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18 mai 2013

Empreintes d'un temps enfoui

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Les hommes-galets
 

Anticipez le mouvement, vous suffoquerez d'immobilisme. Cherchez l'immobilité et tout se mettra en mouvement. Le tissu qui frémit de l'onde du mouvement, la cage thoracique qui s'étonne de respirer, l'érosion des hommes-galets sur scène, l'attention des spectateurs tout autour de vous. L'immobilité n'existe pas, on n'en appelle à elle que pour faire apparaître le mouvement, qui a toujours déjà commencé : lorsqu'on rentre dans la salle, la sable s'écoule déjà de deux sabliers, sur des plateaux qui font appel à un équilibre d'avant la justice, d'avant toute société. Umusuna ne nous emmène pas aux origines du monde mais danse le mystère du monde qui existe avant notre venue au monde, avant l'Histoire, avant les souvenirs. Un temps enfoui sous la parole, sous l'écriture, et dont la seule empreinte est le mouvement, le mouvement qui balaye l'immobilité où s'ancre le mythe des origines, comme les archéologues balaient à présent la poussière pour récupérer un fragment passé. Un pas devant l'autre, spectateur : Amagatsu nous a fait entrer dans la danse sans que l'on s'en aperçoive.

 

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Les hommes amphibies
 

On est plongé dans ces « mémoires d'avant l'Histoire » comme dans le silence de la mer, bruissant et inaudible. Enfin muet, on peut être fasciné par les corps qui rampent comme des animaux qu'on ne connaîtrait pas encore, ou plus, étape enfouie entre la bactérie et le poisson ; par les fleurs ou plumes rouges surgies des oreilles comme un superbe parasite, exotique, sur un arbre ; par les cercles qui effacent peu à peu les traces des danseurs ayant rayonnés à partir d'un même point chacun dans sa direction, dans le sable vierge – l'origine réintégrée dans la course à petites foulée des planètes, tour à tour le centre les unes des autres.
 

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Les hommes-planètes
 

Fasciné et inquiété par ces bouches noires et béantes, qui trouent des visages impassibles alors que le corps, baigné de lumière rouge, semble hurler, comme de l'acier en fusion.
 

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Les hommes en fusion
 

Et ces mêmes corps, en groupe, flotter comme algues qui se déploient les unes après les autres. Et pendant tout ce non-temps, échappé d'aucun sablier, du sable coule au fond de la scène, ans s'arrêter, sans envahir la scène, coule, tombe comme s'élève la flamme. On s'abîme dans ce que l'on voit, dans ce que l'on ne voit plus, on s'oublie parfois mais on ne s'ennuie pas. Ou plus. Ou pas encore.  

 

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L'ombre de la main, de la main-serre

Mit Palpatine

Les photos sont pour la plupart issues du site de la Biennale de Lyon et le titre de ce billet est une traduction proposée par le programme.

Retournement vs revirements

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Effets secondaires commence par un homme qui sort de prison et dont on sent bien, par les propos qu'il tient à sa femme, qu'il pourrait à nouveau verser dans les malversations financières. Ce n'est pourtant pas autour de lui que se noue l'intrigue mais autour de sa femme, dépressive, qui fait une tentative de suicide. Nul malaise cependant pour le spectateur, car le film adopte rapidement une tournure satirique : pas une collègue de travail qui n'ait un bon plan antidépresseur ; tout le monde a ou a eu sa petite dépression ; les laboratoires pharmaceutiques n'hésitent pas à placarder leur publicité dans les couloirs de la mort du métro ; quant aux psys, ils font leur marché noir auprès de ces grands groupes et se refilent les patients comme des stylos publicitaires, balançant tel ou tel traumatisme à prendre en compte entre deux portes.

Notre héroïne va de plus en plus mal, puis de mieux en mieux avec les cachets, puis de plus en plus bizarre avec ou sans. Jusqu'au moment où l'on arrive aux instants – proprement glaçants – qui précèdent la scène d'ouverture : filmée en silence, une traînée de sang court dans le couloir d'un appartement comme le marquage lumineux au sol dans la travée d'un avion, passant à côté d'un paquet de cadeaux et d'un voilier miniature. La femme qui tue son mari dans une crise de somnambulisme : le paroxysme de l'horreur est atteint, on peut couper là et envoyer le générique, le drame est complet. Sauf qu'on n'en est qu'à la moitié du film, qu'il de n'agit pas d'un drame et que le seul tremblement de terre que cela soulève dans le monde médical est la mise à l'écart de son psy, soupçonné d'être trop mauvais pour ne pas avoir vu venir la catastrophe.

Ce dernier se met lui-même à soupçonner sa patiente et on sent venir le retournement : la dépression ne serait qu'une couverture pour assassiner le mari. Vrai retournement : c'est le psy qui, totalement obsédé par cette mise en échec retentissante, devient fou et perds sa femme en même temps que la raison. La charge contre les industries pharmaceutiques est sans appel : les antidépresseurs rendent malades même ceux qui les prescrivent. Plutôt fort, ce délire. Sauf que ça n'en est peut-être pas un ; peut-être que si, en fait, mais peut-être bien que non, finalement. Effet secondaire : à force d'être tourné et retourné dans tous les sens, le retournement n'en est plus un – seulement un des nombreux revirements du scénario. Lequel n'arrive du coup pas à nous surprendre lors de la soit-disant révélation finale, simple hypothèse parmi d'autres, toutes étudiées une demi-heure durant.

Ce n'est pas mauvais, non, mais cela aurait pu être vraiment bon et ça ne l'est pas. Heureusement, il y a cette ironie anti-dépressive et de très bons (et beaux) acteurs qu'on ne se lasse pas de regarder, à défaut de scruter le visage de leurs personnages pour en deviner les secrets : Rooney Maria est une dépressive très sensible et Jude Law, un psy devant lequel on se mettrait volontiers à nu. 

10 mai 2013

Sans regrets, la vie serait dérisoire

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Des volutes d'encre de Chine dans l'eau, comme les volutes de fumée d'In the mood for love le raffinement de Wong Kar-Wai, allant jusqu'au maniérisme, est affiché dès le générique de The Grandmaster. Et la première scène, que l'on devine être un combat, sans comprendre qui attaque qui ni comment (et certainement pas pourquoi), est gorgée de cette sensualité qui veut sentir dans le détail, sentir la matière, jusqu'au plus petit élément qui le constitue, sans en perdre une goutte. Elles tombent donc au ralentit, s'éclatent et rebondissent lorsqu'elle ne sont pas fendues par une épée – chorégraphie miniature du combat qui les jaillir.

 

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Macro et ralenti extrêmes font apparaître le grain de la peau, la dilatation de l'oeil, le flottement des cheveux, le tourbillonnement des flocons de neige, la chute des pétales de fleur et des hommes. À tout moment le temps peut être dilaté et le présent vécu comme un souvenir, repassé au ralenti pour le retenir, se repaître de ce qui est déjà passé. Cela ne rend pas le film lent mais presque trop rapide au contraire : l'image est si riche qu'on n'a jamais vraiment le temps de l'absorber, d'en saisir tout ce qui mérite d'être apprécié. Face à cette saturation des sens, seule la contemplation peut sauver de l'irritation. Le visage de Zhang Ziyi y invite, si lisse qu'il aimante le regard qui, ne trouvant aucun point d'accroche, ne peut que passer et repasser sur ce visage et s'étonner de ce qu'une telle détermination se dégage de son mutisme.

Gong Er, la femme qu'elle incarne, est en effet dépositaire d'une partie de l'héritage de son père, maître de kung-fu. Elle n'hésite pas à affronter l'homme devant lequel il s'est incliné ni à le venger lorsque son disciple le trahit – une femme forte, ce qui la rend terriblement belle. Belle comme la technique qu'on lui a transmise : les 64 mains ; terrible comme l'issue, mortelle, de cet enchaînement. Petit à petit, à mesure que sont esquissés les tempéraments, les styles, les écoles des maîtres de kung-fu, on comprend qu'il ne s'agit moins de techniques de combat que d'un style et d'une discipline de vie. Le geste n'est plus seulement un mouvement, il a une portée éthique et esthétique – un art, martial, comme il en existe un autre, en Occident, chorégraphique.

Bien que la dimension éthique ne soit que très lointainement présente dans la danse, c'est ce parallèle qui m'a permis d'entrer dans cet univers : la discipline repose sur un apprentissage de règles, codifiées, mais surtout un apprentissage de soi, de maîtrise de soi, qui va jusqu'au laisser aller (savoir s'incliner devant l'adversaire). J'y retrouve cette puissance très particulière, la puissance qui naît de l'extrême concentration. Pensez, pour les balletomanes, à ces rares danseurs qui fascinent davantage par un simple geste, voire par leur immobilité, que par les plus grandes prouesses techniques. L'analogie a ses limites mais permet de comprendre que la chorégraphie des affrontements n'est pas seulement un ornement : l'esthétisme qui s'ajoute à l'efficacité est un moyen de montrer qu'on affronte moins son adversaire que l'on ne se mesure à lui, pour s'éprouver soi-même. Le niveau de maîtrise supérieur, qui passe par la joute verbale, n'est plus guère filmique et ne se produit qu'une seule fois, entre le père de Gong Er et Ip Man.

 

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À partir de là, je commence à comprendre les visages impassibles, leur pudeur, l'économie de la parole – toutes choses qui avaient plutôt tendance à m'exaspérer jusque-là, me donnant envie de les prendre par les épaules pour les secouer comme des pruniers. Je ne dois manifestement pas être la seule Occidentale à penser comme ça, car les deux acteurs principaux (ou que l'on décide de rendre principaux en extrayant la non-histoire d'amour de l'Histoire qu'on nous conte) ont des visages beaucoup plus expressifs que les autres, où affleurent toutes sortes de « sentiments ténus ». Il y a une beauté de l'infime, étouffante pour certains, que je retrouve jusque dans les traits fatigués d'Ip Man - Tony Leung. C'est ce qui m'a retenue dans ce film, plus encore que les questions d'héritage, de filiation, de tradition, qui irriguent pourtant toute l'histoire – et dans lesquelles, les gros plans n'aidant pas à saisir une vision d'ensemble, je me suis un peu perdue. Il faut reconnaître que le film, réalisé sur une période de dix ans, est un peu chaotique (confondre deux personnages n'a certainement pas aidé, je l'avoue). Cela dit, si l'histoire est quelque peu décousue c'est aussi qu'il n'y a en définitive pas vraiment dans The Grandmaster – je veux dire autre que l'Histoire ou que les histoires qui auraient pu se passer.

Il y a des vies que l'on s'est appliqué à vivre selon la discipline que l'on s'est imposée, par laquelle on s'est construit – une chose que nous ne sommes pas vraiment à même de comprendre sous nos latitudes, qui aurons tendances à y voir des destins brisés. Apparemment, c'est pour cela que Wong Kar-Wai a tourné deux fins : l'une à destination du public local et l'autre à destination du public occidental, plus conclusive. Je suis prête à parier qu'il s'agit de la discussion entre Gong Er et Ip Man, que l'on nous aura offert comme consolation à ce que l'on n'est guère capable de voir que comme des amours contrariées, alors qu'il s'agit aussi et avant tout d'un choix, d'une éthique de vie. Les quelques scènes-impasses qui introduisent la Lame, un autre maître de kung-fu, sans jamais l'incorporer au récit, improbables pour les lecteurs* que nous sommes, sont là pour nous le rappeler : il s'agit de l'histoire de quelques vies remarquables portraiturées, pas d'une histoire romanesque au sens où nous l'entendons (même si l'on peut évidemment l'y trouver). Ce parti-pris narratif, selon lequel l'histoire ne vaut pas en vue de son déroulement mais pour elle-même, correspond à un art de vivre, résumé par une citation de Bruce Lee, juste avant le générique : A man does not live for, he simply lives.


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[La scène près du train a un petit côté grandiose à la Anna Karénine...]
 

Pas de conflits de grandes causes, pas de dilemmes cornéliens, dans ce cas : des choix qui s'imposent et avec lesquels il faut vivre. Sans regrets, la vie serait dérisoire. Je ne suis normalement pas adepte de ces phrases-dictons que les personnages de films chinois improvisent avec dix syllabes, une fleur et une métaphore ; les devinettes censées révéler le sens profond des choses me laissent dubitatives. Mais cette parole de Gong Er lors de sa dernière entrevue avec Ip man m'a frappée : les regrets ne signifient pas que l'on aurait dû agir autrement (ce seraient des remords) - ils sont seulement le souvenir de ce que les choses n'ont pas toutes eu une valeur égale pour nous, l'assurance de ce que l'on n'a pas traversé la vie dans l'indifférence. Cela a quelque chose de libérateur, vous ne trouvez pas ?

 

* Dans une interview, Wong Kar Waï parle des romans d'arts martiaux chinois (dont les chapitres fonctionnent indépendamment les uns les autres comme des portraits juxtaposés), de sa volonté de s'en inspirer mais de l'incompréhension que cela aurait suscité en Occident où la conception traditionnelle de l'intrigue exige un fil conducteur. Cela me fait rire lorsque je pense à Kundera et à sa forme romanesque contrapunctique, une innovation... européenne, en fin de compte.  

09 mai 2013

Le palais Garnier en pain d'épices

Lorsqu'on donne un opéra de Wagner ou de n'importe quel autre compositeur du même acabit, l'Opéra sait que les places seront vendues et les mélomanes s'habituent à se voir ponctuellement infliger des mises en scène insipides voire franchement laides (Wozzeck, Siegfried). En revanche, il semblerait que lorsque l'on programme des compositeurs considérés à tort ou à raison comme secondaires, moins connus ou pour les plus jeunes (La Petite Renarde rusée, L'Enfant et les Sortilèges, Hänsel et Gretel), la mise en scène revienne au centre des préoccupations pour divertir le grand public, évidemment incapable de n'apprécier que la seule la grande musique. Si faire partie grand public permet d'éviter les délires conceptuels de quelques démetteurs en scène et profiter d'un spectacle complet, alors il n'y a pas de problème, je suis prête à endurer le mépris des élites intellectuelles, je fais partie du grand public.

J'aime être surprise par une manœuvre de machinerie, fascinée par les lumières, émerveillée par des décors impressionnants et garder à l'esprit des images fortes qui s'impriment dans la mémoire jusqu'à faire partie de l'imaginaire de l'opéra. Mieux encore : j'aime qu'on me fasse voir ce que je n'avais pas entendu dans la musique – le Capriccio de Carsen est un sommet, dans le genre. Dans un tout autre registre, Hänsel et Gretel fait partie de ces soirées où les yeux n'ont pas à jalouser les oreilles, ravies par la partition très riche mais jamais lourde d'Humperdinck (comme un bon gâteau, en fait). On y retrouve les trois ingrédients d'une mise en scène réussie.

 

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Un dispositif ingénieux : la maison de poupée

En éclatant l'espace, Mariame Clément (mise en scène) et Julia Hansen (décors) ont donné une dynamique à une mise en scène par ailleurs relativement statique. L'espace scénique est utilisé dans toute sa hauteur, divisé en quatre pièces qui fonctionnent de manière symétrique : le séjour est à l'étage et la chambre des enfants, en bas, mais le fantastique apparaît plus volontiers côté cour tandis que le côté jardin conserve le principe de réalité. Plus volontiers car, comme dans tout conte qui se respecte, rêve et réalité ne sont pas hermétiques : le rêve éveillé fait tout aussi peur qu'émerveille la réalité fantasmée. Au milieu de ces deux espaces qui se répondent, la forêt joue le rôle du miroir : il faut, comme une épreuve, la traverser pour affronter ses peurs et ses désirs.

Le seul problème de cette mise en scène n'est pas à chercher du côté de la scène mais de la salle – à l'italienne : les trois quarts de la salle manquent cruellement de visibilité, le centre et l'avant-scène étant rarement utilisés. Avec un Pass jeune au parterre, c'est en revanche très efficace. Le dédoublement de l'espace permet en outre de doubler les chanteuses (Hänsel est interprété par une femme) par des enfants. Chacun dans sa boîte à chaussure géante, le ridicule de l'infantilisation est évité. Conscients de leur rôle, les enfants sont d'ailleurs sérieux comme des enfants qui jouent, aussi sérieux donc – et touchants – que les chanteuses, qui semblent retrouver les chamailleries de leur enfance.
 

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Des visuels marquants : l'imaginaire au pouvoir

Imaginez un peu : la chambre devient une forêt sitôt que l'on a décoré ses murs de sapins et le-monstre-du-placard (ma cousine avait un monstre-sous-le-bureau) fait surgir sa grosse patte velue de sous le lit.

Envoyés dans ladite forêt cueillir des fraises par une mère fatiguée de leurs singeries (les fraises poussent sur les sapins, enfin, c'est évident), le frère et la sœur tombent sur un gâteau géant – le même auquel on leur avait interdit de toucher, en plus grand, en beaucoup plus grand, en maison de sorcière, laquelle apparaît alors que les enfants se sont mis à grignoter son toit (et il y avait apparemment de la vraie chantilly dont les chanteuses se sont léché les doigts – je les aurais bien rejointe pour grignoter un bout, en ma qualité de souris). Imaginez un peu vous promener sur un gros gâteau avec des couches aux couleurs radioactives, telles que vous les dessiniez enfant. N'est-ce pas le rêve ? Et le cauchemar (de Ron) : l'araignée géante, dans la pièce où la sorcière a enfermé Hänsel jusqu'à ce qu'il soit mature (le doigt, hum, est-ce vraiment un doigt qu'elle tâte ?).

Quelques scènes suffisent à faire ressortir la dimension sexuelle des contes : j'ai trouvé particulièrement réussis ces vêtements suspendus dans tout l'espace du séjour, comme figés au moment où les parents les ont fait voler à travers la pièce – contrepoint à la myriade de ballons multicolores...


Une lecture intelligente : psychanalyse des contes de fées

Lorsqu'on a un père vendeur de balai, il n'est pas très difficile d'imaginer la (belle) mère en sorcière qui aime à le chevaucher – quitte à envoyer les enfants dans la forêt pour avoir la paix. Bien que la sorcière soit identifiée par les parents comme une tierce personne (la sorcière d’Ilsenstein, interprétée par une autre chanteuse), c'est donc sous les traits de la mère qu'elle apparaît. Le chemisier et la longue jupe sages sont rapidement abandonnés au profit d'une robe à paillettes pour une scène style music-hall où c'est clair : la sexy sorcière est prête à dévorer les enfants de son appétit de cougar. Surtout Hänsel, évidemment, Gretel n'ayant le droit de goûter à rien, seulement de servir les plats. Heureusement, les enfants, plus en âge de manger du pain d'épice que d'en devenir aux yeux des autres, laissent la sorcière de consumer de désir en la poussant dans le four, tellement heureux de ce qu'on lui a fourré qu'il explose dans une pluie de paillettes. Sauvés de la petite mort, Hänsel et Gretel peuvent retourner grandir, fêter leur anniversaire et dévorer le gâteau auquel ils ont maintenant droit.

Autant vous dire que, ne m'étant jamais retournée sur ce conte, je n'y avais jamais vu cette dimension-là. Je suis sûre d'ailleurs que les enfants présents dans la salle ne l'ont pas vue non plus : elle n'est pas assez cachée pour qu'on puisse l'y déceler. L'effacement des frontières entre le réel rêvé et la réalité fantasmée que présente ce double niveau de lecture a en outre l'avantage de dissiper les incohérences du livret : la famille vit dans un intérieur bourgeois, où les attend un gros gâteau, et les enfants souffrent de la faim ? Ils sont gourmands et contrariés par les interdits des adultes. La gentille (belle) mère est méchante ? Elle a oublié quelques instants d'être mère pour avoir voulu être femme. Le merveilleux ? Les enfants étaient au lit. Et il n'y a pas à dire, cet opéra était un beau rêve.

Mit Palpatine.