04 juillet 2015
Shirley, visions of reality
Pour ne pas être déçu, mieux vaut ne pas envisager Shirley comme un film mais comme une exposition – une exposition de tableaux entre cinéma et peinture, où Gustav Deutsch reprend les compositions d'Edward Hopper. Pour conserver les perspectives faussées et fascinantes du peintre, le réalisateur a fait construire des objets de taille et de forme improbables, qui perdent toute crédibilité passé un certain angle. Les œuvres originales commandant le cadrage, la mise en scène reste relativement statique et les tableaux s'animent lentement, comme des GIF planants : un rideau ondule, la lumière varie, on perçoit la rumeur de la ville.
Une voix off traverse l'espace comme les pensées vous traversent l'esprit lors d'une exposition – sauf qu'il s'agit de celles de Shirley, prénom sous lequel Gustav Deutsch a unifié divers personnages féminins de Hopper (qui provenaient eux-même d'une inspiration commune, la femme du peintre). Ce monologue intérieur ne s'apparente pas au stream of consciousness ininterrompu des héroïnes littéraires ; ce sont des bribes qui laissent imaginer, avec d'immenses ellipses, ce que pourrait être la vie de Shirley, traversée par un compagnon et des pièces de théâtre. Si l'on entend le nom d'Elia Kazan ou que l'on devine la Dépression en arrière-plan, le contexte politique et social reste cantonné à quelques nouvelles radiophoniques diffusées entre les tableaux, sur écran noir. L'agitation du monde, suggérée, s'amenuise aussitôt pour nous faire entrer dans le tableau suivant – habile manière de réintroduire le hors-champ, essentiel aux cadrages du peintre, sans pour autant abolir la distance. Les tableaux sont comme autant de parenthèses qui, inscrites dans le contexte d'une époque, valent pour elles-mêmes, pour le moment de suspension qu'elles incarnent. Fidèle à leur origine picturale, les tableaux cinématographiques restent des temps de pause – de pose quasi-photographique. Le tableau se développe, il infuse, et l'image se forme et se déforme au ralenti sans que l'on parvienne à fixer le moment où la peinture se trouve reproduite.
On promène le regard sur la toile sans jamais trop savoir si c'est davantage celle de l'écran de projection ou celle d'un tableau, la frontière s'amenuisant à l'extrême dans la scène du cinéma lorsque Shirley, croyant sentir la présence de son mari défunt, se retourne sur un siège vide où les coups de pinceaux sont visibles. On dirait le regard du spectateur qui, s'étant appesanti sur un trait de peinture, a perdu la vision et l'a ravalé à une forme qui n'est plus rien. Rien ne sert d'observer la surface pour elle-même, mais il est également inutile de chercher à voir derrière (l'envers du décor) ou à côté (hors-champ), inutile de sortir de la peinture et du cadre fixé par le peintre : c'est la forme qui fait sens.
Shirley est dans une chambre, un livre de Platon à la main, et des ombres d'oiseau glissent sur le mur derrière elle : cette évocation poétique du mythe de la caverne rappelle que le cinéma est lui aussi affaire de projection – une illusion qui n'est pourtant pas à rejeter car, même dévoilée, elle continue d'opérer. C'est là sa force : on ne peut pas s'abstraire de l'illusion, on ne peut qu'y consentir, accepter d'avoir des visions de réalité et que l'illusion, se donnant comme réalité, lui donne sens. Le personnage de Shirley, comédienne, secrétaire, ouvreuse de théâtre, redouble l'illusion : les multiples vies qu'elle endosse sont-elles des rôles, une immersion pour préparer des rôles ou des boulots alimentaires ? Ou tout ça à la fois, comme dans le hall d'hôtel où surgit un fantôme de King Kong alors que Shirley répète un texte : rôle de comédienne dans la pièce ? matérialisation de l'imaginaire ?
On a des visions, on entend des voix. Quasiment pas de dialogues, contrairement à ce que le métier de Shirley pourrait laisser supposer. Une voix, surtout, seule en scène, qui nous laisse surprendre des bribes d'un monologue intérieur qui se dérobe. Ces bribes laissent imaginer, avec d'immenses ellipses, ce que pourrait être la vie de Shirley, et ces ellipses rendent justice aux peintures, si promptes à entraîner l'imagination : elles sont les entractes dont on aime imaginer les actes. Le film n'est pas un de ces scénarios, plutôt une évocation poétique de la puissance narrative contenue chez Hopper. Il ne raconte, ne dépeint pas d'histoire à partir des personnages ou des décors, mais célèbre cette peinture de l'entr'acte.
On ne se demande pas ce qui va se passer, mais comment le temps va passer (et rien ne va survenir). Ici, la profondeur, c'est le temps, matérialisé par des mouvements infimes. Un objet, une lumière, un grain de peau suffisent à donner du relief. Stephanie Cumming, a comédienne qui incarne Shirley, a une une présence incroyable, présence au monde sensuelle et sensible, à fleur de peau... Autant dire que je n'ai pas été outre mesure surprise en apprenant qu'elle est aussi danseuse. Elle parvient à faire passer des rares instants de ressentis : la distance d'avec l'homme qu'elle enlace, dans son fauteuil ; la tension érotique qui s'installe dans la distance lorsque, pour la première et la dernière fois, elle pose pour son mari photographe : l'œil familier, en l'objectivant, devient soudain étranger – elle est saisie à distance, comme une proie amoureuse ; et d'une manière générale, le flottement dans lequel se font les retours sur la manière dont on vit sa vie...
Un cinéma de tropisme en quelque sorte, tout en suspension. Même le suspens est en suspens et le drame du film, pour beaucoup de spectateurs, c'est qu'il n'y en ait aucun. Je me suis ennuyée, moi aussi, mais le film s'apprécie avec son ennui. Quelque part, c'est parce qu'il y a de l'ennui que Shirley est réussi, que la peinture de Hopper est intimement comprise comme peinture de l'entr'acte, de l'entre-deux sur lequel on ne s'arrête jamais ou presque – à tort ou à raison, à vous de voir.
Mit Melendili et Palpatine (en septembre, donc, voilà, voilà)
À lire : l'interview du réalisateur, en VO sur le beau site du film ou en traduction
l'essai d'Alain Cueff, Edward Hopper, entractes
13:18 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, peinture, hopper
01 mai 2015
Caresses de couleurs
Pour parler des toiles de Bonnard, j'ai commencé à écrire toiles de bonheur. Ce lapsus éclaire un peu le titre mystérieux choisi par le musée d'Orsay pour l'exposition Peindre l'Arcadie – un peu mystérieux dans la mesure où ce lieu de l'âge d'or, le peintre ne le peuple pas de créatures mythologiques, mais de ses proches, à commencer par sa femme Marthe, qu'il a souvent prise pour modèle. C'est sûrement à cause de ce goût prononcé pour l'intime que je m'étais arrêtée devant ses toiles lors de précédentes visites à Orsay et que j'avais retenu son nom, sans en trouver d'autres échos parmi mes pérégrinations artistiques (certes assez spartiates).
Des neuf salles aménagées par l'exposition, celle qui a été intitulée « Et in Aracadia ego » et manifestement pensée comme une apothéose censée justifier le titre de l'exposition est celle qui me plaît le moins ; pour parler franc, ces grands tableaux conçus comme panneaux décoratifs me paraissent même plutôt laids. Il faut se rendre à l'évidence : Bonnard est un dessinateur assez moyen. Ce qui fait de lui un peintre fascinant, c'est son sens de la mise en scène et surtout, surtout, son incroyable sens des couleurs. La salle intitulée Histoire d'eau (haha), centrée autour de la toilette féminine, révèle un coloriste hors pair. L'influence de Gauguin, qui n'était pas franchement manifeste dans la première salle, où le texte la mentionnait, devient évidente devant Harmonie jaune et le dos d'or de cette femme, où les vertèbres jettent des ombres violettes et la hanche flamboie, soulignée d'un trait orange vif – un corps-coucher de soleil absolument splendide. Évidemment, aucune reproduction ne rend justice aux couleurs : il faut aller voir les tableaux sur place, voir à quel point ils sont chatoyants et ressentir la caresse des couleurs comme une caresse du soleil sur la joue.
Ne jugez pas un livre à sa couverture, ni un tableau à sa reproduction. Celles qui suivent, vaguement reprises dans l'ordre de l'exposition, sont uniquement là pour vous donner envie d'y aller, et conserver une trace des surprises et des âneries qu'ils nous ont inspirées, à Melendili et moi.
Un « Nabi très japonard », salle 1
Surtout parce que ça rime avec Bonnard. Le format du quadriptyque exposé dans la première salle m'évoque moins l'estampe que Mucha. Je fais par à Melendili de ma préférence pour l'automne (l'orange, le manteau porté avec un charme klimtien...) avant de me rendre compte que les quatre femmes représentées ne personnifient absolument pas les quatre saisons (même si le chemisier à pois rouge fonctionne bien comme l'été et que les deux panneaux plus verts et plus pâles pourraient être interprétés comme l'hiver et le printemps).
Bonnard a un problème avec les carreaux : non seulement il en met partout, sur les chemisiers comme sur les nappes, mais il aligne les traits comme si jamais l'étoffe ne bougeait. Le peintre, remplissant son tableau d'un motif qui n'appartient plus à son sujet, détrône le couturier et procède à des raccords qui feraient pâlir d'envie Palpatine.
Bonnard est également obnubilé par les boules de poil : nul doute que cet homme à chats serait aujourd'hui un adepte des LOL cats.
Faire jaillir l'imprévu, salle 2
La référence du texte introductif à Alfred Jarry nous arrache une grimace (Ubu roi est un peu à la littérature ce que le bleu Klein est à la peinture : une brillante arnaque), mais ni Melendili ni moi ne la voyons nulle part justifiée, et je prends un véritable plaisir à laisser les formes de la Femme assoupie sur un lit ou L'Indolente infuser devant moi.
J'aime ce corps qui, confondu avec les ombres et le pied du lit semble prendre racine, et m'amuse du détail du pied-serre qui se gratte la cuisse. Melendili repère le chat qui se cache dans la chevelure de la femme, et la critique nous informe de la présence humaine qui se cache dans la couverture repoussée au pied du lit : ce tableau n'aurait pas dépareillé dans l'exposition Une image peut en cacher une autre, présentée il y a six ans au Grand Palais.
Reste une interrogation sur la vapeur qui prend la cheville et va de la couette jusqu'au sexe : nuée mythologique ? Réminiscence des tissus au drapé aussi savant que pudique ?
Les volutes reviennent dans un autre tableau, comme fumée cette fois-ci. Je mets un temps infini à voir la main qui tient la pipe et ajoute un troisième personnage, invisible, à la scène. Il faut laisser à la fumée le temps de se dissiper et laisser le tableau prendre forme, jusqu'à ce qu'il craquèle nos certitudes et qu'on ne puisse trancher : ces traits sont trop régulièrement reliés pour être pure fumée, mais comment diable le motif du papier peint pourrait-il déborder sur le cadre du tableau en arrière-plan ? Le cerveau qui fume et le sourire qui se relève en coin, je conclue au réseau de neurones.
Faire jaillir l'imprévu, c'est aussi nous servir un tableau de danse ! Le corps de ballet y est vu en surplomb et les ombres qui tremblotent sous le corps de danseuses assurent le mouvement bien plus que les danseuses elles-mêmes. Curieusement, cela me fait moins penser à Degas qu'à une photo de Giselle prise par Anne Deniau (je crois), où l'on voyait toutes les marques laissées par les pointes sur le sol.
Intérieurs, salle 3
La lumière et les ombres surtout me font curieusement penser aux Mangeurs de pomme de terre de Van Gogh. La suspension méduse, qui fait presque une coiffe folklorique à l'adulte du fond, nous prend dans ses tentacules et l'on risque de rester prisonnier du dédoublement qui donne en miroir deux enfants comme si l'un était le reflet de l'autre – ou son frère ?
Histoire d'eau, salle 4
Devant ce corps qui apparaît dans la chambranle d'une porte se mire/s'admire comme devant un miroir, on ne sait plus très bien où l'on se situe, ni lui ni nous – la nudité nous aurait-elle déstabilisés ?
Le Nu dans le bain est l'Harmonie jaune de Melendili, qui voit dans le dallage bleu une peau de sirène, tandis que les reflets jaunes me font penser à la pluie d'or fécondant Danae. À nous deux, je ne vous raconte pas ce que deviennent les tableaux !
Clic-clac Kodak, salle 5
Les photos confirment que Bonnard ne sait pas peindre les fesses : Marthe ne les a pas du tout plates.
Elles révèlent également que le peintre en est pourvu d'une belle paire.
@Melendili J'y ai pensé en voyant les miennes dans le miroir ce matin, puis j'ai oublié. #HistoiresDeFesses
— la souris (@grignotages) April 24, 2015
* J'y ai pensé, évidemment
Portraits choisis, salle 6
Non, vraiment, je préfère les photographies de Bonnard à ses autoportraits.
Le jardin sauvage : Bonnard en Normandie, salle 7
Un peu trop de verdure à mon goût mais, au milieu, un tableau incroyablement lumineux. La Salle à manger à la campagne réussit à inverser intérieur et extérieur, illuminant la pièce d'une chaleur et d'une lumière qui devraient en toute logique émaner du soleil et assombrir par contraste ladite pièce.
Ultra-violet, salle 8
Biberonnée à l'impressionnisme, la Côte d'Azur en peinture me donne une impression de déjà-vu. Sauf pour L'Atelier au mimosa où la couleur fait vibrer les formes comme le vent les feuilles des arbres (et puis, ce n'est pas un paysage sans médiation, c'est une nature qui se donne à voir, cadrée-quadrillée par les carreaux de l'immense fenêtre).
Et in Arcadia ego, salle 9
Sed non longe, parce que cette salle, c'est un peu le gâteau sur la cerise. Le bonheur se communique mieux dans l'intimité que la grandiloquence.
12:48 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musée, orsay, exposition, peinture, bonnard
18 janvier 2015
National Gallery
Il est des documentaristes qui savent poser les bonnes questions. Il en est d'autres qui savent écouter. Si les murs de la National Gallery ont des oreilles, ce sont sans conteste celles de Frederickk Wiseman. Silencieux, il écoute et regarde. Cette scène de restauration, par exemple, où l'on s'épouvante de la couleur criarde que la restauratrice étale sur le tableau (ne se rend-t-elle pas compte que ce n'est pas du tout la bonne teinte ?), avant de comprendre qu'elle ne fait qu'ôter la pellicule jaunie d'un vernis qui masquait, après l'avoir protégée, la couleur d'origine.
Tout le film de Frederick Wiseman est sur ce modèle : il nous laisse découvrir ; nous laisse le temps de nous étonner avant de nous donner à comprendre. Jamais le sens ne nous est imposé, alors même que l'essentiel des trois heures est constitué de discours sur l'art : la parole est donnée à quelques conservateurs (qui ne font pas leur exposé pour la caméra mais d'autres personnes présentes avec eux, qui les comprennent souvent à demi-mot) mais surtout recueillie auprès des conférenciers (écouter, toujours écouter – un comble pour un film sur la peinture ?). Le plus curieux, c'est que l'on n'a pas du tout l'impression d'assister à une visite guidée filmée ; le documentaire n'est en rien l'équivalent cinématographique de l'audioguide. D'une part, parce qu'on nous mène dans les « coulisses » du musée, dans des zones où ne circule pas habituellement le public (atelier de restauration, atelier de dessin, installation des œuvres pour une exposition temporaire, réunion pour parler budget à équilibrer et potentielle participation à un événement de charité – quelle image ? Pour quel public ? Avec quelles retombées ?) ; et d'autre part, surtout, parce que le discours sur l'art devient le sujet même du film, une manière méta de s'interroger sur le sens que peuvent revêtir les œuvres d'art à nos yeux.
Personne n'a, à ma connaissance, relevé que le documentaire ne montre presque aucune œuvre de la section impressionniste. Cela n'a pas grand-chose d'étonnant si l'on considère qu'à force de discrétion (une discrétion remarquable), Frederick Wiseman nous amène à croire que sa présence n'altère ni les comportements ni la teneur des propos enregistrés (plus de biais cognitif, un rêve de scientifique – une illusion, en réalité, dont l'effet persiste bien après qu'on l'ait découverte). L'omission d'une aile qui fait beaucoup pour attirer les touristes est pourtant fort intéressante. Surtout quand on sait que le mouvement impressionniste, facilement déclinable en produits dérivés, a tout pour intéresser une boutiques de musée et que celle-ci n'est pas filmée, alors même qu'elle fait partie intégrante de l'institution. Frederick Wiseman n'est certes pas Martin Parr, mais tout de même... Quelque chose me pousse à croire que ce n'est pas un hasard, ni même une simple question de goût, si cette période, pourtant évidente pour les visiteurs, est laissée de côté : plus que l'affluence dans les salles, c'est cette évidence même qui pose problème. On a tellement été (j'ai tellement été ?) exposé aux impressionnistes qu'ils ne nous impressionnent plus. Ils ne nous interrogent pas. Ou plus. On n'a pas, devant leurs tableaux, les même expressions que celles que filme Frederick Wiseman dans les salles des anciens maîtres. Cet air un peu... bête ?
Perplexe, surtout : comment appréhender ces œuvres ? On prend la mesure de la difficulté avec la séance pour aveugles qui suivent, feuilles en relief à l'appui, la description par la conférencière d'un tableau que Frederick Wiseman se garde bien de nous montrer. Couleurs, formes, structure du tableau... malgré la précision des indications, il est extrêmement difficile de se faire une idée du tableau. Lorsqu'il nous est finalement dévoilé, on ne peut que constater l'écart avec l'image que l'on a mentalement reconstituée : d'un Pissarro, on a fait un Picasso. L'anecdote dit la difficulté à percevoir la structure, les dynamiques d'un tableau, tout ce qui, très concrètement, dirige l'interprétation, le sens, de l'œuvre. Et cela n'est pas qu'une question de handicap : même sans être mal-voyant, il faut se faire voyant. À la vue du tableau, on ne sait pas non plus très bien comment on s'y prendrait pour le décrire à quelqu'un qui ne le voit pas, car on ne le comprend pas immédiatement, dans son ensemble – pas avant d'avoir cerné l'effet qu'il produit sur nous et analysé les raisons pour lesquelles il produit cet effet. C'est à cela que doit aider le conférencier.
Parmi tous les extraits de visite, on s'aperçoit vite que certains conférenciers sont plus à même de nous intéresser que d'autres. L'artiste contemporaine qui raconte à une classe de collégiens qu'elle vient régulièrement au musée et que tous ces tableaux anciens sont encore une source d'inspiration pour la création d'aujourd'hui n'est pas très convaincante (malgré son enthousiasme), car pas un instant elle ne dit comment ni en quoi ces tableaux peuvent être source d'inspiration. L'érudition se révèle souvent bien plus passionnante : non pas parce qu'elle viendrait, par son savoir, combler une certaine ignorance, mais au contraire parce qu'elle met en branle le questionnement. Plus sont précis les détails sur les conditions de production, d'accrochage et de réception de l'œuvre, plus celle-ci devient mystérieuse.
Commence alors une enquête du sens où le plaisir est similaire à celui que l'on prend à la lecture de Daniel Arasse. Tel conservateur donne l'impression d'ouvrir une porte dérobée lorsqu'il explique que le Samson et Dalila de Rubens, destiné à être accroché au-dessus de la cheminée de son commanditaire, a été peint en fonction de cet emplacement : le peintre a pris en compte la source de lumière qui viendrait de la gauche et a esquissé plus que dessiné la partie de droite, pour épouser l'ombre dans laquelle elle resterait. À partir de cet exemple, on comprend mieux les questionnements sur l'accrochage et l'enjeu de la mise en contexte via les cartels : lorsque techniciens et conservateurs jonglent avec les conditions d'éclairage et de sécurité (trop directe, la lumière risque d'endommager la toile ; indirecte, elle créé des reflets sur les vitres), agitant les mains et les appareils de mesure autour d'un triptyque, c'est pour trouver un compromis entre impératifs de conservation et conditions favorables à l'appréciation de l'œuvre. Encore que l'on puisse diverger sur ce qui importe : recréer des conditions d'expositions similaire à l'église dans laquelle l'œuvre était initialement exposée ou profiter du déplacement du lieu de culte au lieu de culture pour donner à voir l'œuvre de plus près ? Les choix qui découlent de ces interrogations indiquent d'eux-mêmes un sens, une piste de lecture.
Si le mystère persiste, ce n'est plus à cause de l'opacité d'une œuvre qui ne nous parles pas (le conférencier parle pour elle) mais grâce aux (trop) nombreuses interprétations possibles. Pendant que l'on se hasarde à émettre des hypothèses, des interprétations, la polysémie de l'œuvre nous a fait entrer dans son intimité. C'est exactement cette relation de familiarité qu'un conférencier essaye d'établir entre son groupe d'enfant et L'Assassinat de Saint-Pierre martyr (Giovanni Bellini, 1507 - voir ci-dessus). Il les interroge non pas sur qui était Saint Pierre ou ce qu'il a fait, mais très prosaïquement sur les bûcherons juste derrière, en plein travail : pourquoi avoir mis ces bûcherons là, alors qu'ils n'ont rien à voir avec le sujet du tableau ? La question n'appelle pas une réponse unique et les suggestions, timidement avancées, sont toutes fort bonnes, nourries par les informations supplémentaires que le conférencier livre au fur et à mesure. Émerge l'idée que l'horreur est renforcée par le prosaïsme de la scène : occupés à leur travail quotidien, les bûcherons ne prêtent pas attention au meurtre et, par leurs haches, redoublent l'action (Saint-Pierre abattu comme on le ferait d'un arbre). Frederick Wiseman passe alors à une autre séquence, mais c'est gagné : initié à la logique du tableau, on a envie d'en apprendre davantage.
Lorsqu'érudition va de paire avec interprétation, l'admiration que l'on éprouve devant un tableau n'a plus rien à voir avec l'admiration muette qu'impose l'argument d'autorité « parce que c'est un maître ». Plus le discours est érudit, moins on se sent bête. En ce sens, on comprend la position élitiste du conservateur qui refuse de vulgariser pour démocratiser ; quelque part, ne pas mener les visiteurs à la compréhension serait les prendre pour des idiots sous couvert de les prendre en compte. Il est vrai aussi que la démarche n'est pas aisée, que cela prend du temps et que faire entrer le visiteur sous un prétexte ou un autre lui donne au moins une chance de l'amorcer. Tant pis pour le visiteur pressé, la National Gallery en veut d'autres, pourrait-on dire en paraphrasant Gide.
Aucune arrogance, pourtant, dans cette position. Le véritable savoir rend humble, parce que l'on se rend compte que tout ce que l'on sait, c'est que l'on ne sait rien. Qu'est-ce qu'un maître sinon celui qui, sachant cela, rend la parole ? Qui, après nous avoir coupé le souffle, nous rend la parole par les interrogations qu'il suscite ? Le meilleur discours sur l'art, au final, c'est celui qui nous enjoint à dialoguer avec lui. Et Frederick Wiseman de répondre à l'art par l'art, avec, dans les dernières séquences, la danse et la musique qui s'invitent au musée.
Mit Palpatine
Pour retrouver les tableaux dont il est question, vous pouvez jeter un œil au compte-rendu hyper détaillé de ce club ciné.
16:30 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, national gallery, exposition, musée, peinture
19 décembre 2014
Quelques pounds d'art dans un monde de brutes
The true mystery of the world is the visible, not the invisible.
Oscar Wilde
De Turner, je n'ai jamais vu que le mouvement, dans les peintures à l'huile, et la transparence, dans les aquarelles. Jamais je n'avais trop fait attention à la brutalité du coup de pinceau – l'absence de contours signifiait pour moi légèreté. Forcément, la surprise a été vive de découvrir le peintre incarné par Queudver. La bestiole, flanquée de rouflaquettes et d'un sacré tour de taille, plisse les yeux comme une taupe et grogne comme un ours. Il grogne tout le temps : pour remercier la servante qui attend d'être troussée, pour accueillir son vieux père qui lui prépare ses toiles, pour ne pas émettre son plus désagréable envers la caquetante mère d'une progéniture qu'il se refuse à reconnaître, pour accueillir un compliment, artistique ou badin, ou encore pour éloigner l'amateur d'art qui croit l'honorer de sa pédanterie. Analyse de la composition ? Il devient tout à coup urgent de se débarrasser des mouches mortes. Doctrine esthétique ? Disputons plutôt goûts culinaires.
Mr. Turner peint comme il respire : sans se poser de question, dans un perpétuel effort pour s'éclaircir les bronches. Si ses voies respiratoires restent encombrées, celle de son œuvre se dégage franchement de l'académisme, éloignant peu à peu l'artiste de ses pairs. Tandis que ceux-ci, surpris par une modernité radicale dont on s'étonne qu'elles ne les ait pas dérangés dès le début, la mettent sur le compte d'une vision déclinante, le spectateur d'aujourd'hui est surpris, en sens inverse, par le continuum de l'histoire de l'art à la faveur duquel les tableaux de Turner sont désignés comme des marines et exposés en même temps que ceux de Constable1. Pourtant parfaitement chronologique, ce cheminement, qui part du présent de l'artiste pour se rapprocher de la postérité qu'on lui connaît, nous prend à rebrousse-poil. Parce que nous avons appris à la voir (ou parce qu'elle nous a appris à voir comme elle), nous percevons la modernité avant la tradition face à laquelle elle se pose à la fois en continuité et rupture – de la même manière qu'éduqués à la sensibilité de l'œuvre, nous percevons sa finesse avant la brutalité avec laquelle nous la recevons pourtant (d'où la tentation d'imaginer une carcasse vide pour incarner l'artiste et la difficulté à le reconnaître dans l'ours qu'on nous présente).
Mr. Turner repose ainsi essentiellement sur la performance de Timothy Spall, qui donne corps à une vision, avec bien plus de poids que les quelques ciels reconstitués en technicolor. Moins inspirés que copiés des tableaux, ils font apprécier que le film soit pour l'essentiel composé de scènes d'intérieurs : les pièces et les personnages qui s'y meuvent reçoivent la lumière de l'extérieur comme les toiles la peinture, et tout le film se trouve infusé de cette lumière, que l'on dirait émise par les tableaux eux-mêmes. Quand presque toutes les peintures du maître sont des paysages, ce parti-pris de rester en intérieur se révèle une manière intelligente d'investir l'extériorité de l'œuvre, sans chercher à la paraphraser ni à l'expliquer, en en soulignant seulement la force et la luminosité. Le film se termine ainsi, à la mort du peintre, par une double image : la femme avec laquelle le peintre a vécu la fin de sa vie et qui le savait a man of fine vision sourit doucement au soleil en essuyant ses carreaux, tandis que la servante erre, abattue, dans un atelier abandonné où n'entre plus aucune lumière. L'art : la lumière.
1 Turner le nargue d'ailleurs joyeusement : alors que Constable n'en finit pas d'apposer d'invisibles retouches à son tableau, Turner écrase un pinceau rouge sur sa propre toile, s'en va, puis revient quelques minutes plus tard transformer la grosse tache en bouée – olé.
23:05 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, peinture, turner