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14 février 2013

Le Pavillon aux pivoines

Le premier qui me parle de mondialisation et d'uniformisation, je l'envoie au Pavillon aux pivoines. Pas besoin de pousser plus loin que Châtelet pour vérifier que ce n'est pas parce qu'on mange chinois (vietnamien-coréen : faites comme moi, mangez asiatique), qu'on a accroché au bureau le calendrier à lamelles représentant, selon les années, un dragon, deux panda ou des montagnes bleues en style estampe, qu'on s'est piqué dix minutes de calligraphie et qu'on est trop In the mood for love qu'on a la moindre idée de ce qu'est la culture chinoise. Moi pas davantage qu'un autre. Certainement moins, même, car cette civilisation est trop éloignée de moi pour m'attirer. C'est comme les aimants : il y a une distance au-delà de laquelle il ne se passe rien. N'allez pas croire que je suis une ignare qui se complaît dans son ignorance ou qui nie toute culture passé l'Oural : j'essaye d'élargir mes frontières – à ma mesure de souris, qui grignote patiemment du terrain. Vous ne voudriez tout de même pas que j'attaque la Chine alors Napoléon s'est ramassé en Russie !

Comment, alors, me suis-je retrouvée à assister à un opéra chinois, Kunqu, très précisément ? En croyant que c'était de la danse japonaise, tout simplement, comme le laissait entendre l'affiche qui présentait l'opéra avec le kabuki, sous prétexte que le metteur en scène est un danseur japonais (et moi qui croyait qu'ils ne se causaient pas). La danse est une discipline dont je commence à suffisamment connaître le versant occidental pour me risquer à en aborder d'autres, aussi déroutants restent-ils : la fascination initiale est là. Et la première fois, rassurante. L'opéra, cela fait trois ans que je m'y suis mise et les compositeurs occidentaux me laissent encore trop souvent perplexe pour que je songe à m'aventurer plus avant. Imaginez : je n'ai jamais entendu de Verdi et je n'ai pas encore osé Wagner, qui semble constituer l'alpha et l'oméga du mélomaniaque. Alors l'opéra chinois...

Incompréhension. Malgré les prompteurs. Incompréhension qui n'est pas rachetée par le plaisir ou la fascination. Il y aurait de quoi, pourtant, dans ce monde où l'on s'émerveille de la mousse, d'un étang de poissons dorés ou d'une tige de saule comme devant une vitrine de pâtisseries ; où un être aussi abstrait qu'un dieu se voit attribuer une circonscription précise – dieu des fleurs du jardin du préfet Diu ; où l'on marche à toute vitesse et à tous petits pas ; où le songe amoureux est immédiatement érotique et, tout en lui signifiant qu'il va la déshabiller, promet à la jeune fille qu'elle va pincer les lèvres de plaisir ; où la même jeune fille lentement, paisiblement mourante se préoccupe de perpétuer le souvenir de sa beauté, dont la perte l'inquiète davantage que la mort ; où la calligraphie se respire et une estampe vaut pour testament ; où l'on devient prêtresse du temple parce qu'on avait un hymen trop dur et où l'on en rit sur une scène d'opéra ; où le destin oublie de compter avec la mort mais enjoint à ressusciter ; où l'on tourne sur soi plutôt qu'autour de l'autre, en s'effleurant du bout des manches, immenses – Alwin Nikolais devenu Pierrot lunaire –, que l'on remonte en un revers propre et alangui par d'infimes saccades, jusqu'à ce qu'elles laissent apparaître les mains, délicates, articulées ; où l'on se marie en cape rouge et où cela ne jure même pas sur la robe rose ; où l'on est heureux parce qu'on accomplit ce qui devait être, sans jamais qu'une volonté, un désir personnel, ne soit venu s'interposer ni même n'ait été intérieurement formulé.

Il y aurait de quoi être fasciné et je l'ai peut-être été à de rares instants – de grâce. Durant quelques secondes, les voix deviennent plus graves et suspendent la torture des sons si aigus qu'ils en sont insupportables – physiquement : je suis ressortie du théâtre avec un mal de crâne et les nerfs à vif. Mon seuil de résistance à la répétition est quasiment nul lorsqu'il s'agit de musique chinoise : Einstein on the beach met une petite heure à me faire passer de l'extase à l'exaspération, Le Pavillon aux pivoines, dix minutes et sans l'extase initiale. Les premières minutes, renouvelées à chaque entracte, sont même les pires : après le brouhaha de basse de l'extérieur, l'oreille est vrillée par l'aiguïté, surtout par celle, proprement infernale, de la petite servante qui minaude comme un chat qui fait sa toilette. Ses gestes ciselés sont magnifiques, je le sais. Je le sais mais je ne le ressens pas. Comme toute la beauté du spectacle, depuis l'épure des voiles que caresse la lumière jusqu'au chatoiement des costumes, plus précieux que sublime, heureusement trop ouvragés pour être bariolés. J'aurais voulu voir cet opéra comme, petite, je jouais au Mahjong sur l'ordinateur : en coupant le son. Sans filtre, pas d'amour, rien que des sirènes qui me vrillent les oreilles sans me charmer.

Dans ma déception, je suis heureuse de découvrir un pan de culture dont l'altérité ne se laisse pas réduire par une série d'identités (la nature au centre de l'attention comme chez les romantiques, la jeune-fille comme Eurydice, le dieu des Enfers comme un Hadès déguisé en dragon chinois – la mort est encore ce que nos vies ont de plus semblable – : toutes ces comparaisons ne prennent pas). On aura beau, Chinois comme Européens, s'inventer des points communs en s'américanisant, les cultures auxquelles ces influences s'amalgament ne donneront jamais les mêmes mentalités, les mêmes façons d'être au monde. Ni les mêmes tessitures de prédilection, manifestement.