16 février 2013
La Damnation de Faust
La mise en scène kitsch de l'opéra de Gounod à Bastille et le Faust non moins kitsch d'Alagna m'avaient donné du personnage éponyme une idée un brin réductrice : un savant qui relève la tête de ses bouquins et se fait avoir comme un bleu par les plaisantes distractions de Méphistophélès.
Chez Berlioz, on perçoit l'errance intérieure d'un homme qui n'a pas de prise sur le monde. Il a bien essayé de le comprendre par l'étude mais n'embrasse toujours que du vide. Les abstractions du savoir ne l'ont pas sauvé de l'ennui : tout se passe comme si ce désintérêt initial pour la vie l'avait d'avance condamné. C'est une âme perdue, dont Méphistophélès veut s'assurer. Emmener Faust à une fête d'étudiants et de soldats lui confirme que, pas plus que le savoir ne l'a diverti de dieu, les plaisirs de la chair ne pourront le divertir du diable.
Le seul désir qui anime Faust est de se voir révéler le bonheur de ce monde qu'il ne fait que hanter – preuve s'il en est qu'il n'a pas la foi et que la piété est une carte à jouer pour Méphistophélès. Car ce qui démange, il l'écrase, comme l'avertit la Chanson de la puce. Au diable la quête spirituelle, Méphistophélès anéantit l'espoir de Faust en le comblant. Marguerite est belle, Marguerite est pure, Marguerite l'a vu en songe et l'aime (c'est une manie, ces derniers temps). Faust n'a plus rien à espérer et c'est le désespoir, Marguerite condamnée à mort, Marguerite coupable de meurtre par sa faute, involontaire mais irréparable – la faute, originelle, qu'il reconnaît comme la sienne en signant le pacte. Faust est damné, puni pour sa désespérance initiale (en l'amour divin), après que Méphistophélès lui a cruellement donné une raison de vivre (en l'amour humain) – quand Faust y voit une raison de mourir, mourir pour racheter Marguerite. Mais Marguerite n'a péché qu'avec beaucoup d'amour et d'innocence ; elle n'a besoin d'aucun autre sacrifice que le sien pour sauver son âme.
L'une s'élève tandis que l'autre sombre, offrant au compositeur le plus grand contraste qui soit – cymbales d'enfer, choeur céleste. Je crois que ce sont les contrastes que je préfère dans cette œuvre, les contrastes entre les scènes, qui ne donnent jamais le temps au lyrisme de devenir grandiloquent – alors qu'entre la nature (il faut de l'espace pour errer et introduire des divertissements folkloriques) et l'amour (Margueriiiiite), y'avait de quoi faire. (Soit dit en passant, les déclarations d'amour chaste, c'est ce qu'il y a de plus chiant long à l'opéra.) La partition de Berlioz ressemble à un texte très ponctué, qui aime mettre du relief dans ce qu'il raconte et souligner d'une échappée d'archet la dentale de la dernière syllabe : Faust !
Bryan Hymel n'est pas aussi audible que le Méphistophélès, digne comme un maître d'hôtel, d'Alastair Miles mais il forme avec lui un couple presque plus crédible qu'avec Olga Borodina, laquelle plante une Marguerite pas commode. Mais le personnage de la soirée, c'est le chef d'orchestre. La plupart dirigent la musique, entretenant avec les musiciens un rapport de complicité ou d'indifférence polie ; Tugan Sokhiev, lui, dirige ses hommes. Non, tu ne passeras pas, attends, attends, maintenant, fonce ! Toi, là, ralentis, et toi là-bas, accélère, je te dis, accélère, plus fort, on y est, on y est. Mi-alphabet sémaphore, mi-langage des signes, ses gestes orchestrent la bonne marche de la troupe. Malgré la petite estrade, il ne dirige pas d'un piédestal : le chef ne se ménage pas plus qu'il ne ménage ses musiciens et l'on sent que c'est pour son exigence envers eux qu'il en est apprécié. Il est tant que j'aille voir V. danser au Capitole.
Mit Palpatine.
17:33 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, berlioz, faust, pleyel
Philinte à pinces
Dans les histoires d'Agatha Christie, le coupable est souvent le premier à avoir été soupçonné mais pour des raisons si grossières, si peu admissibles qu'il faut toute la perspicacité d'un Hercule Poirot pour réexaminer le préjugé. Dans Alceste à bicyclette, c'est la même chose : Luchini est forcément le misanthrope, on le sait d'entrée de jeu. Et pourtant, Philippe Le Guay nous balade bien sur l'île de Ré. Il ne nous mène jamais en bateau – seulement à vélo. On pédale dans la semoule pour découvrir qui est le plus coupable envers l'autre.
Gauthier, vedette d'une petite série télé, représente pour Serge, comédien retiré (sur l'Île de Ré – on fait plus désert), le métier, dans lequel les amis vous poursuivent en justice. Au plaisir d'être sollicité pour jouer une pièce de Molière se mêle donc celui de faire tourner Gauthier en rond, lui réclamant un puis deux jours puis une semaine de répétition avant de se décider. Surtout qu'il a le culot de venir le déranger pour jouer... un second rôle, celui de l'ami. Philinte, vraiment ?
Serge et Gauthier se mettent à répéter le rôle-titre en alternance et l'on voit tout : l'admiration de l'acteur populaire pour le comédien noble, et son envie, qu'il trahit en se réservant le rôle qu'aucun metteur en scène ne viendra jamais lui confier ; le mépris du comédien pour la médiocrité télévisée, et la convoitise pour la popularité qu'elle confère ; la gêne vaguement honteuse de l'acteur vis-à-vis du comédien lorsque ses fans le reconnaissent, et la fierté blessée lorsque le comédien fait peu de cas de son jeu, plein de bons sentiments mais sincère. Serge et Gauthier oscillent entre Alceste et Philinte, entre revanches, justes ou mesquines, sur la vie ou sur l'autre, et amour, de l'art ou d'une femme.
L'ambivalence est telle qu'ils sont à l'occasion renvoyés dos à dos, lorsqu'une jeune actrice, de porno, assiste à l'une de leur répétition (pour faire plaisir à sa mère) et, par son jeu instinctivement juste, les laisse sans voix. Des heures à pinailler sur la diction, c'est-à-dire sur l'interprétation, c'est-à-dire sur qui doit avoir le rôle, et voilà une minute de grâce où l'actrice du (beau) sexe se moque des guerres intestines. Mais la joute verbale de Fabrice Luchini et Lambert Wilson est trop savoureuse pour qu'une femme y mette fin. Pour y mettre le feu, en revanche... une belle Célimène italienne sème le doute. Si Serge est, à son corps défendant, plein d'amour, ne serait-il pas Philinte, à la vérité ? La trahison finale de Gauthier vient trancher. « Je n'aime pas les acteurs », disait l'Italienne sans savoir encore pourquoi et sans que l'on y prête attention, son faible pour le comédien n'ayant pas tardé à suivre. L'acteur s'aime trop pour être aimable et n'aime pas assez les autres pour être misanthrope. Car le fin mot de l'histoire est là : le misanthrope ne déteste pas le genre humain, il se déteste lui d'en espérer quoi que ce soit et de se laisser décevoir par ce fol espoir.
Philinte fait belle et bonne figure face aux compromis du monde : Gauthier ne peut lui vouer qu'une indicible et non une effroyable haine. Ce sont les derniers mots de Serge, qui n'a cessé de reprocher à Gauthier son lapsus : l'idéalisme d'Alceste est intransigeant.
13:10 | Lien permanent | Commentaires (2)
Révolutionner en rond
Alban Richard : il y avait une raison pour que je n'aie jamais entendu parler de lui. Sauf par un danseur contemporain que Palpatine et moi avions rencontré dans une soirée, qui était ultra-canon et parlait très intelligemment de danse. D'où : toujours faire vérifier par quelqu'un dont les hormones ne sont pas impliquées la valeur artistique d'une recommandation. Plus généralement : toujours se méfier des contempo.
Pléiades s'apparente moins à un voyage la tête dans les étoiles qu'à la mise en orbite de satellites. Leur trajectoire est calculée, sans cesse vérifiée, parfois déviée pour éviter tout risque de collision, mais surtout : monotone. Là où la pluie d'Anna Teresa de Keersmaeker peut fasciner (je l'ai senti même sans l'avoir ressenti), les étoiles d'Alban Richard ennuient. Son vocabulaire chorégraphique est variée comme le sol d'un astéroïde et sa science de l'espace et du temps manque singulièrement de poésie. Les variations, horlogères plus que cosmiques, qu'il insère dans le petit groupe de danseurs ressemblent à des exercices pour leur apprendre à danser ensemble, en étant à l'écoute les uns des autre : tous tournent en rond, un élément se dérègle et tous se règlent en cascade sur le dérèglement. Cela recommence inlassablement, à partir d'un autre danseur ou d'une autre direction. Impossible d'espérer l'imprévu, il fait partie intégrante de la monotonie.
La relation danse-musique fonctionne sur le même principe de combinatoire. Je ne peux m'empêcher d'imaginer que le chorégraphe a coché sur un carnet les combinaisons au fur et à mesure de leur utilisation : musique seule, danse seule, musique et danse juxtaposées, danse encerclée par la musique, musique et danse en symbiose. Et par musique, j'entends des percussions (18 instruments pour 6 esprits frappeurs – le sort s'acharne sur mes oreilles), dont le spectre va de l'évocation de gréements à l'explosion désordonnée d'un feu d'artifice au bouquet éparpillé, restant la plupart du temps coincé à l'étape du mobile bruyamment agité par le vent. Lequel vent est matérialisé par les lumières qui baissent et s'intensifient en cascade, les projecteurs étant disposés comme les tubes d'un xylophone. Il y avait de l'idée mais à travailler à son épuisement, Alban Richard a surtout épuisé le spectateur. Quelques-uns partent avant la fin : le théâtre de Chaillot se théâtre-de-la-villise. Pourtant, ce n'est même pas mauvais, juste insipide.
Mit Palpatine.
10:30 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, chaillot
14 février 2013
Le Pavillon aux pivoines
Le premier qui me parle de mondialisation et d'uniformisation, je l'envoie au Pavillon aux pivoines. Pas besoin de pousser plus loin que Châtelet pour vérifier que ce n'est pas parce qu'on mange chinois (vietnamien-coréen : faites comme moi, mangez asiatique), qu'on a accroché au bureau le calendrier à lamelles représentant, selon les années, un dragon, deux panda ou des montagnes bleues en style estampe, qu'on s'est piqué dix minutes de calligraphie et qu'on est trop In the mood for love qu'on a la moindre idée de ce qu'est la culture chinoise. Moi pas davantage qu'un autre. Certainement moins, même, car cette civilisation est trop éloignée de moi pour m'attirer. C'est comme les aimants : il y a une distance au-delà de laquelle il ne se passe rien. N'allez pas croire que je suis une ignare qui se complaît dans son ignorance ou qui nie toute culture passé l'Oural : j'essaye d'élargir mes frontières – à ma mesure de souris, qui grignote patiemment du terrain. Vous ne voudriez tout de même pas que j'attaque la Chine alors Napoléon s'est ramassé en Russie !
Comment, alors, me suis-je retrouvée à assister à un opéra chinois, Kunqu, très précisément ? En croyant que c'était de la danse japonaise, tout simplement, comme le laissait entendre l'affiche qui présentait l'opéra avec le kabuki, sous prétexte que le metteur en scène est un danseur japonais (et moi qui croyait qu'ils ne se causaient pas). La danse est une discipline dont je commence à suffisamment connaître le versant occidental pour me risquer à en aborder d'autres, aussi déroutants restent-ils : la fascination initiale est là. Et la première fois, rassurante. L'opéra, cela fait trois ans que je m'y suis mise et les compositeurs occidentaux me laissent encore trop souvent perplexe pour que je songe à m'aventurer plus avant. Imaginez : je n'ai jamais entendu de Verdi et je n'ai pas encore osé Wagner, qui semble constituer l'alpha et l'oméga du mélomaniaque. Alors l'opéra chinois...
Incompréhension. Malgré les prompteurs. Incompréhension qui n'est pas rachetée par le plaisir ou la fascination. Il y aurait de quoi, pourtant, dans ce monde où l'on s'émerveille de la mousse, d'un étang de poissons dorés ou d'une tige de saule comme devant une vitrine de pâtisseries ; où un être aussi abstrait qu'un dieu se voit attribuer une circonscription précise – dieu des fleurs du jardin du préfet Diu ; où l'on marche à toute vitesse et à tous petits pas ; où le songe amoureux est immédiatement érotique et, tout en lui signifiant qu'il va la déshabiller, promet à la jeune fille qu'elle va pincer les lèvres de plaisir ; où la même jeune fille lentement, paisiblement mourante se préoccupe de perpétuer le souvenir de sa beauté, dont la perte l'inquiète davantage que la mort ; où la calligraphie se respire et une estampe vaut pour testament ; où l'on devient prêtresse du temple parce qu'on avait un hymen trop dur et où l'on en rit sur une scène d'opéra ; où le destin oublie de compter avec la mort mais enjoint à ressusciter ; où l'on tourne sur soi plutôt qu'autour de l'autre, en s'effleurant du bout des manches, immenses – Alwin Nikolais devenu Pierrot lunaire –, que l'on remonte en un revers propre et alangui par d'infimes saccades, jusqu'à ce qu'elles laissent apparaître les mains, délicates, articulées ; où l'on se marie en cape rouge et où cela ne jure même pas sur la robe rose ; où l'on est heureux parce qu'on accomplit ce qui devait être, sans jamais qu'une volonté, un désir personnel, ne soit venu s'interposer ni même n'ait été intérieurement formulé.
Il y aurait de quoi être fasciné et je l'ai peut-être été à de rares instants – de grâce. Durant quelques secondes, les voix deviennent plus graves et suspendent la torture des sons si aigus qu'ils en sont insupportables – physiquement : je suis ressortie du théâtre avec un mal de crâne et les nerfs à vif. Mon seuil de résistance à la répétition est quasiment nul lorsqu'il s'agit de musique chinoise : Einstein on the beach met une petite heure à me faire passer de l'extase à l'exaspération, Le Pavillon aux pivoines, dix minutes et sans l'extase initiale. Les premières minutes, renouvelées à chaque entracte, sont même les pires : après le brouhaha de basse de l'extérieur, l'oreille est vrillée par l'aiguïté, surtout par celle, proprement infernale, de la petite servante qui minaude comme un chat qui fait sa toilette. Ses gestes ciselés sont magnifiques, je le sais. Je le sais mais je ne le ressens pas. Comme toute la beauté du spectacle, depuis l'épure des voiles que caresse la lumière jusqu'au chatoiement des costumes, plus précieux que sublime, heureusement trop ouvragés pour être bariolés. J'aurais voulu voir cet opéra comme, petite, je jouais au Mahjong sur l'ordinateur : en coupant le son. Sans filtre, pas d'amour, rien que des sirènes qui me vrillent les oreilles sans me charmer.
Dans ma déception, je suis heureuse de découvrir un pan de culture dont l'altérité ne se laisse pas réduire par une série d'identités (la nature au centre de l'attention comme chez les romantiques, la jeune-fille comme Eurydice, le dieu des Enfers comme un Hadès déguisé en dragon chinois – la mort est encore ce que nos vies ont de plus semblable – : toutes ces comparaisons ne prennent pas). On aura beau, Chinois comme Européens, s'inventer des points communs en s'américanisant, les cultures auxquelles ces influences s'amalgament ne donneront jamais les mêmes mentalités, les mêmes façons d'être au monde. Ni les mêmes tessitures de prédilection, manifestement.
21:42 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : musique, opéra, chinois, châtelet