01 juillet 2017
Corsaire pirate
La venue du ballet du Capitole au théâtre des Champs-Elysées était pour moi l'occasion de voir sur scène mon amie V., que je n'avais pas vu danser depuis dix ans *hem*, depuis le début de sa carrière, en fait, alors qu'elle commençait à tourner avec Europa Danse. Autant vous dire que je n'étais pas hyper concentrée au début du Corsaire, scrutant chaque danseuse aux jumelles pour essayer de la retrouver. Je n'en avais pas besoin : je l'ai reconnue immédiatement à l’œil nu lorsqu'elle est entrée à la scène suivante avec le reste du corps de ballet. Quand vous avez danser plusieurs années aux côtés de quelqu'un, vous reconnaissez immédiatement sa façon de se mouvoir. Toujours ce côté pinch of salt, hop, comme si rien, jamais, n'était difficile ou envahissant. J'étais fière, quand même, un peu.
Ajoutez à cela que la place était le second volet de mon cadeau de Noël (bah quoi ? faut faire durer le plaisir) et vous comprendrez que, au premier rang de balcon avec Mum, je ne pouvais que passer une bonne soirée. J'ai été un peu surprise, du coup, en découvrant après que pas mal de balletomanes n'étaient pas emballés à l'exception notable des Balletonautes). Mais cela fait sens : à attendre LE Corsaire, tel que présenté l'année dernière par l'English National Ballet, on pouvait effectivement être déçu. Kader Belarbi propose un Corsaire dépouillé du kitsch, de la virtuosité tape-à-l’œil et du bazar narratif qui le caractérise d'ordinaire. Il a éliminé des personnages, sabré des divertissements et réagencé le tout, jusque dans la partition. Le résultat : plus vraiment de Corsaire mais une pièce de danse continue où pas une seconde on se demande qui est cette nana en tutu et si c'est bien la même que tout à l'heure, ni qui a comploté quoi avec qui pour quelle raison. Cela se suit comme une pièce de théâtre : la pantomime et la danse appartiennent à un même monde sans couture, la pantomime se dissolvant dans la danse et le divertissement s'effaçant de celle-ci.
Cette approche fondamentalement me séduit en ce qu'elle participe d'un désir de redonner du sens à la danse, de réinvestir sa technique classique en vecteur d'expression contemporaine. Quelque part, quoique dans un style différent, c'est aussi ce que cherchait à faire Jean-Guillaume Bart avec sa Belle au bois dormant. Ces relectures en sont à peine : l'angle de vue, qui chercherait à faire saillir une signification ou à en imposer une nouvelle par surimpression, compte moins que la continuité de la trame narrative : il faut renouer avec la cohérence pour qu'une multiplicité de sens reste offerte au spectateur, sans être figée dans une tradition qui l'évacue. Il s'agit moins, en somme, de relire que de rendre lisible. Et si cela peut décevoir le balletomane*, qui se fiche pas mal de lire ce qu'il connait par cœur, cela me semble en revanche une excellente formule pour les autres, pour tous ceux qui aimeraient aimer la danse et se trouvent rebutés par les divertissements sans queue ni tête, hermétiques à la virtuosité dont il voit le balletomane s'enivrer (on ne va pas se mentir, c'est aussi sympa un shoot de temps en temps).
L'approche, donc, me plaît bien. Je n'en reconnais pas moins que la réalisation comporte des maladresses, dont une particulièrement malaisante (peut-être parce qu'elle nous renvoie inconsciemment à la part nauséabonde de l'orientalisme, que Cléopold nomme pudiquement "violences fantasmées"**). La belle esclave n'est plus cette beauté espiègle qui fait tourner le sultan en bourrique, c'est une beauté tragique, emprisonnée et… violée, sur scène. C'est un parti pris qui peut se défendre. Mais à ce moment-là, il faut embrasser le drame. Or on enchaîne, avec un tempo proprement comique, sur une scène d'amour lyrique où le corsaire, introduit dans le harem par la favorite, reproduit certains portés à l'identique. Malaise. En s'attaquant à ce ballet bric-à-brac, Kader Berlarbi a songé à la cohérence de la narration, mais non à sa tonalité. Du coup, le formidable travail effectué sur le livret a tendance à souligner l'inconstance des registres, comme cet épisode où une articulation proprement comiques ressurgit en plein drame (pour une fin tragico-épique).
Il ne manque pas grand-chose, pourtant, pour que cela fonctionne. Le personnage de la favorite, par exemple, est joliment travaillé (et interprété - par une danseuse dont je n'ai malheureusement pas le nom). Le peu de danse stricto sensu qui lui est dévolu montre la marge de manœuvre étroite qui lui reste, aidant la belle esclave à retrouver le corsaire pour mieux la discréditer auprès du sultan - stratège mais pas inhumaine. Le chapeau à corne rebiqué dont elle est affublée est absolument parfait : tout à la fois cocue, magicienne et bête à corne féroce dans sa charge. Les costumes, d'une manière générale, sont aussi sobres que bien pensés (V. m'apprendra à la sortie qu'Olivier Bériot est notamment le costumier de… Luc Besson !) et les décors de Sylvie Olivé sont raccords, tout dans l'épure et la suggestion. Le tout servi par une troupe qui danse d'une même énergie malgré (grâce à ?) des origines très diverses, Natalia de Froberville et Ramiro Gómez Samón en tête, aussi bons dans la danse narrative que dans le morceau de bravoure du pas de deux, conservé intact et justifiant probablement de ne pas renommer ce Corsaire piraté.
Espérons que la troupe revienne bientôt - et avec un orchestre : les épisodes épiques s'arrangent mal d'une bande enregistrée, franchement désagréable ici et là. Au prix des places vendues par le théâtre des Champs Élysées, c'est plus que limite.
À lire : l'interview de Kader Belarbi sur Danses avec la plume
* Kader Belarbi a pourtant réservé des gourmandises au balletomane, notamment une scène de rêve avec des odalisques-Willis.
** Pour le reste, l'exotisme est très bien dosé, avec une touche d'humour (petit déhanché sur pointes et sur plié) et quelques derviches comme caution spirituelle.
11:44 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, corsaire, ballet du capitole, kader belarbi
Soirée jeunes chorégraphes à Garnier
Sans les retours positifs que j'en ai eu (quoique, de manière fort amusante, jamais sur les mêmes pièces), j'aurais probablement manqué la soirée jeunes chorégraphes à l'Opéra de Paris. Autant le dire tout de suite, au risque d'attrister ceux qui n'ont pas attrapé une des quatre dates au vol : cela aurait été franchement dommage. Même si je n'ai pas tout également apprécié, c'était stimulant à voir.
Renaissance est un Millepied signé Sébastien Bertaud : la musique et la danse évoluent côte-à-côte dans une indifférence polie. Pas déplaisant, pas inoubliable. Là où cela devient intéressant, c'est que le titre est symptomatique : la période de renouveau à laquelle on aspire (re-naissance) se confond avec le passé (la Renaissance avec une majuscule). La sarco-sainte tradition dont se revendique la maison est bien là, mais on sent davantage son poids que son inspiration. Le passé devient ce point lumineux, tout au fond, dans le foyer de la danse, qui brille davantage à mesure qu'il s'éloigne et qu'on le regarde avec davantage de nostalgie. Devant, sur la scène actuelle, les danseurs tentent d'en capter les derniers reflets, mais ni leurs costumes à paillettes ni le disgracieux sol blanc ne suffisent à en renvoyer l'éclat. Ce serait mentir que de nier le plaisir d'un petit moonwalk entre deux pas classiques, mais cela ne suffit pas à réinventer le passé, tout juste à le faire vivoter. L'impression qui domine, du coup, mais peut-être est-elle intentionnelle (et ce sera là quelque chose à creuser), c'est la nostalgie d'un passé que l'on ne parvient pas à rattraper, sans parvenir non plus à s'en détacher. Impression d'une grandeur passée, et d'être passé à côté.
Ces réserves ne m'empêchent pas d'adresser un grand merci au chorégraphe : grâce à Sébastien Bertaud, je suis moi aussi devenue de la team Pablo Legasa. Merci pour ce solo, donc, qui m'a fait voir ce que je n'avais pu vu jusque là, et je me demande maintenant comment : le danseur a une souplesse que seules les danseuses, certaines danseuses, semblent avoir, des bras et des doigts en voile de soie, comme les fait oublier Myriam Ould-Braham, un bassin, un torse qui s'installent dans la musique comme dans un espace où il y aurait tout le temps du monde, à sculpter, à habiter tranquillement. Je me suis demandée en le voyant si ce n'était pas ça, l'effet d'engouement que pouvait procurer un Polunin (je ne l'ai jamais vu sur scène). J'attends de le revoir avec plus d'impatience que certaines récentes étoiles…
Les trois pièces suivantes rompent complètement avec le néoclassique brillant de la première : il est frappant de constater, en dépit de styles très divers, la noirceur qui les habite. On aurait tort de traduire trop hâtivement The Little Match Girl Passion par La Petite Fille aux allumettes : c'est une passion, comme il existe des passions du Christ (qui fera d'ailleurs une apparition, électrocuté sans chaise par une guirlande électrique). Simon Valastro n'a pas occulté cette dimension lorsqu'il a choisi la musique de David Lang ; il l'investit, et fait monter les chanteurs sur scène pour la faire entendre un peu plus. Leurs litanies extrêmement sobres, a cappella, m'accrochent immédiatement : c'est ça, c'est l'émotion blanche que j'aime tant dans le chant, les phrases sujet verbe complément qui prennent aux tripes dans leur dénuement. Je pense immédiatement à Solaris, à Einstein on the beach, à Borrowed Light, surtout, peut-être aussi à cause des longs costumes noirs. Les costumes, les décors… le manteau dont sort, sans qu'on comprenne comment, de la fumée ; la table qui sort et s'enfonce cercueil ; la neige qui tombe partout, jamais là où on l'attend ; les lampes-lucioles… Simon Valastro ne chorégraphie pas seulement, il scénographie avec une maîtrise ahurissante pour offrir un spectacle total comme peuvent en proposer, dans un tout autre style, Akhram Khan ou Russell Mallipant. Il n'y a plus à se demander ce qui relève de la danse, de la musique ou de la mise en scène : tout est là, et instantanément, nous sommes ailleurs.
On se serait fort bien passé du solo de Marie-Agnès Gillot qui n'apporte rien de plus qu'un nom sur la distribution, mais Eleonora Abbagnato est le cast parfait pour incarner la petite fille, éternelle enfant et vieille déjà d'emprunter le même chemin que sa grand-mère (je le dis depuis des mois qu'on dirait une petite fille, à mesure qu'elle vieillit ; elle trouve là un rôle qui lui va parfaitement et ne souffre pas la nostalgie des belles jeunes filles qu'elle a incarnées chez Roland Petit).
Le rideau tombe sur des couples en noir qui s'enlacent et dont deux, toujours les mêmes (l'acharnement du sort ne tolère pas la distraction), tombent à chaque fois sous les bras qui n'arrivent pas à temps. Je vois Palpatine très droit, le buste incliné vers l'avant et les avant-bras bien hauts, prêts à applaudir, et ça me fait plaisir de le voir encore plus à fond que moi, après une saison qui confinait au désabusement. (Pour être totalement émerveillée, il m'aurait fallu être au parterre, le nez au l'air, dans la posture de l'enfant qui regarde l'étoile en haut du sapin de Noël - de loin, en hauteur, place qui favorise le recul favorable à la critique, il y a toujours une nuance de look down upon…)
Curieusement, The Little Match Girl Passion, qui me semble la pièce la plus aboutie de la soirée, n'est pas celle qui emporte le plus d'adhésion… En lisant sur ResMusica la chronique de C. (camarade de conservatoire et de prépa), j'en ai compris la raison à cet énoncé surprenamment candide quand on connaît celle qui l'émet : la lecture des surtitres nuit à l'immersion dans la pièce. Cette soirée de jeunes chorégraphes, assez confidentielle, a attiré un public pour l'essentiel strictement balletomane, qui trouve globalement la pièce trop lyrique et théâtrale : pas assez de danse. Je parie qu'avec un public plus éclectique (à Chaillot, par exemple, ou en l'insérant dans une soirée mixte lyrique et chorégraphique à Garnier), la pièce aurait meilleur accueil encore.
Problème partiel d'adéquation au public, encore, avec Undoing World, de Bruno Bouché, qui aurait en défrisé certains. Franchement, il ne leur faut pas grand-chose : un petit stage au théâtre de la Ville leur ferait le plus grand bien. La pièce évoque le sort des migrants dans un bric-à-brac de trouvailles dont le seul tort est de ne pas vraiment avoir été travaillées de manière convergente. On a l'impression de voir les idées jaillir l'une après l'autre, puis être à leur tour abandonnées par un chorégraphe dilettante par enthousiasme, chaque nouvel engouement balayant le précédent. Ce sont au final des images assez disparates que je garde en mémoire :
des poursuites lumineuses qui balayent une foule affolée comme dans une cour de prison, avec des filets de pêche à la place des barbelés ;
des petits sauts accroupis à ras de terre comme dans un sacre (Pina, Béjart ?) ;
une descente des ombres avec des couvertures de survie dorées hyper lumineuses et bruyantes ;
une gigantesque ronde de part et d'autre d'une structure mi-transparente mi-réfléchissante, qui laisse voir le demi-cercle arrière des danseurs tout en surimprimant le reflet du demi-cercle avant qui semble aller en sens inverse (Agathe Poupeney dévoile une nouvelle corde de son arc en passant de la photographie à la scénographie).
Et puis le pas de deux d'Aurélien Houette et Marion Barbeau, partenariat auquel je n'aurais pas spontanément pensé, mais qui est évident sur scène, chacun de ces deux danseurs superlatifs réfléchissant la puissance de l'autre.
Nicolas Paul clôturait la soirée avec Sept mètres et demi au-dessus des montagnes, où des danseurs, inlassablement, remontent la scène (<3 Lucie Fenwick). Ils émergeant de la fosse pour disparaître dans les ténèbres de l'arrière-scène, sous un gigantesque panneau vidéo où ces mêmes danseurs se dissolvent peu à peu dans leur reflet, pied dans l'eau puis bustes de carte à jouer tandis que monte le niveau d'une eau complètement noire (comme dans Under the skin). Bill Viola n'a qu'à bien se tenir ! L'ensemble est très intelligent, presque trop : difficile pour le spectateur de s'abandonner. Tout reste non pas scolaire, comme je l'avais cru avec Répliques, mais intellectuel. L'émotion, si émotion il y a, c'est la tristesse de voir arriver la noyade des corps filmés sans réussir à s'immerger. Mais peut-être en irait-il tout autrement si la musique n'était pas enregistrée : la nostalgie qui émane des motets de Josquin Desprez prendrait certainement aux tripes avec un orchestre et des chanteurs live…
L'absence d'orchestre constitue le principal et pour tout dire l'unique regret de cette soirée. Les jeunes chorégraphes, malgré leur talent, sont manifestement priés de se s'estimer heureux : l'académie chorégraphique, qui les a accompagné dans leur cheminement créatif, est supprimée par la nouvelle direction. Quand on voit un tel résultat en si peu de temps, c'est bien dommage. C'était là une fort bonne idée de Benjamin Millepied - on devine d'ailleurs sa patte dans les scénographies élaborées de ses poulains : l'ex-directeur sait indéniablement bien s'entourer pour ses créations, et il n'est pas certain que, sans son exemple, les jeunes chorégraphes se soient autorisé de si belles collaborations et utilisations de la technique.
09:31 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : danse, ballet, garnier, onp, simon valastro
25 juin 2017
Tokyo, Kyoto, Osaka, face A
Paris
Le Japon n'était pas un fantasme de voyage. Pendant des années, cela a même plutôt été une répulsion polie : non merci.
Pourtant, l'une de mes meilleures amies à l'école primaire était japonaise : c'était un peu la mascotte de la classe, notre tamagochi IRL, super sympa, supra choupie. À son anniversaire, dans la grosse cité grisâtre du bout de l'avenue, on avait fait plein d'origamis dans de jolis papiers colorés. Je lui avais fait remplir un cahier entier de mots en japonais et j'adorais couver l'illusion que j'allais apprendre le japonais en regardant les hiragana danser. Je lui donnais toujours de nouveaux mots à traduire, mais ça s'est vite arrêté ; je n'avais pas compris que c'était sa mère qui écrivait. L'été, quand les cours s'arrêtaient, elle retournait au Japon et allait encore à l'école.
On a grandi. On a déménagé. J'ai perdu ma porte d'accès à la culture japonaise. Geisha et geekeries ne m'attiraient pas. Estampes boring. L'histoire, pas ma tasse de thé, alors avec des ères de datation spécifiques, pensez-vous. J'ai fait un bref crochet par les manga, quand la famille recomposée de ma cousine m'a fait découvrir Kyo et qu'on a passé l'été, quinze jours en fait, à dessiner. Il y a eu Global garden. Et un autre manga où les personnages se transformaient en animaux et l'héroïne était surnommée boulette de riz. J'ai rapidement arrêté quand je me suis aperçue que ça allait être aussi bref que Les Feux de l'amour. Mangas papier : les animés s’insupportaient. J'ai appris à les regarder, un peu, grâce à Palpatine qui m'a pris par les sentiments avec l'héroïne de Samouraï Champloo, qui ne pense qu'à manger. J'ai commencé à m'identifier. Mais conservé une préférence pour les séries à l'heure du dîner, ne serait-ce parce que je déteste devoir lire quand je suis en train de manger.
Et puis il y a eu le voyage pourquoi pas ? à Hong Kong ; j'ai découvert qu'il y avait plein de choses excitantes à découvrir.
Et puis j'ai commencé à développer un tropisme intellectuel pour l'Asie comme échappatoire à la pensée occidentale. Quelque chose de non-spécifique, non-érudit, essentiellement pour penser nos-mes limites, pour explorer les angles morts et peut-être trouver une autre manière de s'insérer dans le cours des choses. La philosophie qu'aborde Fançois Jullien dans ses ouvrages est essentiellement chinoise, mais depuis mon point petit point de vue occidentalo-centrée, tout ça est très loin, très similaire, et il m'a semblé en retrouver des échos dans L'Empire des signes de Roland Barthes. Le passage sur les baguettes m'a mise en transe : j'étais prête pour le Japon.
Air France a fait des promos de ouf sur les billets.
Palpatine en rêvait.
600 €. On a réservé l'aller-retour, casé au chausse-pied dans l'emploi du temps blindé de Palpatine.
Tokyo
Je n'ai pas aimé Tokyo. On n'y a pas fait l'amour. Le lit était minuscule, pourtant.
Les immeubles sont moins hauts, moins denses, moins modernes qu'à Hong Kong. Peu de buildings de verre et d'acier : de grands cubes de bétons, essentiellement, tagués de leur nom + bldg (que je lisais toujours boulevards).
L'impression d'extrême-urbanité ne vient pas de l'architecture mais de l'absence de tout plan d'urbanisme concerté :
des routes aériennes en pleine ville comme dans les films de science-fiction,
avec leurs échangeurs,
leurs ponts - parfois au-dessus de la rivière, qu'ils transforment en douve ;
des trous soudains pour un garage ou parking new-yorkais ;
des interstices plus fins que des coupe-gorge entre les immeubles, si fins qu'on se demande pourquoi donc ils les ont laissé ;
des immeubles
de toutes tailles, de toute tristesse,
y compris petites,
et des maisons en pagaille, toujours alignées sans fantaisie, proprettes à ne pouvoir reproduire la pagaille pittoresque de Hong Kong ;
et partout,
partout,
par-dessus,
au-dessus,
en-dessous,
en
tra
vers,
enroulés, pendants, tirés : des câbles, partout des câbles, jamais enterrés. Ce sont peut-être ces câbles, avec leurs lignes qui se croisent, se parallèlent, se superposent, s'emmêlent, qui résument le mieux la ville, son hyperconnectivité qui se lit dans une installation digne du tiers-monde : le futur du passé. Tokyo devait être à la pointe de la modernité il y a vingt ans ; aujourd'hui, elle a l'allure rétro-futuriste d'un film de science-fiction déjà un peu daté. Je doute que la ville se soit radicalement transformée depuis que mon grand-père l'a visitée pour raisons professionnelles : j'ai arpenté les cartes postales photographiques qu'il m'a montrées, vaguement bleuies dans leur pochette.
À l'école primaire, les étiquettes Modernité et Contemporain de la frise chronologique qui ornait le mur m'ont souvent plongée dans la perplexité. Pour la première fois, je comprends qu'on ait eu envie de donner le nom de modernité à une période de l'histoire dont on savait qu'elle allait passer comme les autres. Peut-être que la modernité appartient déjà au passé.
Je ne retiens jamais les ères, Meji, Showa… Tokyo, c'est l'ère inspecteur gadget. Celle d'avant l'informatique, ou plutôt de ses débuts, comme complément magique de la mécanique. Avant l'ordinateur : la machine. Avant le robot : l'automate. J'ai halluciné du nombre de boutons physiques sur lesquels on a appuyé : sur les distributeurs de boissons, présents partout, au milieu de la rue, d'un parking, à des prix de supermarché ; sur les automates de la billetterie, une personne, deux personnes, deux adultes et un enfant, un adulte et un enfant, trois adultes, tous les cas de figures listés à côté de l'écran ; ou sur les machines de commande des ramen. Un monsieur nous a regardé les photographier sans comprendre : renversement, nous voilà les Japonais des Japonais.
Les gens m'ont semblé tellement tristes, dans l'ensemble. À Kyoto, c'est plus contrasté, plus décontracté, mais à Tokyo les costards et les sempiternelles mêmes longues jupes sages écrasent les individualités en une masse sans couleur, sans gaité. Guerre plus de deux ou trois lolitas. Les design kawaï partout photographiés semblent moins l'émanation d'une fantaisie intrinsèque qu'une soupape de sécurité, une régression-bonbon pour faire aller. Tout comme les concerts publics de J-pop (nous en avons vu deux : un à Tokyo, un à Osaka) où des gamines faisant du play-back sur des estrades de kermesse sont shootées par un public masculin qui bande au téléobjectif. Les pachinko donnent la même impression de soupape de sécurité lorsque leurs portes coulissantes s'ouvrent sur un vacarme assourdissant moins ludique que violent, fussent les rangées de machines entièrement roses. Chacun dans son espace, sans dépasser. Les gens polis jusqu'à être froids comme des galets. Plus respectueux que généreux. Des corps qui se gênent, dont il faut masquer les bruits aux toilettes par des bruits plus sonores de chasse d'eau et retenir les microbes par des masques de chirurgien dans le métro. (Ces masques qui mangent les visages font naître un érotisme inattendu : on se surprend à essayer de deviner les traits, et on trouve finalement plus de beauté à la découvrir voilée.)
Un après-midi, j'ai laissé Palpatine à un rendez-vous pro avec l'homonyme exacte de mon amie d'enfance (j'ai ouvert des yeux ronds quand Palpatine, après coup, m'a dit son nom : âge similaire, enfance en France… mais la demoiselle n'a jamais confirmé ou infirmé la coïncidence quand on la lui a rapportée par e-mail). Direction Tokyo Hands, un magasin de 8 étages style BHV, rempli d'objets improbables. J'ai passé un temps fou au rayon cuisine et papeterie, entre les porte-clés sushis, toasters d'onigiri-oreilles de lapins et tampons kawaï. J'ai pris plein de photo ; j'ai tout tripoté ; j'avais envie de tout acheter et je suis devenue folle à essayer de choisir quelques bricoles à ramener, quoi pour qui, ces stickers ou ce carnet, pour X ou pour Y, l'excitation jusqu'au dégoût, la folie de l'abondance comme l'ont peut-être éprouvé les premières générations de la consommation de masse. Née avec, je l'ai redécouverte ailleurs. (De retour, je trouve que j'ai été trop raisonnable.)
C'est l'avantage de l'autre culture : il y a toujours quelque chose dont rire ou s'étonner, si bien qu'on peut ne pas s'imaginer vivre un seul instant dans une ville et s'amuser à la visiter. Quand même, au bout d'une semaine, après avoir poussé l'exploration jusqu'à tester la fonction bidet des toilettes, j'étais contente de changer de crèmerie. Le trajet en Shinkansen a un peu atténué mon regret de ne pas avoir prévu plus d'endroits (et moins de villes) pour le séjour : le mont Fiju, identifié à posteriori par l'absence d'autre montagne remarquable, était caché dans les nuages et le littoral s'est révélé laid, laid, laid, gris cube, très industrialisé. Il n'y a guère que les rizières qui étaient riantes - et à ce titre dûment photographiées par des petites hordes de photographes en trépied.
Kyoto
Arrivée à Kyoto, j'ai pu, soulagée, admettre que Tokyo était moche. (Souvent, préférer A à B n'est pas aimer A mais n'aimer pas B. Et souvent, comme on ne veut pas se l'avouer, on se trouve à renchérir sur A : Kyoto, ça oui, j'ai aimé.)
Kyoto, c'est un grand plateau entre deux volées de montagnes, des nuages de l'une à l'autre en guise de pigeon voyageurs, et une rivière le long de laquelle il fait bon se promener le dimanche soir, à notre arrivée, avec des grappes de filles qui se selfisent en kimono et des restaurants sur pilotis qui s'allument peu à peu. Nous ferons nos adieux à la ville un peu moins d'une semaine plus tard au même endroit, moins peuplé, mais toujours ce je-ne-sais-quoi d'horizon qui vous ferait presque un pincement au cœur, comme à San Francisco, le soir dans la baie. Un émotion géologique, comme si une baie, une rivière, des montagnes vous faisaient soudain sentir le passage du temps, celui que l'on n'est pas en mesure de mesurer par le cours de nos vies et qui dévale à flanc de montagne en un gigantesque cimetière, non mentionné par le guide, mais très impressionnant, à quelques pas du temple Kiyomizu-dera (on devrait toujours dévier, on a besoin de s'égarer). On monte et l'on surplombe soudain une foule de fantômes, sagement assis sur leurs stèles dans la lumière, si nombreux avant nous, avec nous.
Bien sûr, la ville comporte son lot de quartiers moches en cubes et béton, que nous avons eu tout loisir d'admirer sur les trois kilomètres entre le château et le pavillon d'or (j'ai un peu râlé contre Palpatine qui a râlé contre le réseau de transports en commun). Mais dans l'ensemble, dans ce que j'en ai constitué comme mémoire en tous cas, cela ressemble à Yanaka, le quartier de Tokyo que j'ai préféré, avec des maisons basses, prises dans les câbles et le pittoresque de bicoques qui crient le chez-soi.
Notre hôtel, idéalement situé, donnait sur un réseau de galeries couvertes, dont le Nishiki market, une portion où les boutiques empiètent sur la rue et deviennent marché, moins de fruits et légumes que divers aliments saumurés, grillés, embrocheté, et babioles touristiques au milieu du sésame noir et du thé vert. Sûrement cela joue-t-il aussi dans mon appréciation de la ville - à Tokyo, notre hôtel n'était pas loin d'un gigantesque échangeur au-dessus de l'eau.
Et il y a les temples, évidemment, dans la ville comme autant de bosquets dans un jardin japonais, bien taillés, circonscrits. D'immenses, qui prennent un pâté de maisons quand on sort de la gare. De tous petits que, sans leur toit, on méprendrait pour des maisons individuelles.
C'est parfois un bâtiment, parfois un ensemble de bâtiments, qui valent parfois surtout pour leur jardin et qui parfois aussi n'en ont pas.
Certains sont shintoïstes, d'autres bouddhistes. Du shintoïsme, je n'ai saisi que la chorégraphie : taper deux fois dans ses mains avant de s'incliner. Mais peut-être n'est-ce pas si superficiel pour ces rites sans religion. On honore les ancêtres. Pas mal de petits temples sont d'ailleurs adossés à des cimetières, plein de grands cartouches calligraphiés qui ressemblent à des skis et des godets qui servent tantôt de vase tantôt d'offrande (d'eau et de thé, mais manifestement les canettes de bières sont aussi appréciées).
Les temples principaux, d'intérêt touristiques, s'apparentent davantage à une mise en scène, celle de la grandeur, de ce qui n'est pas là et partant de ce qui y est : arbres, montagne, nature, prochain. J'aime beaucoup beaucoup le symbole de la porte, la porte en tant que seuil, qui ne débouche sur rien et qui est à elle-même son propre but : avancer et marquer cette avancée comme la croissance se marque d'un anneau sur le bambou. Plus encore que sous les innombrables torii d'Inari Fushimi-taisha (chouette promenade-grimpette dans la montagne), qui suggèrent que la voie n'est que cela, succession de seuils sans autre buts qu'eux-mêmes, c'est au Nanzen-ji que je l'ai ressenti : pas de tori mais un immense cadre avec d'immenses portes et un chambranle sur lequel nous touristes nous asseyons comme sur un banc pour voir ce qui apparaissait soudain d'être encadré : le jardin, la montagne, la brise agréable d'été.
Non-japonais, le jardin. Nous en avons visité quelques-uns par la suite et ce qui m'a frappé n'a pas tellement été l'aspect miniature ou la netteté des tailles et des tracés que l'atmosphère mortifère qui cela créait, même grouillant de touristes. Ce n'est plus là l'exercice de style que l'on peut voir dans les jardins botaniques, le jardin japonais à côté de la roseraie ou des jardins à la française. Au Japon, les jardins japonais, tenus comme des intérieurs, transpirent la discipline et la résignation. Résignation face à plus grand plus durable que soi. On ne cherche pas, ici, à se rendre comme maître et possesseurs de la nature : on s'est rendu, on a jeté l'éponge et on s'est recroquevillé dans son pré carré, son jardin miniature en attendant de se trouver dans sa boîte miniature - une tombe à ciel ouvert, joliment fleurie. L'impression était particulièrement forte à Tenryu-ji, où les jardins sont dessinés pour être intégrés au paysage. Je m'attendais à une virtuosité paysagiste à la Vaux-le-Vicomte ; j'ai trouvé, en cherchant, une découpe d'arbre suivant la ligne des montagnes forestières, derrière, et je me suis éprouvée en creux de la nature, non en son sein, tombée là comme dans un puits. J'ai trouvé tristes ces tailles contraintes, rabougries à force de ne pas vouloir être encombrantes et j'ai eu très envie de jardins à l'anglaise, d'herbes folles et de chemins qui ne soient pas tout tracés.
Certains temples-jardins ont un sens de visite : circulez, touristes, il n'y a rien à voir, chemin nord, chemin sud, A, B, vous avez tout regardé, voilà votre billet bien rentabilisé. On prend des photos depuis notre côté de la barrière de bambou et on suit la colonie de fourmi, dispensé de divaguer. Ce sont des jardins qui se font. On a fait le pavillon d'or, check ; et le pavillon d'argent sans la moindre trace d'argent, check, check. Aux jardins qui se visitent, je préfère les jardins où l'on se promène, à la lisière de la promenade en forêt, le chemin dessiné sans être barré. Honen a des airs de The Lost City of Z. Lorsqu'on arrive, le gardien du temple garde forestier mange son bento au pied des escaliers. On pénètre dans l'ombre comme dans un lieu sacré. Il l'est : simplement, la croyance-superstition s'évanouit dans la magie, le soleil filtré, la mousse autour des pierres, les racines-couleuvres qui rampent au pied des troncs.
Comme dans un lieu sacré : la comparaison dit assez ce que la plupart des temples ne donnent pas l'impression d'être. Le guide donne ainsi le temple de Kiyomizu-dera comme le temple qu'il faut faire, justement parce qu'il est contraire à l'idée que l'on s'en fait : mercantile, bruyant, grouillant de monde… Un spot à selfies pour les demoiselles locales qui ont sorti le kimono. Ce temple est moins, je crois, une exception qu'un exemplum : les marchands du temple ne sont pas d'abord destinés aux touristes, mais aux locaux, aux scolaires en sortie, aux Japonais de l'archipel et par extension seulement aux étrangers.
Quelque part, Hello Kitty en kimono n'est pas si différente des grigris consacrés et, en sens inverse, le juteux business des plaquettes votives suscite une certaine émotion à la lecture. Spontanément, à la lecture, je cherche l'originalité : le trait d'humour, d'esprit, dessiné (le détournement jusqu'à la publicité - pour un magasin d'optique ^^) ; mais c'est paradoxalement la banalité qui finit par m'émouvoir, la litanie maladroite des vœux de bonheur, de santé (et ce malgré les souhaits de procréation)… tant d'amour, d'amitié, de charité accumulé… Toute ce bon sentiment que d'ordinaire je méprise, que Palpatine continue de mépriser haut et fort, tout cela bruisse doucement comme les gréements dans un port, les dizaines de dizaines de plaques en bois faisant doucement entendre le son commun des mêmes peurs, des mêmes désirs, d'une même humanité disséminées dans toutes les langues autour d'un arbre qui en devient sacré. La superstition a disparu derrière la poésie, qui revient là où on ne l'attendait pas.
Lieu de culte, de superstition, de tourisme, de promenade… Le temple, c'est le signe par excellence. Vide par défaut, prêt à s'emplir de toutes les significations qu'on voudra bien lui prêter. Réduit à sa plus simple expression, à sa plus simple matérialité : un toit. Le signe qui fait nippon, que l'on attendait et dont on ne sait pas trop quoi faire (des photos, à défaut). (Photos de toit que finalement je ne sélectionne pas : c'est tellement ce que l'on attend que l'on n'y voit rien.)
Osaka
Un Tokyo à échelle plus humaine, annonçait le guide. Pas faux. On retrouve les mêmes immeubles moches, selon la même gamme chromatique : brun, blanc, cassé gris. Sauf que. Le château ne balafre pas la ville comme le fait le palais impérial en se proclamant zone interdite : il l'aère. On s'y promène comme en un Central Park. Et à la nuit tombée, le quartier de Dotombori fait presque plus d'effet que Shibuya, par exemple, parce que, plus petit, il est aussi plus concentré en enseignes lumineuses.
Je laisse incrusté au cœur de la ville mon plus beau souvenir du séjour, peut-être, qui n'a déjà plus grand rapport avec lui : nous sommes assis sur un banc face au château que nous n'avons pas envie de visiter ; il fait beau, très beau ; Palpatine somnole la tête sur mon épaule ; devant, un guerrier en plastique attend sur son tabouret et pousse à intervalles irréguliers des cris gutturaux correspondant au déclenchement de la photo ; les touristes rendent les costumes et repartent en lunettes de soleil - baskets, dont il ne se sont pas départis ; le rideau rouge est tout petit sous le château, le château tout petit sous le soleil ; un groupe d'Asie du Sud-Est déplie une grande banderole pour une photo-étape, se rassemble, se fige, sourit, se dissémine et disparaît ; j'ai quelques branches dans mon champ de vision, et toujours quelqu'un : je laisse tranquille le guerrier en plastique, je ne l'aurai pas en pleine action, ni cette jeune femme en kimono, ni nous deux, si peu photogéniques, sur le banc ; je range l'appareil photo, toujours manchote et heureuse de l'être : ma main fantôme caresse de la peau, du coton ; je suis contente d'être là et de ne bientôt plus y être ; je sais qu'une glace m'attend quand Palpatine se redressera. En attendant, je n'attends pas.
Paris
J'ai rarement été aussi contente de rentrer. Dans l'ivresse du manque de sommeil, je m'extasie jusque sur les frises de carrelage dans le métro. Les gens y font la gueule, mais ils font la gueule de manière vivante, loin de l'indifférence polie jusqu'à l'hostilité, qui transforme l'autre en corps étranger. Seule au milieu de tous, je suis heureuse. Seule et si bien entourée.
19:32 Publié dans Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voyage, tokyo, kyoto, osaka, japon, photo
Tokyo, Kyoto, Osaka, face B
Tu n'as rien vu à Hiroshima.
Marguerite Duras
Le voyage ne s'écrit pas ; je n'y arrive pas. Non pas parce que tout est lié (tout l'est toujours), mais parce que les souvenirs changent de tonalité au fur et à mesure que je me les remémore, selon le fil sur lequel, éventrés, ils s'empilent en un collier de perle sans cesse recommencé. J'ai commencé par un long billet qui devait tout récapituler (une synthèse non synthétique comme je les aime), mais je me suis aperçue que c'était surtout pour y enfouir-révéler ce qui me turlupinait et que le temps d'y arriver, tous les souvenirs étaient colorés-décolorés par l'appréhension, enfilés sur un fil noir quand je voudrais tout coudre, noir, gris ou blanc, sur un fil doré - tout écrire dans la lumière de la golden hour, parce que tout a été vécu et ne le sera plus de la même manière au même moment.
Il faut pourtant commencer par la lumière grise de l'aube. Le jour se levait à 4h du matin. À Tokyo, assommés par le décalage horaire, nous ne nous en sommes même pas aperçus. À Kyoto, nous étions recalés depuis plusieurs jours déjà, et je peux vous assurer qu'à 5h, il faisait jour dans la chambre, malgré le masque, malgré les rideaux occultant. J'ai laissé ma robe en T-shirt noire au pied du lit pour m'ensevelir le visage dessous, mais à 8h, grand soleil, je capitulais après un sommeil en pointillés. Il nous fallait encore trois heures pour lever le camp.
La plupart des temples fermaient à 17h, ce qui nous laissait six heures de visite : assez pour soupirer d'extase au moment de soulager nos pieds de notre poids, mais trop peu pour s'octroyer beaucoup de marge. J'ai beau me dire qu'on ne peut pas tout voir dans un voyage et que c'est l'expérience de l'instant qui compte, il y a toujours un moment où me reprend la frénésie de la check-list. Tel, tel et tel point à voir, on a tout loupé si on ne les as pas vus : je loupe tout de peur de les louper. Le but s'oublie prétexte à découverte, il vaut pour lui même, impératif catégorique du guide, gérondif touristique : ce temple est devant être visité. En arrivant au Pavillon d'or, soulagée que nous soyons arrivés avant la fermeture, je m'en désintéresse : c'est fait. Je me retrouve à parcourir la ville selon la même dynamique que le journal d'Annie Ernaux ou les lettres de Simone de Beauvoir lorsqu'elles attendent leur amant : toute joie absente, rien que tension dans l'attente. J'ai beau essayer de contrer la frénésie de la check-list, son rappel est insidieux, ancré dans une angoisse bien plus profonde, hyperbolique : celle de mourir sans avoir vécu.
À la fin d'une journée très agréable, alors que nous cherchions depuis un peu trop longtemps un restaurant introuvable malgré l'évidence de la puce bleue sur Google Street Map et que Palpatine ne s'activait pas aussi vite que la faim faisait monter le niveau de stress de mon corps, je lui ai hurlé que j'en avais marre de le traîner comme un boulet, que je ratais déjà ma vie alors que j'aimerais bien ne pas en plus rater mes vacances. C'est sorti sans y penser ; j'y ai pas mal pensé ensuite.
J'ai toujours fonctionné comme une cocotte-minute. Seulement, d'habitude, je retourne la colère contre moi et ce sont des larmes qui sortent, pas des cris. J'ai découvert il y a peu à quel point ce peut être libérateur d'expulser la colère plutôt que de la ravaler. Peu à peu, sans m'en rendre compte, je suis devenue passive-agressive, surprise que ce que je pensais une pique affectueuse, comme on s'en balance régulièrement, sonne davantage comme un reproche. Je me suis rendue compte de la violence accumulée en me remémorant le mouvement de recul de Palpatine dans l'ascenseur à Tokyo, alors que je m'exaspérais de ce qu'il retardait notre départ en ayant oublié je ne sais quoi dans la chambre (que j'aurais très bien pu moi aussi oublier) ; je me suis rendue compte à ce mouvement de recul que j'avais la main levée, prête à frapper. Rarement eu aussi honte de moi.
Je rate déjà ma vie, j'aimerais bien ne pas rater en plus mes vacances. J'ai conscience de l'exagération (du grotesque, aussi) au moment où je m'entends, tout en ayant le sentiment de toucher juste, de comprendre enfin que c'est cette peur, cette rancœur-là que j'ai transportée à l'autre bout du monde, et que le voyage m'exaspère comme un divertissement qui ne fonctionne plus.
J'en ai marre de te traîner comme un boulet. Trop tard. Les paroles ne s'effacent pas, et je sais que si Palpatine ne dit rien, se gardant bien d'envenimer les choses jusqu'à la dispute, il n'oublie rien non plus. Sans rancune, sans pardon. Je sais certaines paroles de ses amies, prononcées sans y penser ou sous le coup de l'énervement, qui ne sont pas passées. Je le sais, et le remord arrive à l'instant même où je crie, sans que je puisse nier la joie sourde de laisser sortir la frustration. Les doigts qui pianotent sur le téléphone plutôt que sur moi au réveil. Les mails à lire, à envoyer à toute heure de la journée. Le travail, qui prend tout le temps, toute la place. Tout l'esprit, surtout : les deux heures de boulot le soir à l'hôtel étaient prévues, et j'en ai à chaque fois profité pour twitter dans le détail notre journée ; mais ça déborde, ça continue de tourner, de s'insinuer, de nous éloigner. Je sais que la chaleur redevient plus supportable pour Palpatine à ce qu'il recommence à parler boulot ou business, et une conversation autre n'est jamais à l'abri d'un eurêka quant à une solution pour éradiquer un bug. Cette monomaniaquerie a quelque chose de comique, et on en rit parfois de bon cœur, mais le rire n'efface pas la fatigue et la lassitude qu'il aide à supporter. Impression de tourner en rond, dans nos conversations et dans nos êtres, de plus en plus juxtaposés. À sa frustration de ne pas trouver assez ou assez vite de répondant dans le business répond ma frustration de ne pas réussir à soulager la sienne, d'être un mauvais divertissement. Présence absentée, soutien défectueux, nous avons de moins en moins à nous apporter. Chacun se cristallise sur son obsession : faire que ça marche, faire que ça s'arrête. Le téléphone explosé contre le mur : avais-je pensé l'image plus tôt qu'elle serait devenue mon mille-pattes, comme chez Robbe-Grillet. Malgré quelques percées, la lumière s'est retirée au bout du tunnel et je doute parfois d'avoir la patience et l'endurance nécessaires pour l'atteindre tandis qu'elle semble reculer.
J'ai hurlé sur Palpatine et le lendemain, j'étais lessivée. Vidée de tout le négatif absorbé comme une éponge. Exprimée comme un citron. Assise devant une forêt de bambous, je me suis demandé ce que l'on faisait là. Qu'est-ce qu'on fait ici ? Pourquoi on voyage à l'autre bout du monde. Qu'est-ce qu'on espère y voir ? Quel intérêt à voir ? Puisqu'on ne peut pas se fuir. À partir de ce moment, j'ai eu envie de rentrer. De retrouver l'obscurité jusqu'à 6h du matin, des fruits et légumes dans mon assiette, mon calme et une identité plus flatteuse. De rentrer en moi.
Je ne cherche pas à tenir une comptabilité des torts et des bons points. Cela n'aurait aucun sens : il s'agit d'ajustement, de réussir à s'ajuster l'un à l'autre. Mais d'avoir écrit cela, d'avoir reconnu l'existence de la frustration au lieu de la refouler, fait ressortir tout ce que le voyage a pu avoir de lumineux. Cela jaillit soudain simplement. Les contrariétés tirent à elles la pellicule noire qui, couvrant le blanc, faisait grisaille ; elles se rassemblent en un yin qui ne laisse plus qu'un petit rond noir dans le yang, à travers lequel passe à nouveau la lumière. Je ne raconte pas le noir pour l'isoler du blanc et l'oublier, mais pour redonner au blanc tout son éclat. Et au noir. C'est l'un et l'autre. Quand on me demande si j'ai aimé le Japon, je réponds rapidement que je n'ai pas trop aimé le pays, mais que j'ai aimé le découvrir, rassurez-vous. Ce n'est pas tout à fait juste : l'un et l'autre, le Japon et le voyage, sont trop intimement liés pour pouvoir ainsi les séparer. Il faudrait dire : j'ai aimé ce voyage et je ne l'ai pas aimé. Ce faisant, je m'interdirais de fourrer tout ce que de ma vie je ne veux pas voir dans cette case-là du monde et de mes souvenirs, et de fermer hâtivement la porte du placard rempli d'affaires prêtes à dégringoler en m'écriant que non, je n'aime pas le Japon (mais le voyage j'ai aimé : le placard s'ouvre, tout dégringole).
Blanc et noir nippon, gris souris. L'un et l'autre, je peux maintenant vous raconter, sans laisser aucun des deux empiéter sur l'autre.
19:20 Publié dans La souris-verte orange, Souris des villes, souris des champs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : voyage, introspection