandis qu'il demeure au centre de ses timides déplacements. Elle gravite littéralement autour de lui : l'attraction la fait s'avancer à petits pas courus, en sixième, et l'éloigne de même, sans qu'elle ait pu toucher Onéguine (3'40). Elle l'a tout juste effleuré que déjà elle recule, le bras lancé en avant, comme une sylphide qui voit son amour lui échapper, et lorsque, timide mais mue par le désir, elle s'avance à nouveau, sa trajectoire la fait une nouvelle fois dévier. Ces petits pas courus sont les mêmes, an avant, que ceux de Swanilda-Coppélia, et en arrière, que ceux de la somnambule de Roland Petit ou des prêtresses de la Bayadère, toutes sous l'emprise d'une force qui les dépasse. Associé au visage radieux de Sarah Lamb, on aurait vraiment dit un papillon attiré par la lumière, qui tourne autour de ce qui l'attire sans savoir ce qui l'attend.

 

 

 

À côté de cela, un peu avant plus précisément, le pas de deux de Lensky et Olga est un petit joyaux d'harmonie. Tout particulièrement un certain motif qui, d'un développé, fait éclore la jeune fille avant de la laisser se promener en arabesque plongée, plongée dans les prémices du plaisir (1'10).
 

 

J'ai beaucoup aimé la manière dont Yasmnie Naghdi ramassait sa jambe dégagée dans un souffle, le buste très penché en avant (beaucoup plus que sur la vidéo) : le développé qui suit resplendissait de cette pudeur initiale. Son partenaire, moins pressé que celui de la vidéo, attendait qu'elle se soit déployée pour la décaler et la regarder, les sourires s'épanouissant simultanément chez les deux tourtereaux – jeune fille en fleur d'arum dans la promenade en arabesque plongée, la jambe pistil dressée en l'air, jusqu'à ce que la pudeur fasse reprendre le motif du début.

C'est à ce moment-là que j'ai été frappée par la musique, sublime sous la baguette de Dominic Grier.

 

Le pas de deux du miroir, d'où sort l'Onéguine rêvé par Tatiana, laisse présager du refus de celui-ci au sein même de l'expression la plus parfaite de la passion amoureuse. On retrouve des bribes de la promenade en arabesque plongée du pas de deux d'Olga et Lensky, mais lorsque Sarah Lamb se projette dans les bras de son partenaire, celui-ci se contente d'amortir sa chute et la repousse pour la relever. C'est moins flagrant sur ces vidéos mais on le devine ici, à partir de 0'15 :
 


et là, à 0'29, lorsque Manuel Legris rouvre les bras avant même que Maria Eichwald soit parfaitement d'aplomb. Le rêve ne suffit pas à supporter la rêveuse ; Onéguine se dégage de l'emprise de Tatiana.
 



Cette diagonale est à mettre en rapport avec celle du pas de deux final, également de dos, en remontant. À genoux devant Tatiana, Onéguine ne la repousse plus mais la replace sur son axe, plus ou moins fiévreusement selon l'intensité du combat qui se livre en elle. Il a déjà brisé la Tatiana de Sarah Lamb et il n'en transparaît plus que les blessures, rouvertes à l'instant, par lesquelles s'écoule le peu de vitalité qui lui reste encore. C'est délicatement, donc, plus délicatement que dans toutes les interprétations que j'ai pu trouver, que son partenaire la relève, l'élève au-dessus de lui.

On s'en fera quand même une idée en regardant Manuel Legris (un peu après 4'39 mais telle que je vous connais, vous allez regarder toute la vidéo) :
 


et Alina Cojocaru à 4'45, dans une interprétation totalement différente (j'ai l'impression que c'est un pléonasme, avec elle) mais que les Balletonautes m'ont fait regretter de ne pas avoir vu de A à Z :
 

Onéguine, Onegin, Tatiana et Sarah Lamb

J'avais déjà vu Onéguine mais là, j'ai vu Onegin. Tout en haut, une nouvelle fois, mais au Royal Opera House où, même à l'amphi, on est royalement assis. Certes, Valeri Hristov n'est pas près de me faire oublier Evan McKie, celui-ci étant aussi bon que celui-là est mauvais. Tourmenté du sourcil, le danseur a une propension à l'en-dedans qui a prévenu tout tentative d'élévation de la part de son personnage. Mais Sarah Lamb... Sarah Lamb, qui est accrochée sur un mur de ma chambre depuis que je l'ai vue dans une pièce de Christopher Wheeldon, et que je n'ai pourtant pas reconnue tant elle était peu Sarah Lamb et totalement Tatiana. Dans Electric Counterpoint, elle se racontait, danseuse, femme, mère, en tutu et talons aiguilles. Le week-end dernier, elle racontait Tatiana et Onegin, surtout Onegin, croit-elle, Onegin qu'on ne voit pourtant que parce qu'elle le regarde, gravitant autour de lui « comme un phalène autour d'une lanterne ». On n'aurait su trouver plus juste comparaison tant son visage est lumineux lorsqu'elle s'approche de lui – une somnambule éveillée dont l'ardeur ne se manifeste que dans son sommeil, lorsqu'elle danse son rêve d'elle et d'Onegin.

Ce n'est pas la scène de la lettre qui l'oblige à écrire ce ce rêve, que déchirera ce même Onegin, un peu plus réel et un peu moins humain, mais la même impulsion qui la fait lire et vivre à travers l'empathie qu'apprend la littérature. Le livre qu'elle tient au début n'est plus l'accessoire que tenait Aurélie Dupont, distraite, pour fournir un alibi à sa rêverie : c'est l'essence même de son caractère, sensible bien plus encore que romanesque.

"For Sarah, one of the pivotal scenes in the ballet is when the young and idealistic Tatiana meets the dashing Onegin for the first time: ‘When she sees Onegin, she’s enthralled – he’s mysterious, he’s out of a novel for her. That’s really the first time she’s made herself known to someone else."

À sa fraîcheur – celle de son teint, celle de ses réactions – se mêle la puissance tranquille, sereine, de la maturité. Alors qu'Aurélie Dupont semblait revivre cette histoire en flash-back, depuis le point où elle culmine en tant que femme et danseuse, en dame aux camélias russe, Sarah Lamb ne fait pas rejouer la jeunesse du personnage. Elle est bien la fille aînée, moins précoce que sa sœur, qui fait les délices de la gent masculine bien avant elle, mais posée, adulte déjà, sans être encore une femme. On le voit dans les portés qu'elle provoque mais auxquels elle ne sait pas comment réagir, soudain saisie, n'osant plus faire un mouvement jusqu'à ce qu'Onegin la dépose à terre. Pas encore une femme – Onegin le sent et c'est lui qui va la faire advenir en ignorant la jeune fille, une enfant dont il ne veut pas s'embarasser : son refus apparaît par la suite de plus en plus comme le caprice d'un enfant qui ne se soucie pas d'être blessant, tandis que la passion de Tatiana la grandit à mesure qu'elle l'accable.

Je n'avais pas remarqué la première fois qu'elle est la première à se précipiter sur Lensky pour le supplier de ne pas se battre en duel contre Onegin et que ce n'est que dans un second temps qu'elle est rejointe par sa jeune sœur. Tatiana est toujours amoureuse mais surtout, éconduite, elle est soudain responsable de sa petite sœur et du bonheur, ignorant mais tout aussi réel que les morceaux déchirés de son rêve, que celle-ci partage avec Lensky – et de la vie duquel, sinon de la mort, elle est responsable.

Quand Onegin reparaît des années plus tard, lorsqu'il a l'impudence de reparaître, Tatiana n'a pas refait sa vie : elle l'a construite, elle a continué malgré tout, malgré tout ce qu'Onegin a fait endurer à sa famille. Le colonel n'est sûrement pas l'amant rêvé mais il est un époux paisible, un appui sûr pour cette femme pâle, blonde, aux lèvres – et non plus aux joues – rouges et dont la robe rouge, elle aussi, est légèrement passée, comme fatiguée de la passion. Et Onegin qui croit qu'il peut revenir auprès d'elle et exprimer des regrets quand les remords sont tout ce à quoi il peut prétendre ! Tatiana n'est peut plus, son corps n'en peut plus : elle s'abandonne, s'évanouit presque dans les bras d'Onegin, de désir et de lassitude. À genoux, il la replace à tout instant sur son équilibre, du même mouvement par lequel debout, dans la force de l'âge et du refus, il n'avait cessé de la repousser, depuis son rêve jusqu'au réveil, douloureux. Mais la présence d'Onegin ne peut plus que déséquilibrer Tatiatana et le corps de celui qu'elle a rêvé comme son amant l'entrave en se tenant à ses pieds. Quand il part, enfin, le rideau tombe sur une Tatiana brisée mais debout, une nouvelle fois.
 

Mit JoPrincesse, Palpatine et Andie Crispy.
À lire : les Balletonautes, qui ont vu Sarah Lamb et Alina Cojocaru.
À voir : les photos des mêmes Balletonautes, où l'on voit la Tatiana blonde, radieuse, de Sarah Lamb,
et l'interview de l'artiste sur le site du Royal Opera House.